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Bien que j’aie critiqué la notion mercantiliste selon laquelle la
Grande-Bretagne puisse avoir une « pénurie d'argent » alors que la
France est en surplus, et bien que le métal circule librement entre les deux
pays, laissez-moi m'arrêter un instant pour dire qu'il y a véritablement eu
une pénurie d'argent en Grande-Bretagne avant 1700 -- et une autre plus tard,
mais pour d'autres raisons.
14
février 2016 : L'équilibre des paiements
17
janvier 2016 : David Hume, « On the Balance of Trade », 1742
Imaginons d'abord que l'argent (ou l'or, mais les Britanniques lui ont
préféré l'argent jusqu'en 1700), puisse circuler librement entre
l'Angleterre, la France et les autres pays européens. Imaginons également que
n'importe qui puisse apporter des pièces d'argent étrangères ou des barres
d'argent auprès de l'atelier monétaire pour en faire de nouvelles pièces, et
ce à moindre coût.
Il semblerait à premier abord qu'il ne puisse pas y avoir de pénurie d'argent
en Grande-Bretagne, à moins qu'il y ait aussi une pénurie au travers du
continent et du monde, ce qui bien sûr n'a jamais été le cas.
Mais le monnayage a en réalité posé beaucoup de problèmes, avec lesquels nous
ne sommes pas familiers aujourd'hui, et qui à l'époque n'étaient pas non plus
très bien compris.
Deux millénaires avant l'invention du monnayage au VIIIe siècle avant JC, les
peuples de Mésopotamie et de l'est de la Méditerranée utilisaient l'or et
l'argent comme monnaies, sous toutes leurs formes. Ce qui présentait certains
avantages : une « dévaluation » était impossible, et jamais aucune
ne s'est présentée. Un gramme (ou « mina ») d'argent avait la même
valeur partout. Le problème était toutefois qu'il fallait peser et peut-être
même tester l'argent lors de chaque transaction, et que le poids du métal
devait être précis.
L'avantage du monnayage a été la standardisation : l'argent n’avait plus
à être pesé lors de chaque transaction. Il ne suffisait plus que de compter
les unités standardisées.
En revanche, le monnayage a introduit un autre problème : la relation
entre la valeur nominale et le contenu métallique. La standardisation
nécessitait que toutes les pièces aient la même valeur nominale. Mais en
réalité, chaque pièce était unique. Bien souvent, la différence entre la
valeur nominale et le contenu métallique était assez faible pour n'avoir
aucune importance. Mais il arrivait parfois que cet écart soit trop important
pour être ignoré.
Les pièces finissaient aussi par s'user. Il arrivait également qu'elles
soient coupées, ou que le gouvernement décide intentionnellement de dévaluer
la monnaie en frappant de nouvelles pièces à la valeur nominale identique
mais au contenu métallique moins important. Une différence de poids d'1%
n'avait peut-être pas d'importance. Mais qu'en était-il de 10% ? Ou de
20% ?
Disons que les pièces d'argent contiennent 10 grammes d'argent. Les pièces
frappées par l'atelier monétaire pesaient alors 10 grammes. Vous pouviez
apporter 10 grammes d'argent à l'atelier monétaire et obtenir une pièce.
En revanche, au fil du temps, les pièces finissaient par s’user pour peser seulement
8 grammes.
Les gens avaient alors le choix. Ils pouvaient décider de traiter une pièce
de 8 grammes comme représentant 80% d'une pièce standard, auquel cas toutes
les pièces n’auraient pas été traitées de la même manière, et auraient perdu leur
standardisation. Nous en serions alors retournés à l'usage de balances pour
chaque transaction, et au traitement des pièces de monnaie en tant que métal
brut.
Les gens pouvaient aussi décider d'accepter cette pièce, notamment si ce
genre de pièces était assez commun, ce qui en aurait fait la norme et aurait
relégué les pièces de 10 grammes au rang de rareté. Plus particulièrement si
le gouvernement les acceptait comme paiement d'impôts. Auquel cas une pièce
de 8 grammes aurait été traitée à la manière d'une pièce de 10 grammes.
Il n'est pas compliqué de comprendre que si quelqu'un obtenait une pièce de
10 grammes d'argent dans le cadre d'un échange, il la conservait et ne dépensait
que ses pièces de 8 grammes. La valeur effective de la monnaie est ainsi passée
de 10 à 8 grammes. Toutes les pièces de 10 et 9 grammes ont fini par sortir
de la circulation. Voici ce que nous dit la Loi de Gresham :
Article de Wikipédia sur la Loi de Gresham
Les gens se sont très vite rendu compte que les étrangers traitaient les
pièces de 10 grammes comme ayant une valeur 25% supérieure à celle des pièces
de 8 grammes. Tout ce qui les intéressait, c’était le contenu métallique. Les
pièces de 10 grammes étaient donc naturellement utilisées dans les échanges
internationaux, pour financer les importations. Elles ont fini par
disparaître du pays. Et le nombre de pièces en circulation a diminué.
En 1960, William Lowndes, Secrétaire du Trésor britannique, a estimé que plus
de 3 millions de pièces d'argent avaient été frappées depuis 1663, mais qu'à
l'époque, très peu étaient encore en circulation. Le nombre total de pièces
d'argent était alors d'environ 6 millions. Cela implique que presque toutes
les pièces en circulation dataient d'avant 1963, peut-être même de plusieurs
siècles auparavant, ce qui pourrait expliquer pourquoi certaines étaient si
usées.
Comme nous le voyons ici, les échanges internationaux -- et l'utilisation de
pièces d'argent pour financer les importations – ont réduit le nombre de
pièces d'argent en circulation au sein d'une société pour produire une
véritable pénurie. Cette pénurie n'a rien eu à voir avec la balance des
paiements ou le mécanisme de « flux prix-espèces », mais plutôt
avec l'écart entre la valeur nominale d'une pièce usée et son contenu
métallique.
Et personne n'apportait jamais 10 grammes d'argent à l'atelier monétaire pour
faire frapper une pièce de 10 grammes. Cela n'aurait été d'aucune utilité.
Une majorité des pièces pesaient alors 8 grammes. Une nouvelle pièce coûtait
1,25 ancienne pièce, et il fallait aussi payer pour sa frappe, pour qu’elle
ne vaille finalement pas plus qu'une pièce de 8 grammes. Ainsi, plus aucune
nouvelle pièce n'était frappée, quelles que soient les quantités d'argent
physique disponibles.
Vous comprenez certainement comment cela peut devenir problématique. Ce fut
un gros problème en Grande-Bretagne entre 1696 et 1699, après que le
gouvernement a pris la décision de fondre toutes les pièces reçues en tant
que versement d'impôts pour en frapper de nouvelles. Ces pièces avaient en
moyenne un sous poids de 20%.
Après la fonte des pièces, le problème de l'usure a largement disparu en
Grande-Bretagne. Pour être rapidement remplacé par un autre problème,
différent mais toutefois similaire.
Pendant des siècles, la Grande-Bretagne a presqu'exclusivement eu recours à
des pièces d'argent. D'autres régions du monde, notamment l'Empire byzantin
et les Etats commerciaux italiens, étaient plus tournés vers l'or. Mais la
Grande-Bretagne lui préférait l'argent. Cette préférence a changé en 1663,
avec l'introduction et l'utilisation de la guinée d'or. Cette nouvelle pièce a
été le premier exemple de pièce frappée par une machine, similaire à nos
pièces actuelles, et était différente des pièces martelées à la main utilisées
jusqu'alors. Il s'agissait donc non seulement d'une pièce de meilleure
qualité que celles frappées à l'époque, mais aussi d'une pièce bien plus
appréciée que les pièces d'argent usées utilisées en Grande-Bretagne au XVIIe
siècle.
Cette guinée d'or est vite devenue populaire auprès des banquiers qui, à
l'époque, émettaient aussi les premiers billets de banque britanniques. Ces
nouveaux billets étaient souvent basés sur et échangés contre des guinées
d'or, et non contre d’anciennes pièces d'argent. Les pièces d'argent sont
toutefois restées l'étalon de valeur officiel et l'unité de compte utilisée
dans la plupart des transactions.
Après leur refonte, l'or a été surévalué au sein du système bimétallique. La
valeur officielle de la guinée d'or était alors de 22 shillings, soit plus
que la valeur marché de son contenu métallique, ce qui rendait profitable
d'apporter de l'or auprès de l'atelier monétaire pour le faire fondre. A
partir de 1700, l'atelier monétaire a presqu'exclusivement frappé des pièces
d'or. La valeur de la guinée a ensuite été réduite pour passer à 21,5 puis 21
shillings en 1717, mais l'or est toutefois resté moins cher que l'argent.
Cela signifie que la valeur marché d'une « livre sterling » d'or
était alors légèrement inférieure à la valeur marché d'une « livre
sterling » d'argent. L'or était moins cher à livrer. Il est donc devenu
le mode de paiement favori, puis l'étalon de valeur officiel. Pour dire les
choses autrement, la valeur marché d'une pièce d'argent d'un shilling était
de plus d'un shilling, ce qui signifie que personne n'apportait d'argent à
faire fondre auprès de l'atelier monétaire. Cette situation a perduré tout au
long du XVIIIe siècle et entraîné une pénurie chronique de pièces d'argent de
petite dénomination tout au long du siècle, alors même que de l'argent était
exporté depuis la Grande-Bretagne. Il semblerait que ces exportations
d'argent -- au cours des premières décennies du XVIIIe siècle, la Compagnie
anglaise des Indes orientales exportait plus d'un million d'once d'argent par
an -- aient causé une pénurie d'argent en Grande-Bretagne. En 1713-1716, 1,2
million d'onces d'or ont été transformées en pièces, dont une majorité ont
été importées depuis le Brésil.
La solution qui a finalement été apportée au problème a été la pièce jeton,
introduite en Grande-Bretagne en 1816 et basée -- étrangement -- sur le
principe des billets de banque développés en Grande-Bretagne depuis les
années 1650. Le contenu métallique des pièces d'argent britanniques a été
réduit de manière à ne représenter plus que 90% de leur valeur nominale. Tout
cela a cependant nécessité le contrôle de l'offre de pièces de monnaie. Il
n'était plus possible de faire transformer du métal en pièces auprès de
l'atelier monétaire, ou pour les gouvernements de frapper des pièces à leur
bon vouloir. Les pièces d'argent sont devenues échangeables, comme les
billets de banque, contre des pièces d'or, ce qui a établi leur valeur et
limité leur disponibilité. Les pièces jeton ont été utilisées aux Etats-Unis
à partir de la fin du « monnayage gratuit de l'argent » en 1873, et
jusqu'à l'élimination des pièces d'argent en 1962.
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