|
La première édition de ces Conversations
a été publiée en Belgique en 1855, à une
époque de disette. On réclamait alors la prohibition de
l'exportation des denrées alimentaires dans l'intérêt
prétendu des consommateurs.
En 1886, la situation a complètement changé.
Les temps d'abondance étant revenus, grâce à la
liberté du commerce, on réclame en France, aussi bien qu'en
Belgique, le protectionnisme à l'importation, dans
l'intérêt prétendu des agriculteurs.
Dans cette nouvelle édition, augmentée d'une
seconde partie comprenant ce texte de conclusion, Molinari
montre que l'erreur est la même dans les deux cas, et que la protection
ne serait pas moins nuisible aujourd'hui aux agriculteurs qu'elle ne
l'était, il y a trente ans, aux consommateurs.
Molinari
a 67 ans, la
Troisième République est en place depuis 1870.
Dans cet extrait, il décrit le raisonnement d'un député
protectionniste qui justifie sa politique par des arguments purement
clientélistes. C'est donc le processus démocratique que
met en cause ici Molinari, anticipant avec un
siècle d'avance les travaux de l'école des Choix Publics
de Virginie. Le texte se présente comme un dialogue entre trois
personnes. L'économiste, c'est le libéral. Le protectionniste,
c'est le politicien de droite et le collectiviste, c'est le politicien de
gauche.
Source : Gustave de Molinari,
Conversations sur le commerce des grains et la protection de l'agriculture,
Paris, Guillaumin, 1886. Conclusion, pp. 302-310. En ligne sur le site de David
Hart.
LE PROTECTIONNISTE
A votre avis, il n'y a donc rien à faire ?
L'ÉCONOMISTE
Il y a d'abord et avant tout à ne pas faire. Il y a des mesures qu'il
ne faut pas prendre et des lois qu'il ne faut pas voter. Il ne faut pas voter
des lois de renchérissement, parce qu'elles sont injustes et parce
qu'elles sont nuisibles ; parce que le protectionnisme est un poison pour le
corps social comme la strychnine est un poison pour le corps humain. Et il faut
avoir le courage de le dire. Il faut déclarer une fois pour toutes aux
agriculteurs plus ou moins authentiques qui demandent à être
protégés, qu'on ne les protégera pas. Quand ils en
seront bien convaincus, ils chercheront eux-mêmes les remèdes
à leurs maux, et ils sont bien capables - aussi capables que le
gouvernement lui-même - de les trouver. Ils s'apercevront qu'ils payent
de gros impôts non seulement à l'État, mais encore aux
industriels protégés, aux propriétaires de charbonnages
et de hauts fourneaux, aux fabricants de machines et même aux filateurs
de coton. Ils demanderont au gouvernement d'être plus économe de
leurs deniers et, au besoin, ils l'exigeront. Ils lui déclareront, en
même temps, que s'ils consentent à payer des impôts
à l'État qui garantit leurs propriétés et leur
liberté, il ne leur plaît pas d'en payer aux industriels, qui ne
leur garantissent rien du tout. Ils s'apercevront enfin qu'ils ont, eux
aussi, quelque chose à faire pour se mettre en état de soutenir
la concurrence étrangère ; ils s'informeront, et ils
apprendront qu'on a inventé depuis cinquante ans toutes sortes de
machines qui économisent le travail agricole et toutes sortes
d'engrais qui augmentent la fécondité de la terre ; qu'en
employant ces machines et ces engrais-là ils pourraient produire
à meilleur marché et davantage ; qu'au lieu d'obtenir en
moyenne 15 hectolitres par hectare, ils pourraient en obtenir 20 comme en
Belgique et même 30 comme en Angleterre. Ce qui équivaudrait à
une protection naturelle de 50 p. 100 et davantage, et ce qui serait plus
sûr qu'une protection artificielle de 25 p. 100. Voilà ce que
feraient les agriculteurs pour se protéger eux-mêmes, et
voilà ce qu'il y a à faire.
LE PROTECTIONNISTE.
Vous avez raison, et je vous avoue, en toute humilité,
que vos arguments ont fait une vive impression sur moi. Ils me paraissent
sans réplique.
L'ÉCONOMISTE.
Enfin, je vous ai converti, et je vous avoue, à mon
tour, que cela me comble de joie. Vous ne voterez pas la loi?
LE PROTECTIONNISTE.
N'allons pas si vite. Vous m'avez impressionné,
voilà tout, et c'est bien assez. Si vous m'aviez converti, cela me
gênerait beaucoup et cela ne vous servirait pas à grand'chose.
L'ÉCONOMISTE.
Que voulez-vous dire? Je ne comprends pas.
LE PROTECTIONNISTE.
Malgré votre science, il y a bien des choses, mon
respectable ami, que vous ne comprenez pas. Vous ne vous rendez pas compte dé la situation d'un député et des
devoirs particuliers qu'elle lui impose. Pourquoi les électeurs nous
donnent-ils leurs voix? Parce qu'ils ont confiance en nous ; parce qu'ils
supposent que nous défendrons leurs intérêts, ou, si vous
voulez — c'est une concession que je vous fais — ce qu'ils
croient être leurs intérêts.
Il est possible qu'ils se trompent. C'est leur affaire, ce
n'est pas la nôtre. Mes électeurs sont protectionnistes. Ils
m'ont envoyé à la Chambre pour défendre la protection,
et voter une augmentation des droits sur les céréales et le
bétail. Si je me laissais convertir à vos doctrines — qui
me paraissent certainement respectables et même vraies, c'est encore
une concession que je vous fais — si je passais dans le camp du
libre-échange, si je votais contre l'augmentation des droits, quelle
serait ma situation vis-à-vis de mes électeurs ? N'auraient-ils
pas le droit de m'accuser d'avoir trompé leur confiance ? Ne
commettrais-je pas un acte d'indélicatesse, je dirai plus, de
félonie politique? Vous me direz, peut-être que je pourrais
donner ma démission. C'est vrai ; mais si je donnais ma
démission sur une question qu'ils considèrent comme capitale,
je ne serais pas réélu. Vous me direz encore que le malheur ne
serait pas grand. C'est possible! Mais mon avenir n'en serait pas moins
compromis d'une manière irrémédiable. Ma carrière
politique serait brisée. Sans doute, je possède quelque
fortune et je puis me passer, Dieu merci ! de mon indemnité
parlementaire. Tous mes collègues n'en sont pas là. Mais j'ai
le goût de la politique et, sans me flatter, je crois avoir les
aptitudes nécessaires pour y réussir. Ne commettrais-je pas un
acte d'insanité, presque un acte coupable; ne manquerais-je pas
à tous mes devoirs envers moi-même, si je brisais ma
carrière au début? Ne serait-ce pas commettre un
véritable suicide ? Que dirait ma famille, que diraient mes amis? Ma
famille! N'ai-je pas aussi des devoirs à remplir envers elle ? Elle
est nombreuse, ma famille, et tous mes parents ne sont pas riches. Je suis
leur providence. J'ai déjà obtenu une recette pour mon oncle et
placé trois de mes cousins dans les bureaux. Il m'en resté
encore quatre à pourvoir, et il m'en arrive tous les jours dé nouveaux. S'ils apprenaient que j'ai
donné ma démission, pour un motif incompréhensible
— car certes ils ne le comprendraient pas, et personne ne le
comprendrait, excepté vous ! — ne me traiteraient-ils pas de
mauvais parent ? Ne doit-on pas faire quelques sacrifices à sa
famille, surtout à une époque comme la nôtre, où
l'esprit de famille s'en va ? Et mes électeurs, puis-je les laisser
à la merci de mon concurrent, un intrigant de la plus vile
espèce, un ambitieux sans principes et sans talent, qui exploitera sa
position pour refaire sa fortune endommagée par le "crack"
qui fera beaucoup de promesses et qui n'en tiendra aucune ? On dit que le
niveau de la représentation du pays va s'abaissant tous les jours. Il
faut l'empêcher de s'abaisser davantage, on ne fournissant pas à
de pareils hommes l'occasion d'y entrer. C'est un devoir patriotique.
Voilà pourquoi je ne puis pas, je ne dois pas donner ma
démission, et pourquoi aussi je dois m'abstenir de tout ce qui
pourrait m'obliger, en conscience, à la donner. C'est une règle
de conduite dont un bon député ne doit pas se départir.
Je ne dis pas que ce soit toujours facile. Quand on étudie une
question sous toutes ses faces, comme nous venons de le faire, on peut
être tenté de changer d'opinion. Il faut avoir le courage de
résister à la tentation. Il faut savoir faire abnégation
de sa propre pensée, de ses propres convictions, et c'est quelquefois
un sacrifice bien pénible, j'en conviens. Seulement, quand on sait se
conduire, quand on est un homme à la fois consciencieux et pratique
comme je me flatte de l'être, on évite de se placer dans cette
alternative désagréable. On n'a pas d'opinions
préconçues et on s'abstient d'approfondir les questions. On
consulte ses électeurs, on sait ce qu'ils pensent, ce qu'ils veulent,
et on vote ! Comme cela, on n'a pas de scrupule à se faire, et on est
réélu.
L'ÉCONOMISTE.
C'est commode ! Mais si les électeurs se trompent,
s'ils entendent mal leurs intérêts et si leurs erreurs peuvent
avoir des conséquences funestes pour le pays et pour eux-mêmes,
votre devoir n'est-il pas de les éclairer? C'est un devoir
patriotique.
LE PROTECTIONNISTE.
Permettez. Je me plais à croire que vous ne doutez
pas de mon patriotisme. Je suis patriote avant tout. Je le prouverais au
besoin. Aucun sacrifice ne me coûtera pour le prouver. Que le
gouvernement nous demande demain d'envoyer un million d'hommes à la
frontière et de voter un emprunt d'un milliard, de deux milliards, de
trois milliards pour soutenir l'honneur et les intérêts de la
patrie, je les voterai sans marchander. Mais mon patriotisme est raisonnable,
et je dirai plus, il est modeste. Je n'ai pas la prétention d'imposer
mon opinion à mes électeurs et de lutter contre le courant
irrésistible de la démocratie. A quoi sert d'ailleurs de lutter
contre le courant? A quoi cela vous a-t-il servi? Vous avez passé
votre vie à n'être pas de l'avis de tout le monde. Vous l'avez
usée à propager des doctrines impopulaires; à quoi
êtes-vous arrivé? Je suis fâché de vous le dire,
vous n'êtes arrivé à rien. Vous écrivez des
lettres, et je veux le croire, de bons livres; qui est-ce qui les a lus? Qui
est-ce qui s'avise de les lire? Pas même vos confrères ; ils ne
lisent que les leurs ! Vos travaux, vos efforts, vos luttes n'ont servi ni
aux autres ni à vous-même. Et pourquoi? Parce que vous vous
êtes obstiné à remonter le courant au lieu de le
descendre.
L'ÉCONOMISTE.
Et si le courant nous conduit à un abîme?
LE PROTECTIONNISTE.
Bah! il y met le temps. Il y a bel âge qu'on nous
dit que nous courons aux abîmes. Oh! je conviens que nous ne sommes pas
des modèles de sagesse et d'économie, d'économie
surtout! Les États modernes sont des prodigues ; ils
écrasent les populations sous le poids des charges militaires et
autres, les impôts ne leur suffisent pas, quoiqu'ils les augmentent
tous les jours; en moins d'un siècle, ils ont accumulé plus de
100 milliards de dettes; ils sacrifient l'intérêt
général aux intérêts égoïstes des
classes dominantes, et ils s'exposent à des catastrophes, je vous
l'accorde. Mais à qui la faute?
L'ÉCONOMISTE.
Croyez-vous que les États ne seraient pas
gouvernés avec plus de sagesse et d'économie et que l'avenir ne
nous réserverait pas moins de périls, si l'intérêt
général était mieux défendu?
LE PROTECTIONNISTE.
Si l'intérêt général n'est pas
mieux défendu, c'est sa faute. L'intérêt
général ne paye pas, comme disent les américains.
L'intérêt général est insolvable. A-t-il jamais
fait nommer un député? Parlez-moi des intérêts
particuliers. Ils sont actifs, ceux-là, ils se remuent et ils payent,
et ils élisent! N'est-il pas naturel, n'est-il pas juste qu'ils
l'emportent sur l'intérêt général, qui est
impotent et avare? N'est-ce pas conforme au principe même de la
concurrence, qui est l'arche sainte de l'économie politique? Que cela
finisse mal, c'est possible, mais qu'est-ce que cela nous fait? Nous n'y
serons plus.
L'ÉCONOMISTE.
La France y sera.
LE PROTECTIONNISTE.
La France en a vu bien d'autres. Nos pères ont fait
une révolution qui a ébranlé la société
jusque dans ses fondements, mais à laquelle tout le monde —
excepté peut-être quelques esprits grincheux et
rétrogrades — tout le monde, dis-je, s'accorde à attribuer
tous nos progrès. Nos fils en feront une autre, qui ne sera
peut-être pas moins féconde.
LE COLLECTIVISTE.
Qui le sera davantage. Ce sera une révolution
sociale.
LE PROTECTIONNISTE.
Elle sera ce qu'elle voudra. Cela ne nous regarde pas.
Notre affaire à nous, c'est de faire nos affaires et celles de nos
électeurs. C'est de suivre le courant, sans avoir la prétention
de le diriger et encore moins de le remonter. C'est d'être de notre
temps, et de lâcher d'y vivre et d'y bien vivre. C'est d'être des
hommes pratiques, et non des songe-creux. Et voilà pourquoi, mon
respectable ami, vous ne m'avez pas converti et ne me convertirez pas.
(Regardant à sa montre.) Dix heures. On m'attend
à l'Éden. Adieu et sans rancune. Vous m'avez donné une
leçon d'économie politique. Je vous en ai donné une
autre, d'économie pratique. Parlant, quittes! (Il s'en va.)
LE COLLECTIVISTE.
Opportuniste! Jouisseur ! Crevé! Bourgeois! Joli
député! Et voilà les hommes qui sont investis de la
mission sacrée du législateur. Je ne comprends pas vraiment que
vous ayez pris la peine de donner une leçon d'économie
politique à ce valet dé la
bourgeoisie.
L'ÉCONOMISTE.
Au moins vous a-t-elle profité, à vous? Vous
ai-je converti?
LE COLLECTIVISTE.
Moi ! Ah! non, par exemple. Je vous ai
écouté par politesse, et je n'ai pas voulu vous contredire
à cause de votre âge, mais l'économie politique est une
science bourgeoise, et je ne suis pas un bourgeois, je m'en vante! J'ai
été candidat-ouvrier aux dernières élections.
L'ÉCONOMISTE.
Eh bien ! en quoi est-ce que cela vous empêcherait
d'être de mon avis sur les questions du renchérissement du pain
et, de la viande? Est-ce que cette question-là n'intéresse pas
le peuple?
LE COLLECTIVISTE.
J'ai signé le programme du parti ouvrier, et je
n'ai pas besoin de vous dire qu'il n'est pas question de la protection ou du libre échange dans ce programme. Nous ne perdons
pas notre temps à de pareilles futilités. Nous avons mieux
à faire. Nous avons à préparer la révolution
sociale.
Je veux bien convenir cependant que vos arguments auraient
pu faire une certaine impression sur mon esprit si je n'avais pas eu des
devoirs à remplir envers le peuple. Mais mettez-vous à ma
place! Que diraient les camarades s'ils apprenaient que je suis converti
à l'économie politique? Ils diraient que je suis entré
dans la police. Je serais exclu du parti, et il ne pourrait plus être
question de ma candidature au conseil municipal. Cela me fait souvenir
qu'on m'attend à la réunion électorale du groupe de la
Panthère de Montmartre. Adieu. Une dernière recommandation. Ne
dites pas que vous me connaissez. Cela nuirait à ma candidature et
à mon avenir politique.
L'ÉCONOMISTE.
Soyez tranquille. Je serais désolé de nuire
à votre candidature et à votre avenir politique.
LE COLLECTIVISTE.
Merci. (il s'en va.)
L'ÉCONOMISTE.
Voilà des conversions difficiles à faire.
J'ai perdu mon temps et ma peine. Ce n'est pas la première fois et ce
ne sera pas la dernière. Mais qui sait où va une parole de
vérité — une parole inutile — que le vent emporte?
Elle est portée à travers l'espace et le temps jusqu'à
ce qu'elle rencontre une terre préparée pour la recevoir. Alors
elle germe... Nous sommes trop pressés. Le progrès n'avance pas
en ligne droite. C'est comme dans le tunnel du Saint-Gothard. Il y a des
moments où on revient sur ses pas. Nous sommes dans un de ces
moments-là. Nous reculons, donc nous avançons.
A lire :
David M.
Hart, Molinari bibliography
David M. Hart’s Gustave de
Molinari and the Anti-statist Liberal Tradition
|
|