Paul
Krugman titre sa dernière chronique dans le New York Times « When
Zombies Win » (Quand les zombies l’emportent). Il la
débute ainsi : « Quand les historiens
étudieront les années 2008-2010, ils seront interloqués
par l’étrange victoire que les idées fausses y auront
remporté. Les fondamentalistes du marché libre, qui ont eu tort
sur tout, dominant la scène politique plus fortement que
jamais. »
La
question mérite en effet d’être posée. Est-il
possible que le système financier, qui a implosé et dont la
crise se poursuit sans être maîtrisée, puisse continuer
à parader en prétendant retomber sur ses pieds ? De quelles
nouvelles promesses désastreuses sera-t-il dans ce cas capable ?
Toutes les hypothèses, après tout, doivent être
posées, même les pires.
Si
l’on considère les Etats-Unis et l’Europe, des chemins
opposés y sont pour l’instant empruntés, selon le
rôle qu’y jouent ou non les banques centrales. La Fed et la Bank
of England utilisent généreusement la planche à billet,
tandis que la BCE s’y emploie plus modérément en s’en
défendant maladroitement. Le déficit public américain ne
cesse de croître, tandis que les Européens prétendent le
freiner brutalement sans attendre.
Mais
les choses changent du tout au tout, si l’on adopte un autre
critère de comparaison. Dans les deux cas, on assiste en effet
à un rétrécissement du rôle de l’Etat, des
organismes sociaux et des administrations publiques ; conséquence
d’allégements fiscaux – voie privilégiée des
Américains – de restrictions budgétaires ou de
diminutions des prestations sociales. Ouvrant en Europe grande la porte pour
de nouvelles intrusions du privé dans des domaines où il
n’intervenait que de manière relativement limitée.
Paradoxalement, la crise lui donne l’occasion d’élargir
son champ d’action.
Si
cette tendance devait se confirmer, on assisterait à une extension du
rôle du marché financier, à qui il serait confié
de nouvelles responsabilités, alors qu’il a sans conteste
failli. Qui plus est, sans qu’il soit encadré par de strictes
mesures de régulation, afin de si possible éviter que cette
situation ne se renouvelle. Comme si aucune leçon n’était
tirée des événements et que la poursuite de ces
turpitudes allait de soi.
Cela
accentuerait alors encore plus les déséquilibres
déjà bien engagés dans les sociétés développées.
Additionnant aux effets de l’émergence de nouvelles puissances
industrielles et commerciales ceux d’une inégalité
sociale accrue, dans un contexte où la machine à faire de la
dette ne pourra plus remplir le même rôle afin de la rendre moins
douloureuse.
Si
l’on se tourne du côté des mégabanques, comment
prévoient-elles de s’adapter à la nouvelle donne,
continuant de bénéficier pour une longue période de
liquidités à bas prix mises à leur disposition par les
banques centrales ? Conscient d’une chute prévisible et
inévitable de leur ROE (return on equity, retour sur investissement),
elles tentent de limiter les dégâts en se raccrochant aux
branches, actives sur tous les fronts. Elles poursuivent leur
résistance acharnée à l’adoption de mesures de
régulations financières contraignantes, réorientent une
partie de leur activité vers les nouveaux marchés émergents
et cherchent à réduire leurs coûts, notamment grâce
à l’utilisation de nouvelles technologies.
Rien
ne sera plus tout à fait comme avant. Dans les pays développés
il faut exploiter d’autres gisements et, chez les émergents,
s’implanter localement de manière plus solide face à des
banques locales imposantes et protégées par les Etats qui y
défendent des intérêts. Les mégabanques se
préparent à jouer pour les grandes entreprises de ces pays le
rôle qu’elles ont joué dans les années 70, en
aidant les entreprises occidentales à devenir des multinationales.
Ainsi qu’à développer des marchés financiers
encore embryonnaires, afin d’ouvrir des salles de jeu à
l’identique de celles où les mises sont désormais
restreintes.
Mais
il est illusoire de relancer le marché de la titrisation et de
retrouver un marché de la dette identique, ainsi que de retrouver les
mêmes effets de levier faramineux, que la réglementation de
Bâle III va restreindre. Bien que plus ou moins encadrés dans
des chambres de compensation, les produits dérivés ne seront
plus aussi profitables. L’interdiction aux Etats-Unis du proprietary
investment, le trading sur fonds propres des banques, va également
peser sur leurs résultats.
Tout
additionné, les retours sur investissement atteignant 20 à 25%
seront désormais hors de portée, les investisseurs devant se
contenter de 10 à 15 % maximum, pour les banques les plus profitables,
d’aux environs de 10% pour la catégorie au dessous, et encore
moins pour les autres. Il devrait en découler une course à la
dimension et une nouvelle vague de concentrations bancaires.
Réparer
la machine financière est un travail de longue haleine. Ce ne sera pas
à l’identique et va se faire au détriment des
économies des pays développés,
délaissées, accentuant une nouvelle donne mondiale
déjà bien engagée. Voilà le mauvais tour que le
capitalisme financier prépare, à total contre sens.
Billet rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
presslib’ » est libre de reproduction en tout ou en partie
à condition que le présent alinéa soit reproduit
à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions.
Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion, sociologue
et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières
années dans le milieu bancaire américain en tant que
spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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