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L’économiste
Jacques Delpla a récemment mis en avant
l’idée d’un ISF
exceptionnel dont le produit serait affecté au remboursement de la
dette publique française. En l’état, ce
projet apparaît peu réaliste. Mais il dessine une perspective
hélas crédible, celle d’un cataclysme fiscal sanctionnant
à plus ou moins longue échéance, quelques quarante
années de fuite en avant dans la dette publique.
Le tableau
suivant, tiré des données de l’INSEE, permet en effet de
se faire une idée de l’évolution de la dette
cumulée des administrations publiques françaises (État, collectivités
locales et sécurité sociale), ces dernières
décennies.
Les chiffres
sont en milliards d’euros.
Tableau
1 : évolution du PIB, de l’indice des prix à la
consommation, des prélèvements obligatoires, de la dette et de la dépense publiques en France, 1972-2012.
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1972
|
1982
|
1992
|
2002
|
2012
|
PIB en
valeur
(prix
courants)
|
154,5
|
575,7
|
1 108
|
1 542,9
|
2 032,3
|
PIB en
volume
(prix
corrigés de l’indice des prix)
|
791,9
|
1 067,5
|
1 338,8
|
1 630,7
|
1 808,8
|
Indice des
prix à la consommation en base 2005
|
19,51
|
53,93
|
82,76
|
94,62
|
112,35
|
Dette au
sens de Maastricht
(dette /
PIB)
|
15%-20%
|
145,5
(25,3%)
|
440,1
(39,7%)
|
912
(59,1%)
|
1 833,8
(90,2%)
|
Prélèvements
obligatoires
(PO / PIB)
|
54,3
(35,1%)
|
241,6
(42%)
|
466,8
(42,1%)
|
688,3
(44,6%)
|
949,2
(45%)
|
Dépense
publique annuelle
(DP / PIB en
valeur)
|
61,8
(40%)
|
287,1
(49,9%)
|
576,2
(52%)
|
815,8
(50%)
|
1 151,2
(56,6%)
|
Dont Acquisitions nettes
d’actifs non financiers (dépenses d’investissement)
|
6,2
(10%)
|
20,5
(7,1%)
|
40,9
(7,1%)
|
48,3
(5,9%)
|
64,2
(5,6%)
|
On peut
dégager quelques constats simples de ce tableau :
(1) Depuis
1982, en euros, la dette publique triple puis double approximativement tous
les 10 ans. Sa course est donc exponentielle. En 30 ans, la dette publique a
augmenté 3,5 fois plus vite que le PIB courant.
(2) Depuis
1974, les dépenses des administrations publiques excèdent
systématiquement leurs recettes. L’écart entre
prélèvements obligatoires (90% des recettes totales des
administrations
publiques)
et
dépenses publiques passe de 5 à 15 points de PIB en 40 ans.
(3) Les
dépenses d’investissement, a
priori celles dont il y a le plus de valeur ajoutée induite
à espérer, baissent tendanciellement depuis 40 ans. En 2012,
94% des dépenses des administrations ressortissent au
« fonctionnement » ou à la
« redistribution sociale».
Mais
après tout… est-ce grave ? De nombreux auteurs ne
soutiennent-ils pas que la dette est financièrement indolore (elle ne
serait jamais vraiment remboursée) tandis que la dépense est
économiquement salutaire (elle nourrirait la croissance
économique) ? Dès lors, quand bien même
l’endettement public induirait-il plus de prélèvements
obligatoires, 100 d’impôt sur un revenu de 200 ne valent-ils pas
mieux que 20 sur un revenu de 100 ?
L’idée
selon laquelle « on ne rembourse pas une dette
publique » peut être assez facilement évacuée.
L’augmentation de notre ratio dette/PIB se nourrit largement d’un
« roulement » systématique de nos dettes anciennes
venues à échéance.
Lorsque ce
roulement n’est plus possible (ou à un coût prohibitif),
s’ensuit un défaut de paiement dont de nombreux pays ont
expérimenté les conséquences. C’est pourquoi le
ratio dette/PIB est si souvent commenté : il représente
une estimation (assurément sommaire) de la solvabilité
d’un État, qui fait
écho aux indicateurs de même ordre utilisés par les
entreprises (dette financière rapportée à un indicateur
de résultat ou d’autofinancement). Sa valeur informationnelle
est moins « statique » que dynamique. Ainsi, un ratio
dette/PIB de 90% est pour le moins élevé dans un pays dont le
dernier engagement militaire d’envergure remonte à la
deuxième guerre mondiale. Mais c’est surtout la trajectoire dont
ce ratio constitue le point d’arrivée qui interpelle.
Quant
à la question du rapport entre dette et croissance, le tableau suivant
permet de s’en faire une idée à propos de la
France :
Tableau
2 : taux de croissance annuel moyen (TCAM) du PIB, de la dette et de
l’inflation des prix à la consommation, ces quatre
dernières décennies.
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1972-1982
|
1982-1992
|
1992-2002
|
2002-2012
|
TCAM du PIB
en valeur
|
14,06%
|
6,77%
|
3,37%
|
2,79%
|
TCAM du PIB
en volume
|
3,03%
|
2,29%
|
1,99%
|
1,04%
|
TCAM de
l’indice des prix à la consommation
|
10,7%
|
4,38%
|
1,35%
|
1,73%
|
TCAM de la
dette publique en valeur
|
De l’ordre de
16-20%
|
11,70%
|
7,56%
|
7,23%
|
TCAM de la
dette publique en volume
|
De l’ordre de
5-8%
|
7,02%
|
6,13%
|
5,41%
|
En
synthétisant les indications des tableaux 1 et 2 et en
considérant que les évolutions répertoriées sont
relativement régulières (peu de ruptures de tendance
marquées), il est possible d’affiner notre état des
lieux :
-
Les années 1972-82 (que l’on peut
presque qualifier d’années « Giscard »)
sont une décennie post crise pétrolière
caractérisée par une explosion de la dépense publique (+
10 points de PIB) partiellement couverte par une très forte
augmentation des prélèvements obligatoires. La dette augmente
vraisemblablement entre 1972 et 1978 avant de se tasser ensuite et de bondir
au tout début du premier septennat de François Mitterrand
(1981-82). C’est aussi une décennie d’inflation
très élevée et de croissance encore relativement
soutenue. Au tournant de la désinflation près, les
années 1970 orientent le pays sur une trajectoire dont il ne
déviera plus.
-
Les « années
Mitterrand » (1982-92) marquent une pause dans
l’augmentation de la pression fiscale. C’est aussi une
période d’envolée de la dette et de creusement des
déficits concomitants d’un net ralentissement de
l’inflation. En somme et à l’instar de ce qui se passe aux
États-Unis, la « financiarisation » de la dette
prend le relais de l’impôt (et de l’inflation galopante)
comme moyen de couverture des dépenses publiques.
-
Les « années Balladur
– Chirac – Jospin » préparent l’entrée
dans l’euro : bien que les tendances antérieures s’y
poursuivent largement, elles font état d’une très
relative discipline financière (réduction des déficits
et de l’inflation).
-
Les « années Chirac –
Sarkozy » correspondent à la décennie de
l’euro, caractérisée par une très forte
augmentation de la dépense publique (notamment après 2008).
La fuite en
avant dans la dette et la dépense publiques n’obéit
manifestement à aucune rationalité économique : il
s’agit d’une sorte de tropisme gouvernemental qui s’impose
à la notion même d’alternance démocratique. En
particulier et quelle que soit leur « couleur »
politique, les pouvoirs publics ont répondu par plus de dépense
aux grandes crises économiques (1974 et 2008) sans profiter des
périodes de croissance pour générer des excédents
budgétaires (1997-2001).
On observe
enfin une concordance entre augmentation de l’encours de dette
publique, baisse de l’inflation des prix à la consommation et
baisse de la croissance du PIB. Par souci de concision, passons sur le fait
que l’indice des prix à la consommation est un indicateur
sommaire (et contesté) qui sous estime
l’inflation. Passons aussi sur l’idée de plus en plus
fréquemment entendue selon laquelle la baisse tendancielle d’un
taux de croissance est chose normale : il est à craindre que le
bon sens apparent de l’idée (toute croissance finit par
être rattrapée par la loi des rendements décroissants) ne
sous-tende un parti-pris économiquement conservateur.
De la
concordance entre dette élevée, désinflation et
croissance faible, on peut inférer deux relations de causalité
radicalement opposées :
a) Selon une
thèse d’inspiration keynésienne, une croissance faible
induirait une dette importante ; seul un niveau chroniquement
élevé de dépense publique permettrait en effet de
soutenir une activité rendue atone par la désinflation.
C’est pourquoi les auteurs relevant de cette ligne de pensée
préconisent encore plus de déficit (et d’inflation) pour
nous sortir de la crise. Les partis politiques extrémistes, partisans
d’une « monétisation de la dette
publique » (inflationniste par nature), sont sur une ligne
à peu près comparable.
Sans
prétendre ici soumettre la théorie keynésienne à
un examen critique (et d’autant moins qu’elle se ramifie en de
nombreux courants), il est possible de pointer deux de ses plus
évidentes limites. En premier lieu, on peut suivre les
keynésiens dans leur tendance à imputer l’atonie de
l’activité à un « mauvais climat des affaires » ;
plus surprenante est leur propension à attribuer ce dernier au hasard
ou à l’air du temps plutôt qu’à des
anticipations fondées en raison.
Une
deuxième limite de leurs recommandations est plus paradoxale :
dans le cas de la France, il est audacieux de soutenir que les
déficits (et la dette subséquente) soutiennent
l’activité. Mais a
contrario, Keynes n’a jamais recommandé qu’une
politique de « stimulus fiscal » durât 40
ans ! Il faut croire que même les meilleures idées
n’échappent pas au phénomène d’obsolescence…
b). Il est
donc plus raisonnable de considérer que le stock de dette publique
contribue à inhiber la croissance économique. Deux raisons
majeures peuvent être invoquées à l’appui de cette
thèse : en premier lieu, la dette suscite un pessimisme fiscal
défavorable à l’initiative (crainte d’impôts
futurs). En second lieu, la dette draine une épargne qui favorise
l’endettement public (considéré comme plus sûr) et
« évince » le financement privé (et donc,
l’investissement productif). Ces deux arguments font écho aux
théories de « l’équivalence ricardienne » et de l’effet
d’éviction, dont la France offre un terrain d’application
convaincant.
Ces deux
dernières observations militent, parmi d’autres, pour une
rupture de tendance. Comme nous le verrons dans un article ultérieur,
les recommandations d’inspiration keynésienne promettent le
contribuable à une pression fiscale croissante, dessinant les contours
d’une économie progressivement collectivisée et
improductive. La solution, dès lors, ne consiste pas à renvoyer
aux calendes (a fortiori
grecques…) la cure de désintoxication. Elle s’impose mais
doit faire en sorte que ses effets soient durables.
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