L’histoire médiévale souligne
le vaste écart qui sépare l’opinion savante de l’opinion populaire. C’est une
grave frustration pour les intellectuels qui ont travaillé à changer
l’opinion publique depuis déjà plus de cent ans.
Pour la plupart des gens,
l’histoire médiévale est celle de populations vivant au gré des mythes et de
folles superstitions telles que celles que l’on pourrait voir dans un film de
Monty Python. L’opinion savante, en revanche, est très différente. La période
qui s’étend du VIII e au XVIe siècle a été un âge de grandes avancées dans de
nombreux domaines comme l’architecture, la musique, la biologie, les
mathématiques, l’astronomie, l’industrie et – oui – l’économie.
On pourrait penser qu'il
suffit d'observer la cathédrale Sainte Marie de Burgos, commencée en 1221 et
achevée neuf ans plus tard, pour s’apercevoir qu’il y a bel et bien quelque
chose d’erroné dans la vision populaire.
L'opinion populaire a tendance
à retracer les origines de la pensée sur l’économie de marché à Adam Smith
(1723—1790). L’idée que Smith soit le père de l’économie actuelle est plus
répandue aux Etats-Unis, parce que son livre La
Richesse des Nations a été publié l’année où les Etats-Unis ont fait sécession
avec la Grande-Bretagne.
Cette vision de
l’histoire passe au-dessus de beaucoup de choses. Les vrais fondateurs
de la science économique ont commencé à écrire des centaines d’années avant
Smith. Ils n’étaient pas des économistes en tant que tels, mais des
théologiens moraux qui suivaient l’enseignement de Saint Thomas d’Aquin. Ces
hommes, qui ont pour la plupart reçu leur éducation en Espagne, défendaient
tout autant le marché libre que la tradition écossaise plus tardive. Et leur
fondation théorique était plus solide : ils ont su anticiper les
théories de valeur et de prix des marginaux énoncées à la fin du XIXe siècle
en Autriche.
L’intellectuel qui a fait
découvrir la pensée de Thomas d’Aquin au monde anglophone est Raymond de
Roover (1904—1972). Des années durant, il a fait l’objet de railleries, et a
même été appelé un présocialiste. Karl Marx était le « dernier de ses
étudiants », a écrit R. H. Tawney. De Roover a cependant démontré que la
vision conventionelle se trompait (Julius Kirchner ed. Business, Banking, and Economic Thought [Chicago: University of
Chicago Press, 1974]).
Joseph Schumpeter a été pour
beaucoup dans le renouveau de l’intérêt pour l’école Scolastique Tardive avec
son livre de 1954, History
of Economic Analysis (New York: Oxford University Press).
« Ce sont eux », écrit-il, « qui ont plus que tout autre
groupe donné naissance à la science économique ».
A la même période, une
collection de textes a été rassemblée par Marjorie Grice-Hutchinson (The
School of Salamanca [Oxford: Clarendon Press, 1952]), qui a
récemment été republiée par l’Institut Mises. Un travail d’interprétation a
été publié plus tard (Early
Economic
Thought in Spain, 1177—1740 [London: Allen & Unwin, 1975]).
Plus récemment, Alejandro Chafuen
(Christians for Freedom
[San Francisco: Ignatius Press, 1986]), a fait le lien entre les scolastiques
tardifs et l’école autrichienne. Dans son commentaire le plus complet et le
plus important jamais écrit intitulé An
Austrian Perspective on the History of Economic Thought (London:
Edward Elgar, 1995), Murray N. Rothbard présente la pensée extraordinaire des
scolastiques tardifs. Il offre une explication de la mauvaise interprétation
qui est généralement faite de l’école de Salamanca et aborde l’intersection
entre l’économie et la religion depuis Thomas d’Aquin jusqu’au milieu du XIXe
siècle.
Ce qui ressort de cette
littérature émergeante est l’idée que la période médiévale est en réalité le
berceau de l’économie de marché.
Rappelons-nous de l’ouverture
de L'Action Humaine,
de Mises. « L’économie est la plus jeune des sciences. L’économie a
ouvert à la science humaine un domaine auparavant inaccessible et
impensable. »
Et à quoi à
contribué la science de l’économie ? Mises explique qu’elle a permis de
découvrir une « régularité dans la séquence et l’interdépendance des
phénomènes de marché, et ainsi transmis un savoir qui ne peut être regardé ni
comme science logique, mathématique, psychologique, physique ou biologique. »
Laissez-moi
m’attarder ici sur certains des commentaires faits par ceux qui rejettent
l’économie en tant que science. Cette tendance ne se limite pas à la gauche
qui embrasse la fantaisie que l’on appelle socialisme, ni aux
environnementalistes qui pensent que la société devrait s’en retourner à un
système de tribus de chasseurs. Je pense particulièrement à un groupe que
nous pourrions appeler les conservateurs. Ceux qui pensent que tout ce qu’ils
devraient savoir de la réalité et de la vérité est contenu dans les écrits
des anciens philosophes, des pères de l’Eglise, ou d’autres sources
anciennes, et qui perçoivent tout ce qui est moderne – tout ce qui a été
écrit au cours du second millénaire après Jésus Christ – comme suspect.
Cette vision
des choses est très répandue au sein de la droite américaine et s’étend
jusqu’aux Straussiens, aux communautariens, aux paléo conservateurs, et aux
conservateurs religieux. Il y a des exemples parmi tous ces groupes. Pour
rechercher la sagesse économique, ils abandonnent tout ce qui a été écrit au cours
de ces 500 dernières années, et s’en retournent aux paroles des premiers
saints, de Platon et d’Aristote.
Je ne dis pas
que leurs écrits ne sont pas porteurs de vérité. Mais il est impossible d’y
trouver une logique économique rigoureuse. Les écrits de cette période
tendent à aller en la défaveur des marchands, ce qui est une erreur en termes
de qualité de valeur d’échange, et prouve d’un manque de logique en matière
de compréhension du développement du marché.
Mises avait
raison: le développement de la science économique n’a commencé que bien plus
tard, et la raison en est assez simple. L’apparition d’une opportunité
économique de grande échelle, d’une mobilité sociale permise par le statut
matériel, d’une expansion de la division du travail au travers des
continents, et de la construction de structures complexes de capital n’a
commencé qu’au Moyen-Âge. C’est l’apparition des structures rudimentaires du
capitalisme moderne qui ont nourri la curiosité pour la science économique.
Pour dire les choses simplement, ce n’est qu’à partir du Moyen-Âge qu’il est
apparu quelque chose à étudier.
C'est à cette
période que nous avons commencé à voir ce qui n’avait encore jamais été vu
auparavant : de larges portions de la population ont commencé à devenir
riches. La richesse ne se limitait plus aux rois et aux princes. Elle n’était
plus disponible uniquement aux marchands et banquiers. Travailleurs et
paysans pouvaient eux-aussi améliorer leur niveau de vie, choisir où vivre et
s’acheter des vêtements et de la nourriture autrefois destinés à la noblesse.
Les institutions monétaires sont devenues de plus en plus complexes, avec une
variété de taux de change, l’apparition de taux d’intérêts et l’entrée de
transactions plus complexes dans la vie de tous les jours.
Il était
particulièrement intéressant de voir la nouvelle richesse générée par les
services financiers. Les gens qui ne faisaient rien d’autre qu’arbitrer les
taux de change voyaient leur influence et leur patrimoine augmenter. Ces gens
qui, pour reprendre les termes de Saravia de la Calle, « voyageaient de ville
en ville, de foire en foire avec leur table, leurs boîtes et leurs
livres ». Et leur capital ne cessait plus d’augmenter, ce qui a donné
naissance à la question scientifique de l’origine de ce phénomène et à toutes
autres formes de questions morales.
Quel est
exactement le statut du marchand dans la théologie morale ? Comment son
activité doit-elle être observée par la société et l’Eglise ? Ces questions
n’attendaient qu’à ce qu’on leur apporte des réponses.
Tentons
maintenant de comprendre plus clairement l'esprit scolastique façonné par
Saint Thomas. A l’origine de la vision aquinoise se trouve la conviction que
toutes les vérités s’unifient autour d’un même ensemble de pensées, et que
ces vérités pointent toutes en la direction de l’Auteur de toutes les
Vérités. Les vérités recherchées par la science pouvaient ainsi toujours être
conciliées avec d’autres vérités existantes.
Cette idée de
la vérité fonctionnait à la manière des mathématiques. Elle était intégrée
depuis sa forme la plus fondamentale jusqu’à sa forme la plus élaborée. S’il
arrivait qu’une contradiction ou qu’une vérité élaborée ne puisse pas être
liée à une vérité fondamentale, c’est que quelque chose n’allait pas.
Le savoir
n’était pas parcellé et segmenté comme il l’est aujourd’hui. Aujourd’hui, les
étudiants suivent des cours de mathématiques, de sciences, de littérature,
d’économie et d’architecture et ne s’attendent pas à trouver des liens entre
toutes ces disciplines. Je suis certain qu’il ne leur viendrait jamais à
l’esprit d’essayer. C’est là juste un aspect généralement accepté du
programme positiviste.
Nous devons
tous exister dans un état de scepticisme constant, et nous trouver ballottés
au gré des engouements idéologiques qui semblent avoir un semblant de support
scientifique. L’idée que les petites vérités doivent être liées à de plus
larges a été éviscérée.
Il est parfois
dit que l’attitude scolastique était sceptique envers la recherche
scientifique. Mais c’est tout le contraire. Leurs convictions concernent des
vérités générales qui les rendaient absolument sûrs d’eux. Il n’y avait aucun
aspect de la vie qui pouvait échapper à l’observation et l’exploration des
scolastiques.
Peu
importent les découvertes, du moment qu’elles étaient vraies leur
observation pouvaient être appréhendée comme une partie de la mission
qu’était celle de découvrir toujours plus au sujet de la création de Dieu. Il
n’y avait pas de dichotomie entre science et religion, et personne ne devait
hésiter à chercher plus d’informations à leur sujet.
Il n’est pas
tout à fait correct de dire que les penseurs de la scolastique tardive qui
ont découvert la science économique exploraient un territoire théologique et
ont trébuché par mégarde sur l’économie. Ils étaient en réalité très curieux
au sujet de la logique qui gouverne les relations entre les hommes sur le
marché, et s’y sont penchés sans nécessairement ressentir le besoin de faire
constamment référence à la vérité théologique. La relation entre l’économie
et la théologie était considérée comme faisant partie de l’exploration
elle-même, c’est pourquoi les penseurs de la scolastique tardive pouvaient
écrire avec tant de précision sur des sujets économiques.
L’Espagne, le
Portugal et l’Italie ont émergé comme centres du commerce et de l’entreprise
aux XVe et XVIe siècles, et les universités sous le contrôle des Aquinois
tardifs se sont lancées dans l’étude des lois qui gouvernaient la vie
économique.
J’aimerai
maintenant vous présenter certains de ces penseurs et leur travail.
Francisco
de Vitoria
Le premier des
théologiens moraux à rechercher, écrire et enseigner à l’Université de
Salamanca fut Francisco de Vitoria (1485—1546). Sous sa direction,
l’université a offert 70 chaires. Comme pour les autres grands mentors de
l’histoire, une majorité du travail publié de de Vitoria consiste en les
notes prises par ses étudiants.
Dans ses
travaux en économie, Vitoria démontre que le juste prix est celui fixé d’un
commun accord par les producteurs et les consommateurs. Cela veut dire que
lorsque le prix est à l’intersection entre l’offre est la demande, il est
considéré comme juste.
C’est la même
chose pour le commerce international. Les gouvernements ne devraient pas
interférer avec les prix et les relations établies entre les commerçants de
différents pays. Les travaux de de Vitoria sur le commerce indo-espagnol –
originellement publiés en 1542 puis une nouvelle fois en 1917 par le Carnegie
Endowment – expliquent que l’intervention des gouvernements dans la sphère
commerciale représente une violation de la Règle d’or.
Il a également
contribué à la libération de la loi qui interdisait le paiement d’intérêts.
Ses travaux ont permis de dissiper les conflits et la confusion parmi les
théologues quant à ce qu’était réellement l’usure, une confusion qui était
célébrée par les entrepreneurs. De Vitoria a pris l’offre et la demande en
ligne de compte lorsqu’il a analysé les échanges de devise.
Mais sa plus
importante contribution reste ses étudiants talentueux et prolifiques, qui
ont explorés de nombreux aspects moraux et théologiques de la science
économique. Pendant un siècle, ces penseurs ont formé une importante force
pour la libre-entreprise et la logique économique.
Ils
percevaient le prix des biens et des services comme une conséquence directe
des actions des commerçants. Les prix varient en fonction des circonstances,
et en fonction de la valeur accordée aux produits par les consommateurs.
Cette valeur dépend à son tour de deux facteurs : la disponibilité des
produits et leur utilité. Le prix des biens et services est la conséquence de
l’opération de ces forces. Les prix ne sont pas fixés par la nature, ou
déterminés par les coûts de production. Ils sont la conséquence de
l’estimation commune des hommes.
Domingo de
Soto
Domingo de
Soto (1494—1560) était un prêtre dominicain devenu professeur à Salamanca. Il
avait des connections directes avec l’empereur mais a choisi une vie
académique. Il a fait d’importantes découvertes dans le domaine du taux
d’intérêt, et a appelé à une libéralisation générale.
Il est
également l’architecte de la théorie de l’échange de parité d’achat. Il a
écrit ce qui suit :
« Plus il y a
de monnaie dans une médina, moins les termes de l'échange sont favorables, et
plus le prix à payer par quiconque désire envoyer de l’argent depuis
l’Espagne vers les Flandres est élevé, puisque la demande en argent est
moindre en Espagne qu’en Flandres. Plus la monnaie est rare dans la médina,
moins il est nécessaire de payer, parce qu’il y a plus de gens qui veulent de
l’argent dans la médina que de gens qui veulent en envoyer vers les Flandres
».
Avec ces mots,
il a fait un grand pas en avant dans la justification du profit tiré de
l’arbitrage des devises. Ce n’était pas par chance que les devises étaient
évaluées, elles reflétaient certains facteurs sur le terrain, et le choix des
gens en fonction de raretés réelles.
Il poursuit :
« Il est
normal d’échanger de la monnaie à un endroit contre de la monnaie dans un
autre endroit en fonction de la rareté de l’une et de l’abondance de l’autre,
et de recevoir une plus petite somme là où la monnaie est rare et une plus
grande où elle est abondante »
Martin de
Azpilcueta Navarrus
Un autre
étudiant a été Martin de Azpilcueta Navarrus (1493—1586), un moine
dominicain, l’un des plus grands avocats canoniques de son temps, qui devint
plus tard le conseiller de trois Papes successifs. Navarrus était le premier
économiste à expliquer clairement et sans équivoque que la fixation des prix
par le gouvernement était une erreur. Quand les produits sont disponibles en
de grandes quantités, il n’y a pas besoin de fixer un prix maximum. Et quand
ils ne le sont pas, les contrôles des prix font plus de mal que de bien.
Dans un manuel
sur la théologie morale écrit en 1556, Navarrus explique qu’il n’est pas un
péché de vendre des produits à un prix plus élevé que le prix officiel
lorsque ce prix est décidé d’un commun accord par les deux partis. Navarrus a
également été le premier à dire que la quantité de monnaie disponible est un
facteur déterminant de son pouvoir d’achat.
« Toutes
choses étant égales, écrit-il dans son Commentary on Usury, dans les pays où
il y a une grande rareté de la monnaie, tous les biens vendables, et le
travail des hommes, sont délivrés pour moins de monnaie que si elle était
disponible en abondance ». Il est généralement perçu comme le premier penseur
à avoir observé que le coût élevé de la vie et lié à la quantité de monnaie
disponible.
Pour qu’une
devise se stabilise en fonction d’autres devises, elle est échangée avec
profit – une activité controversée parmi ces théoriciens, pour des raisons
morales. Mais Navarrus a clairement expliqué qu’il n’était pas à l’encontre
des lois d’un échange des devises les unes contre les autres. Ce n’était
certes pas le rôle premier de la monnaie, mais un usage secondaire utile.
Il a établi
une analogie grâce à un autre produit. L’objectif des chaussures, a-t-il
développé, est de protéger nos pieds, mais cela ne veut pas dire qu’elles
devraient être échangées avec profit. De son point de vue, il aurait été une
grave erreur de fermer les marchés des changes étrangers, comme le
demandaient certaines personnes. Le royaume s’en serait trouvé plongé dans la
pauvreté.
Diego de
Covarrubias y Leiva
Le plus grand
étudiant de Navarrus était Diego de Covarrubias y Leiva (1512—1577),
considéré comme le plus grand juriste espagnol depuis Vitoria. L’empereur a
fait de lui le Chancelier de Castille, et il est plus tard devenu évêque de
Segovia. Son livre Variarum (1554) présentait alors l’explication la plus
détaillée de la source de la valeur économique. « La valeur d’un article ne
dépend pas de sa nature essentielle mais de l’estimation des hommes, même si
elle se trouve être absurde ».
Pour cette
raison, la justesse d’un prix n’est pas dictée par le prix d’un bien ou d’un
service ni la quantité de travail nécessaire à leur création. Tout ce qui
compte est la valeur marché au moment où ce bien et service est vendu.
Les prix
chutent quand il y a peu d’acheteurs et augmentent quand ils sont nombreux.
Ce point semble simple, mais il a été ignoré par tous les économistes jusqu’à
ce que l’école autrichienne le redécouvre et l’incorpore aux lois de
microéconomie.
Comme tous les
théoriciens espagnols, Covarrubias pensait que les propriétaires individuels
avaient des droits inviolables sur leur propriété. L’une des grandes
controverses de l’époque était de savoir si les plantes qui produisent les
médicaments devaient appartenir à la communauté. Ceux qui disaient qu’elles
le devaient étaient persuadés que la médecine n’était pas le fruit du travail
humain. Covarrubias a donc expliqué que tout ce qui pousse sur une terre
appartient au propriétaire de cette terre. Et ce propriétaire est lui-même en
droit de retirer le médicament en question du marché. Le forcer à vendre
reviendrait à violer la loi.
Luis de
Molina
Un autre grand
économiste appartenant au courant de pensée de Vitoria est Luis de Molina
(1535—1601), qui compte parmi les premiers Jésuites à réfléchir à des sujets
d’économie théorique. Bien que dévoué à l’école de Salamanca et à ses
poursuites, Molina enseignait au Portugal à l’université de Coimbra. Il est
l’auteur d’un traité en cinq volumes intitulé De Justitia et Jure (à partie
de 1593). Il a énormément contribué aux domaines de la loi, de l’économie et
de la sociologie, et son traité a été publié sous diverses éditions.
Parmi les
avocats du marché libre de sa génération, Molina avait l’opinion économique
la plus cohérente. Comme les autres penseurs de la scolastique tardive, il
pensait que les prix des biens étaient fixés non pas par leur noblesse
ou perfection mais par leur utilité pour les Hommes. Il a cependant développé
cet exemple déconcertant : les rats, par exemple, en raison de leur nature,
sont plus nobles (plus élevés dans la hiérarchie de la Création) que le blé.
Mais ils ne sont pas appréciés des Hommes parce qu’ils n’ont aucune utilité
quelle qu’elle soit.
L’évaluation
d’un bien en particulier n’est pas fixée parmi les Hommes ou au fil du temps.
Elle change en fonction de la valeur que lui accordent les individus et de la
disponibilité de ce bien.
Cette théorie
explique également l’aspect particulier des produits de luxe. Par exemple,
pourquoi une perle, qui ne sert qu’à décorer, doit-elle être plus chère que
le grain, le vin, la viande ou les chevaux ? Il semblerait que toutes ces
choses soient plus utiles qu’une perle, et elles sont certes plus « nobles ».
Comme Molina l’explique, de la valeur est accordée à un produit par les
individus, et nous pouvons en conclure que le juste prix d’une perle dépend
du fait que certaines personnes soient prêtes à lui accorder de la valeur en
tant qu’objet de décoration.
Le paradoxe
des diamants et de l’eau est similaire à celui qui a embrouillé les
économistes classiques. Pourquoi l’eau, qui est plus utile, devrait coûter
moins cher que les diamants ? En suivant la logique scolastique, la raison en
est la valeur qu’accordent les individus aux diamants est liée à leur rareté.
L’échec d’Adam Smith à comprendre ce point l’a conduit dans la mauvaise
direction.
Mais Molina
avait saisi l’importance cruciale de la libre-fluctuation des prix et de leur
relation avec le domaine de l’entreprise. C’était en partie dû aux nombreux
voyages effectués par Molina, et à ses rencontres avec des marchands de
toutes sortes.
« Quand un
bien est vendu dans une certaine région et à un certain prix, a-t-il observé,
tant qu’aucune fraude ou monopole n’entre en jeu, alors ce prix peut être
utilisé pour mesurer le juste prix du bien en question dans ladite région ».
Si le gouvernement tente de fixer un prix qui est inférieur ou supérieur à ce
juste prix, alors le prix fixé est injuste. Molina est le premier à avoir
expliqué pourquoi les prix au détail sont plus élevés que les prix de gros :
les consommateurs achètent en de plus petites quantités et sont prêts à payer
plus pour de plus petites mesures.
Les travaux
les plus sophistiqués de Molina concernent la monnaie et le crédit. Comme
Navarrus avant lui, il comprenait la relation entre la monnaie et les prix,
et savait que l’inflation résultait d’une augmentation de la masse monétaire.
« De la même
manière que l’abondance de biens entraîne une baisse des prix », écrit-il,
spécifiant que cela implique que la quantité de monnaie et le nombre de
marchand restent les mêmes, « il en va de même pour l’abondance de monnaie ».
Il va même jusqu’à noter que les salaires et les revenus augmentent dans la
même proportion que la masse monétaire.
Il part de
cette idée pour repousser les limites de l’imposition d’intérêts, ou de l’ «
usure », qui était ce sur quoi se concentraient principalement les
économistes de l’époque. Il a expliqué qu’il devrait être autorisé de charger
des intérêts sur n’importe quel prêt qui implique un investissement de
capital, même en l’absence de rendements.
La défense de
la propriété privée par Molina repose sur l’idée que la propriété soit
protégée par les Commandements. « Tu ne voleras point. » Il est allé
plus loin que ses contemporains en développant son argumentation. Si un bien
est une propriété commune, alors personne n’en prend soin et les gens se
battent pour l’utiliser. Loin de promouvoir le bien public, l’absence de
division de propriété pousse les plus forts à prendre avantage sur les
faibles en monopolisant et consommant les ressources.
Comme
Aristote, Molina pensait lui-aussi que la propriété commune garantissait la
fin du libéralisme et de la charité. Mais il est allé plus loin encore en
décrétant que « l’aumône doit être donnée à partir de biens privés et non de
biens communs ».
Dans les
écrits actuels sur le péché et l’éthique, les règles appliquées au
gouvernement et aux individus divergent. Mais ce n’est pas le cas dans les
écrits de Molina. Il était convaincu qu’un roi pouvait, en tant que roi, être
coupable de péchés mortels. Par exemple, s’il accordait à certains le
privilège du monopole, il violait les droits des consommateurs d’acheter au
marchand le moins cher. Molina en a conclu que ceux qui en tiraient bénéfice
devaient par la loi morale réparer les dommages causés.
Vitoria, Navarrus,
Covarrubias, de Soto et Molina étaient les cinq plus importants d’une
douzaine de penseurs extraordinaires qui ont su résoudre les problèmes
économiques les plus complexes bien avant l’époque classique.
Ayant suivi la
tradition aquinoise, ils ont usé de logique pour comprendre le monde qui les
entourait, et ont promu des institutions capables d’assurer la prospérité et
le bien commun. Il est donc peu surprenant que de nombreux penseurs de la
scolastique tardive aient été d’avides défenseurs du marché libre et des
libertés.
La
tradition autrichienne
Les idées sont
comme le capital dans le sens où nous les prenons pour acquises, alors
qu’elles marquent le travail de nombreuses générations. Dans le cas de la
logique économique, il en va de plusieurs centaines d’années. Une fois
comprise, l’économie s’intègre dans la manière dont nous observons le monde.
Si nous ne la comprenons pas, de nombreux aspects de notre monde continuent
d’être hors de notre portée et de nous troubler.
Il est
frappant que le savoir des penseurs de la scolastique tardive ait été perdu
au fil des siècles. La Grande-Bretagne est restée un monde à part en ce
domaine en raison de sa langue et de sa géographie, mais la tradition
continentale s’est développée petit à petit, notamment en France aux XVIIe et
XIXe siècles.
Il est aussi
particulièrement frappant de noter que la renaissance des idées de la
scolastique tardive se soit produite en Autriche à la fin du XIXe siècle,
dans un pays qui avait évité une révolution politique ou théologique. En
observant les enseignants de Mengel, nous trouvons des successeurs de la
tradition de la scolastique.
Mises a écrit
que l’économie était une science nouvelle, et il avait raison sur ce point,
mais la discipline n’en est pas moins vraie. Ceux qui évitent sans cesse de
l’apprendre ne se privent pas seulement d’une part de vérité, mais sont en
parfait déni de cette réalité, et ce n’est pas ainsi que nous pourrons
avancer.
Quant aux
économistes modernes qui sont coincés en mode positiviste, ils ont beaucoup à
apprendre de l’école de Salamanca, dont les membres ne se seraient pas laissé
piéger par les idées fausses qui dominent les théories politiques et
économiques aujourd’hui. Si seulement notre compréhension de l’économie
pouvait à nouveau emprunter le chemin qui a été pavé pour nous il y a plus de
400 ans. A la manière des cathédrales qui conservent leur intégrité, leur
beauté et leur stabilité, l’école autrichienne d’économie, en tant que
descendante des idées de Salamanca, nous parle d’une réalité intègre, et se
moque des modes intellectuelles de notre temps.
Discours
prononcé le 24 octobre 2009 lors de la conférence Birthplace of Economic
Theory à Salamanca, en Espagne.
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