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N'importe
quel étudiant un peu sérieux en économie politique
laissera tomber son livre de découragement lorsqu'il en viendra au
chapitre de la politique économiques des nations entre elles. A quoi
bon se perdre dans les subtilités de la théorie
économique la plus élaborée quand les gens de la rue, ou
même nos gouvernants responsables de la politique économique,
n'ont pas encore compris Adam Smith, tout au moins en ce qui concerne les
relations économiques internationales ? Car les droits de douane que
l'on nous impose aujourd'hui, ainsi que la politique commerciale, non
seulement sont au moins aussi mauvais que ceux qui sévissaient aux
XVIIe et XVIIIe siècles, mais ils sont
même incomparablement pires. Les raisons que l'on donne pour justifier
les tarifs douaniers et les entraves aux commerce sont les mêmes
aujourd'hui qu'alors, et les causes véritables qui les produisent n'ont
pas changé non plus.
Au
siècle où parut La Richesse des Nations et depuis trois
quarts de siècle ensuite, la question du libre-échange a
été exposée des milliers de fois, mais jamais
peut-être avec autant de simplicité et de force qu'elle le fut
dans ce livre. En gros, Adam Smith fait reposer sa thèse sur cet
axiome fondamental.« Dans tout pays, l'intérêt
général est et doit être qu'on puisse acheter les
marchandises dont on a besoin là où elles se vendent le meilleur
marché. Cette proposition est d'une telle évidence, poursuit-il,
qu'il paraît absurde de prendre la peine d'en faire la preuve, et
jamais cela n'eût été nécessaire si la casuistique
intéressée des commerçants et des fabricants n'avait
réussi à bafouer le bon sens de l'humanité. »
D'autre
part, on considérait alors le libre échange comme l'un des
aspects de la spécialisation du travail :
Un
chef de famille un peu avisé se donnera pour règle de ne jamais
fabriquer chez lui ce qui lui coûterait moins cher d'acheter.
Ainsi
le tailleur n'essaiera pas de faire ses chaussures, il les achètera au
cordonnier. Le cordonnier n'essaiera pas de confectionner ses
vêtements, mais s'adressera au tailleur. Le fermier ne tentera pas
davantage de fabriquer les uns ou les autres, mais les achètera chez
ces deux artisans. Chacun d'eux trouve son avantage à porter tous ses
efforts dans un domaine où il l'emporte sur ses voisins, et à
acquérir contre une partie de ses produits, ou ce qui revient au
même, contre l'argent qu'il a gagné en les vendant, n'importe
quel bien dont il a besoin. Ce qui apparaît comme prudence
élémentaire dans la conduite d'une famille particulière
ne saurait être une folie dans la politique d'un grand pays.
Qu'est-ce
qui a donc pu amener les gens à penser que ce qui est prudence pour le
père de famille pourrait être pure folie en ce qui concerne un
grand pays ? Ce fut un véritable réseau d'idées fausses,
dont les hommes n'ont pas encore réussi à briser les mailles
pour en sortir. La plus nocive de toutes est l'illusion centrale qui fait
l'objet de ce livre, celle qui consiste à ne considérer que les
conséquences immédiates d'un droit de douane sur quelques
groupes particulier, en négligeant d'en voir les résultats
lointains sur l'ensemble de la nation.
2
Voici
un fabricant américain de chandails de laine. Il va au Congrès
ou au Ministère, et explique aux députés de la
commission compétente, ou aux chefs de bureaux, que ce serait un vrai
désastre s'ils modifiaient ou réduisaient tant soit peu les
droits de douane sur les chandails anglais. Il vend actuellement ses chandails
15 dollars, alors que les fabricants anglais peuvent vendre les leurs 10
dollars. Il faut donc maintenir un droit de 5 dollars pour qu'il puisse
continuer à travailler. Ce n'est pas à lui qu'il pense, bien
sûr, mais aux centaines de femmes et d'hommes qu'il emploie et à
tous ceux que ces travailleurs font vivre grâce aux dépenses que
leur permettent leurs salaires. Privez-les de leur travail et vous
créez le chômage, et une chute brusque du pouvoir d'achat qui va
s'étendre de proche en proche en cercles à l'infini. Et pour
peu qu'il puisse démontrer que si l'on supprimait ou réduisait
le droit de douane, il serait forcé de fermer son usine, ses arguments
paraissent sans réplique et le Congrès s'incline.
Mais
l'erreur consiste justement à ne considérer que ce fabricant et
ses ouvriers, ou même seulement l'industrie américaine du
chandail. C'est se tromper gravement que de porter attention seulement aux
conséquences immédiates que l'on peut voir, et de
négliger celles que l'on ne peut voir parce qu'on les empêche
positivement d'apparaître.
Ceux
qui sollicitent des droits de douane appuient leurs demandes sur des
arguments qui sont loin d'être conformes aux faits. Mais, admettons que
les faits soient tels que le fabricant les a décrits. Admettons qu'un
droit de douane de 5 dollars lui soit nécessaire pour continuer son
industrie et procurer du travail à ses ouvriers.
Nous
avons choisi délibérément l'exemple le moins favorable
à la suppression d'un droit de douane. Nous n'avons pas choisi le cas
où l'on cherche à démontrer la nécessité
d'un nouveau droit de douane qui permettrait la création d'une
nouvelle industrie, mais le cas où l'on plaide pour le maintien d'un
droit déjà existant et qui a « permis la création
d'une industrie active » de sorte que ce droit ne pourra être
supprimé sans léser quelqu'un.
Le
droit de douane est supprimé : le fabricant fait faillite, un millier
d'ouvriers sont congédiés, et les commerçants chez qui
ils avaient coutume de faire leurs achats sont touchés à leur
tour. Voilà le résultat immédiat qu'on voit. Mais il y
en a bien d'autres qui, bien plus difficiles à remarquer, ne sont pas
moins immédiatement ni moins réels, car à partir de ce
moment on peut trouver des chandails qui, au lieu de coûter 15 dollars,
n'en coûtent plus que 10. Les acheteurs peuvent donc se procurer la
même qualité de chandails mais pour un prix moindre, ou des
chandails de meilleure qualité au même prix qu'avant. S'ils
achètent la même qualité, non seulement ils ont un
chandail, mais il leur reste 5 dollars qu'ils n'auraient pas eus avant, et
avec lesquels ils peuvent acheter autre chose. Les 10 dollars qu'ils donnent
pour payer le chandail importé servent à
rémunérer la main-d'œuvre de l'industrie du chandail en
Angleterre — ainsi que n'a pas manqué de le faire remarquer
notre fabricant américain. Mais avec les 5 dollars qui restent, ils
procurent de la main-d'œuvre à beaucoup d'autres industries en
Amérique.
Mais
les conséquences de l'affaire ne s'arrêtent pas là. En
achetant des chandails anglais, les consommateurs américains procurent
des dollars aux Anglais avec lesquels ceux-ci achèteront
eux-mêmes des marchandises américaines. Et en fait, si on
néglige ici les complications de l'échange multilatéral
des prêts, des crédits, des mouvements de l'or, etc., et qui ne
modifient en rien le résultat final, c'est la seule façon pour
les Anglais d'utiliser ces dollars.
C'est
parce qu'on a permis aux Anglais de nous vendre davantage qu'ils vont pouvoir
ainsi nous acheter davantage. Il se peut même qu'ils soient obligés
de nous acheter davantage, s'ils ne veulent pas que leur solde en dollars ne
reste à jamais inutilisé.
Donc,
plus nous laissons entrer de marchandises anglaises, plus nous aurons
à exporter de marchandises américaines. Et quoiqu'il y ait
désormais moins d'ouvriers occupés dans l'industrie du chandail
en Amérique, il en reste davantage pour travailler — et d'une
manière certainement plus efficace — disons dans l'industrie
américaine de l'automobile ou des machines à laver. Tout compte
fait, la main-d'œuvre américaine n'a pas subi de perte, mais la
fabrication en Angleterre comme en Amérique s'est accrue. Les
travailleurs dans chaque pays sont tous employés à faire ce
pour quoi ils sont le plus aptes, au lieu d'être contraints à
faire des travaux qu'ils feraient moins bien ou même mal. Les
consommateurs des deux pays sont mieux servis. Ils peuvent acheter ce qu'ils
désirent là où ils le trouveront au meilleur compte. Les
Américains sont mieux approvisionnés en chandails et les
Anglais le sont aussi bien mieux en automobiles et en machines à
laver.
3
Considérons
maintenant l'autre aspect de la question, et voyons quel est le premier
résultat de la création d'un droit de douane. Supposons qu'il
n'existe aucun droit sur la bonneterie étrangère, et que les
Américains aient pris l'habitude d'acheter des chandails,
importés sans droits de douane, et qu'à ce moment on fasse
valoir l'argument qu'on pourrait créer en Amérique une
industrie du chandail, en imposant une taxe d'entrée de 5 dollars par
chandail. Cet argument se tient très bien jusque-là. Le prix du
chandail anglais pour l'acheteur américain pourrait même
être élevé si haut que le fabricant américain
pourrait trouver intéressant de monter une entreprise de chandails.
Mais les consommateurs américains seraient alors obligés de
subventionner cette industrie. Sur chaque chandail américain qu'ils
achèteraient, ils seraient en effet obligés de débourser
un droit de 5 dollars incorporé dans le prix qu'ils auraient à
payer, et qui serait ainsi prélevé sur eux par la nouvelle
industrie américaine.
L'industrie
du chandail attirerait à elle une main-d'œuvre qui
jusque-là en Amérique n'avait jamais travaillé dans ce
domaine. Tout cela est très vrai. Mais au bout du compte, le volume de
l'industrie nationale ne serait pas modifié, pas plus d'ailleurs que
celui de la main-d'œuvre. Comme le contribuable américain devrait
débourser 5 dollars de plus pour s'acheter un chandail de même
qualité qu'avant, il aurait 5 dollars de moins pour faire ses autres
achats. Pour avoir voulu qu'une nouvelle industrie naisse et puisse grandir,
il aura fallu en léser une centaine d'autres. Pour avoir voulu que 20
000 personnes travaillent dans la bonneterie des chandails, il aura fallu
retirer 20 000 personnes à d'autres travaux.
Mais
cette nouvelle industrie serait spectaculaire ! On pourrait dénombrer
ses employés, évaluer les capitaux qu'elle représente,
chiffrer la valeur en dollars de ses produits sur le marché. Les
voisins de ces nouvelles usines pourraient voir chaque jour les ouvriers
allant à leur travail et en revenant. Les résultats en seraient
apparents et concrets. Mais on remarquerait moins le marasme de quelque cent
autres usines, la perte de travail qui en résulterait pour quelque 20
000 travailleurs ; même le plus habile statisticien serait incapable
d'évaluer d'une manière précise la portée de
l'incidence qu'a eue la perte de travail — combien exactement de
travailleurs hommes et femmes ont été débauchés
dans telle ou telle usine, à combien se chiffrent les pertes de telle
ou telle industrie — et tout cela parce que des consommateurs ont
dû payer leurs chandails plus cher. Cette difficulté
d'évaluation vient de ce que la réduction du chiffre d'affaires
ainsi causé dans tout le pays serait minime pour chaque branche d'activité
particulière. Personne ne pourrait savoir de façon
précise à quoi chaque consommateur aurait employé ses 5
dollars restants, si on les lui avait laissés. La très grande
majorité du public, par conséquent, serait victime de cette
illusion d'optique et croirait que cette industrie nouvelle ne nous aurait
rien coûté.
4
Il
faut souligner — cela est important — que cette taxe nouvelle sur
les chandails n'aurait pas pour effet d'augmenter les salaires
américains. Certes, cela permettrait à des ouvriers américains
de travailler dans la nouvelle industrie pour le même salaire que celui
de l'ouvrier américain moyen (de même habileté qu'eux) au
lieu d'avoir à entrer en concurrence dans cette industrie aux taux des
salaires anglais. Mais la création de ce droit de douane n'aura
nullement accru les salaires américains en général, car,
nous l'avons vu, le nombre des emplois n'augmentera pas, la demande de
marchandises non plus, et la productivité du travail pas davantage. La
taxe amènerait plutôt une réduction de la production.
Et
cela nous conduit à mesurer les conséquences véritables
de la création d'une barrière douanière ; non seulement
les avantages visibles qu'elle peut comporter sont compensés par des
pertes réelles mais moins apparentes, mais dans l'ensemble, elle
entraîne une perte pour le pays. Contrairement à une propagande
partiale, qui dure depuis plusieurs siècles, le droit de douane a pour
effet de réduire le niveau américain du salaire.
Essayons
de comprendre plus clairement par quel mécanisme cela se produit :
nous avons vu que la somme additionnelle que le consommateur paye pour un
article frappé d'un droit de douane lui retire cette même somme
pour acheter d'autres articles. L'ensemble de l'industrie nationale ne gagne
donc rien à cette opération. Mais le résultat de cette
barrière artificielle, dressée contre ces marchandises
étrangères, est que la main-d'œuvre, le capital et
l'agriculture américains sont détournés de tâches
qu'ils faisaient avec efficience pour s'adonner à des tâches
qu'ils font moins bien. Donc, à cause de la barrière
douanière, le niveau de la productivité moyenne de la
main-d'œuvre et du capital producteur est abaissé.
Si
nous nous plaçons maintenant au point de vue du consommateur, nous
nous apercevons qu'avec la même quantité de monnaie il obtient
moins de marchandises. Puisqu'il doit payer plus cher son chandail et les
autres produits importés, il a moins d'argent pour acheter autre
chose. Le pouvoir d'achat de son revenu est donc réduit. Finalement le
droit de douane aura-t-il pour ultime conséquence d'abaisser le niveau
des salaires, ou d'élever les prix ? Cela dépendra de la
politique monétaire que suivra le Gouvernement. Ce qui reste certain
c'est que le droit de douane — quoiqu'il puisse avoir pour
conséquence de faire monter les salaires au-dessus de ce qu'ils
auraient été dans l'industrie protégée — a
pour effet final, quand on considère toutes les industries, de
réduire le salaire réel.
Seuls
des esprits faussés par des générations de propagande
trompeuse pourront qualifier cette conclusion de paradoxale. Que
pourrons-nous attendre, en effet, d'une politique qui
délibérément emploie nos ressources en capital et en
travail d'une manière moins efficace que celle que nous devrions
suivre ? Quel autre résultat peut sortir d'une politique qui
délibérément dresse des obstacles artificiels au
commerce et aux transports ?
Car
l'érection de ces barrières douanières arrive au
même résultat que l'érection d'un mur réel. Il est
très significatif de noter que les protectionnistes emploient
couramment le langage du temps de guerre. Ils parlent de« repousser
l'invasion » des produits étrangers. Et les moyens qu'ils
suggèrent dans le domaine fiscal sont ceux qu'on emploie sur le champ
de bataille. Les tarifs douaniers qu'on dresse pour repousser cette invasion
sont pareils aux pièges à tanks, aux tranchées et aux
réseaux de barbelés construits pour repousser ou
détruire les tentatives d'invasion d'une armée ennemie. Et tout
comme celle-ci se voit forcée d'user de moyens plus coûteux pour
surmonter ces obstacles nouveaux : tanks plus puissants, détecteurs de
mines, corps d'ingénieurs spécialisés pour créer
des machines à couper les barbelés, franchir les
rivières et construire les ponts, de la même manière on
se voit obligé de développer de nouveaux moyens de transport
plus coûteux et plus efficaces, afin de surmonter ces obstacles
douaniers.
D'un
côté, on s'efforce de réduire les coûts de
transport des marchandises entre l'Angleterre et l'Amérique, ou entre
le Canada et les États-Unis ; on construit pour cela des bateaux plus
rapides et mieux conditionnés, des ponts et des routes plus larges,
des locomotives et des camions plus rapides ; de l'autre côté,
on neutralise l'argent investi dans cette amélioration des transports
par des droits de douane qui ont pour résultat de gêner le
transport des marchandises, en dépit des progrès
réalisés à cette fin. Il en coûte un dollar de
moins pour faire venir un chandail par bateau, mais on augmente de deux
dollars les droits sur les chandails pour empêcher leur embarquement.
En réduisant le fret que ce bateau pourrait convoyer, on réduit
d'autant la valeur investie dans l'industrie productive des transports.
5
Tel
que nous l'avons décrit, le droit de douane est instauré au
profit du producteur et aux dépens du consommateur. En un sens cela
est exact. Ses partisans n'ont en vue que les intérêts des
producteurs favorisés par le paiement de ces droits. Ils oublient les
intérêts du consommateur à qui l'on fait tort, car c'est
lui qui doit payer le montant des droits. Pourtant ce serait une erreur de se
représenter le droit de douane comme un conflit entre la masse des
producteurs et la masse des consommateurs. Il est certain que le droit de
douane nuit à tous les consommateurs en tant que tels, et il n'est pas
vrai qu'il favorise tous les producteurs en tant que tels. Au contraire,
comme nous venons de le voir, il favorise une catégorie seulement de
producteurs, aux dépens de tous les autres producteurs
américains, et en particulier aux dépens de ceux qui ont un
marché extérieur relativement plus élevé.
Nous
pouvons éclaircir ce point en usant d'un exemple un peu forcé.
Supposons que nous élevions notre barrière douanière par
des droits si lourds qu'ils deviennent absolument prohibitifs, et qu'aucune
marchandise étrangère n'entre plus dans le pays. Supposons que
le prix du chandail en Amérique monte en conséquence de 5
dollars. Obligé de débourser 5 dollars en plus pour acheter son
chandail, le consommateur américain ne pourra alors faire les
multiples petites dépenses de 5 cents qui lui auraient permis
d'acquérir une quantité d'objets provenant d'une centaine de
fabriques américaines.
Nos
chiffres tendent simplement à rendre l'idée plus claire. Il n'y
a pas, bien sûr, de parallélisme aussi rigoureux dans la distribution
de la perte, au surplus l'industrie du chandail elle-même serait tout
aussi affectée si le droit de douane protégeait d'autres
industries. (Mais négligeons ces complications pour l'instant).
Si
donc on ferme complètement le marché américain aux industriels
étrangers, ils ne recevront plus aucun dollar, ils seront alors dans
l'impossibilité d'acheter quelque marchandise que ce soit dans notre
pays. Il en résultera que les industries américaines subiront
une crise dont l'intensité sera en proportion directe avec le
pourcentage des ventes qu'elles faisaient à l'étranger. Celles
qui souffriront le plus seront, par exemple, les producteurs de coton brut,
les extracteurs de cuivre, les fabricants de machines à coudre, de
tracteurs agricoles, de machines à écrire, etc.
Un
droit de douane élevé, qui pourtant ne serait pas prohibitif,
produira des résultats analogues, mais simplement à un
degré moindre.
Par
conséquent, l'établissement du droit de douane a pour effet de
modifier la structure de la production américaine. Il modifie
le nombre des industries existantes, leurs catégories et l'importance
relative d'une industrie par rapport à celle des autres. Il
développe l'industrie dans laquelle nous ne sommes pas
spécialement qualifiés, et contracte celle dans laquelle nous
sommes qualifiés. Finalement donc, le droit de douane, dans son
ensemble, a pour effet de réduire la productivité de
l'industrie américaine aussi bien que des industries d'autres pays
avec lesquels nous aurions autrement échangé des marchandises
sur une plus large échelle.
A
longue échéance, et quelles que soient les montagnes
d'arguments que l'on mobilise pour ou contre lui, le droit de douane n'est
pas lié à la question de l'emploi. Les modifications soudaines
dans l'échelle des droits de douane, qu'elles augmentent ou diminuent
les tarifs, peuvent, il est vrai, créer du chômage temporaire,
de même qu'elles apporteront des changements dans la structure de la
production. Ces modifications brutales peuvent même donner naissance
à une crise. Mais le droit de douane n'est pas étranger
à la question des salaires. A la longue, il est cause d'un abaissement
du salaire réel, parce qu'il diminue le rendement, la production et la
richesse.
On
peut donc voir que toutes les principales idées fausses concernant le
droit de douane procèdent de l'illusion centrale dont nous traitons
dans ce livre. Elles proviennent de ce que l'on ne considère que les
résultats immédiats d'un seul droit de douane sur un seul
groupe de producteurs, en oubliant de considérer les résultats
plus lointains qui affecteront, à la longue, aussi bien les
consommateurs dans leur ensemble que les autres producteurs.
J'entends
un lecteur me demander :« Pourquoi ne pas résoudre le
problème en étendant le droit de douane à tous
les producteurs ? » Mais ici l'illusion, c'est que le droit de douane
ne peut apporter une aide égale à tous les producteurs, et
surtout ne peut aider en aucune manière ceux qui, dans le pays,
surclassent déjà leurs concurrents étrangers ; ces
fabricants prospères doivent forcément souffrir du
détournement de pouvoir d'achat que cause le droit de douane.
6
Nous
ferons une dernière remarque touchant le droit de douane.
Celle-là même dont nous avons reconnu l'importance lorsque nous
avons examiné les conséquences du machinisme. Il est inutile de
nier que le droit de douane avantage, ou au moins peut avantager certains
intérêts particuliers. Oui, il les favorise, mais aux
dépens de tous les autres. Sans contredit, il leur octroie de
réels avantages. Si une seule industrie se trouve
protégée grâce à lui, et que ses patrons comme ses
ouvriers peuvent par ailleurs acheter tout ce dont ils ont besoin dans
d'autres pays sur le plan du libre-échange, cette industrie sera
réellement favorisée, même en produit net. Mais si on
s'efforce d'étendre les bienfaits du tarif, il arrive alors
que, même les gens qui relèvent des industries
protégées, aussi bien producteurs que consommateurs, ne tardent
pas à souffrir aussi de la protection accordée à leurs
voisins, et finalement ils se trouvent, même avec un produit net, en
plus mauvaise posture que si, ni eux ni personne, n'avaient été
protégés par les tarifs douaniers.
Mais
il ne faut pas nier — comme l'ont si souvent fait quelques
libre-échangistes enthousiastes — qu'il peut arriver que ces droits
avantagent certains groupes d'industriels. Nous ne dirons pas, par exemple,
qu'une diminution des droits favorisera tout le monde et ne nuira à
personne. Il est certain que cette réduction finalement serait
profitable au pays tout entier. Mais il n'en reste pas moins que certains
groupes seraient atteints, à savoir ceux qui, jusqu'alors
bénéficiaient de tarifs élevés.
C'est
là une des raisons pour lesquelles il est mauvais de commencer
à créer des secteurs protégés. Pourtant, il faut
reconnaître honnêtement ce qui est : il n'y a pas de doute que
certains industriels ont raison lorsqu'ils affirment que si l'on supprimait
le droit de douane qui les protège, ils devraient fermer leur maison
et renvoyer leurs ouvriers (au moins temporairement). Et si leurs ouvriers
étaient devenus hautement qualifiés, ils seraient en
chômage plus longtemps, au moins jusqu'à ce qu'ils aient pu
devenir aussi habiles dans une autre spécialité. Qu'on
étudie les conséquences des droits de douane ou celles du
machinisme, on doit chercher à percevoir toutes ces
conséquences, aussi bien les plus lointaines que les plus
immédiates, et non pas seulement sur un seul groupe économique,
mais sur tous les groupes.
En
post-scriptum à ce chapitre, je voudrais ajouter que mon argumentation
ne vise pas tous les droits de douane, comme par exemple les droits purement
fiscaux ou ceux qui sont institués pour soutenir les industries
indispensables à la guerre. Je ne combats pas non plus tous les
arguments donnés en faveur des droits de douane. Je vise surtout
l'erreur de croire qu'un droit de douane, tout compte fait, procure du
travail, élève des salaires ou protège le niveau
de vie de l'Américain. Il ne réalise rien de tout cela, et
même le tarif douanier, pour ce qui est du salaire et du niveau de vie,
produit des effets diamétralement contraires. Mais l'étude des
droits de douane, créés pour des fins autres que la protection
industrielle, nous entraînerait en dehors de notre sujet.
Nous
n'examinerons pas davantage les effets des contingentements, du
contrôle des changes, des traités bilatéraux ou autres
systèmes qui ont pour but de réduire, détourner, ou
proscrire totalement le commerce international. De tels
procédés présentent en général les
mêmes conséquences que les droits de douane trop élevés
ou prohibitifs, ou même ont des résultats pires encore. Ils
posent des problèmes encore plus complexes, mais on peut en voir le
résultat final par le même genre de raisonnement que nous avons
employé pour étudier les droits de douane.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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