Professeur
émérite à l’Université de Paris-Sorbonne et
membre de l’Académie des sciences morales et politiques,
Raymond Boudon fut l’un des grands sociologues
français de ces trente dernières années. Il vient de
mourir à l’âge de 80 ans. Fervent défenseur
de l’individualisme méthodologique, il
fut le premier à introduire ce courant de pensée en France
après avoir l’avoir étudié aux États-Unis
dans les années 60. Mais qu’est-ce que l’individualisme
méthodologique ? Retour sur un concept qui fait toujours
débat, des années après la querelle qui a opposé Raymond
Boudon à Pierre Bourdieu.
Les sciences
sociales, appelées aussi sciences morales, ou sciences de la culture,
tentent de comprendre, avec les méthodes des sciences de la nature, la
diversité des faits sociologiques, des faits historiques, des
phénomènes économiques et politiques etc. Dès
leur naissance, deux tendances antagonistes ont vu le jour : l'individualisme
de l’école allemande de Wilhelm Dilthey et Max Weber, et le holisme
de l’école positiviste de Auguste Comte
et Émile Durkheim. Cet antagonisme renvoie à deux conceptions
du statut de l’acteur social :
-
L’une
met l’accent sur l’autonomie et la responsabilité des
acteurs sociaux. Elle accorde le primat au jeu des individus et à leur
conscience (l'individualisme) ;
-
L’autre
met l’accent sur l’hétéronomie et les effets
déterministes des structures sur les acteurs sociaux. Elle accorde le
primat à l’inconscient, qu’il soit biologique,
psychologique ou social (le holisme).
Raymond Boudon
défendait le premier point de vue. Il considérait Max Weber
comme le fondateur de la démarche individualiste dans les sciences
sociales. Pour ce dernier, la réalité sociale relève
d’interactions individuelles obéissant à des choix
subjectifs qu’il faut tenter de comprendre. Selon Weber, « La
sociologie compréhensive (telle que nous la concevons)
considère l’individu isolé et son activité comme
étant son unité de base, je dirai : son
‘atome’ » (Essais
sur la Théorie de la Science). De même, pour Raymond Boudon,
l’axiome de base d’une sociologie qui repose sur
l’individualisme méthodologique est le suivant :
« L’individu, et non le groupe, est ‘l’atome
logique’ de l’analyse sociologique ». Il s’agit
donc de ramener les phénomènes macroscopiques
(non-intentionnels) auxquels la sociologie s’intéresse à
leurs causes microscopiques (intentionnelles).
De son
côté Pierre Bourdieu, sociologue et ancien professeur au
Collège de France, souscrivait au second point de vue, le holisme
méthodologique dans la ligne d’Émile Durkheim. Ce dernier
concevait les faits sociaux comme des choses, indépendamment de leurs
auteurs. La réalité sociale s’explique par des liens de
causalité, comme dans les sciences naturelles. Dans les Règles de la méthode
sociologique, il écrit : « la cause
déterminante d’un fait social doit être recherchée
dans les faits sociaux antécédents, et non parmi les
états de la conscience individuelle ». Alors que pour
Weber, la sociologie est une science de l’action sociale, pour
Durkheim, elle est une science des faits sociaux.
Dans le
modèle déterministe de Bourdieu, l’individu est toujours
pensé comme un produit ou un jouet des structures sociales et des
normes collectives. L’acteur social est comme une pâte molle sur
laquelle viendrait s’inscrire les données de son environnement,
lesquelles lui dicteraient ensuite son comportement.
Prenons
l’exemple de l’éducation et de la politique scolaire,
auxquelles Bourdieu a consacré deux ouvrages avec Jean-Claude Passeron, Les
Héritiers en 1964 et La
Reproduction en 1970. Partant du constat statistique d’une
corrélation entre échec scolaire et milieux populaires
défavorisés, Bourdieu en déduit que les forces sociales
agissent pour maintenir la domination d’une classe sur une autre. Sa
thèse est que l’école est un système de
sélection et de reproduction des élites qui légitime et
perpétue les inégalités sociales. Dans ce contexte, la
position initiale des individus ou leur origine sociale déterminerait
toujours leur position finale, c’est-à-dire leur statut social.
À l'inverse,
le modèle rationnel de l’homo sociologicus
que défend Boudon part du principe fondamental que, pour expliquer le comportement
ou les croyances de l’acteur social, il faut tenter de démontrer
que celui-ci a des raisons de faire ce qu'il fait ou de croire ce qu'il
croit. L’intentionnalité rationnelle de l’action
individuelle conduit donc nécessairement à concevoir les acteurs
sociaux comme autonomes par rapport aux structures sociales. Cela ne signifie
pas que toute influence de l’environnement serait exclue. L’homo sociologicus est doté d’une autonomie
variable en fonction du contexte dans lequel il se trouve. Il est soumis
à des passions, à des intérêts qu’il cherche
à satisfaire en utilisant les moyens qui lui semblent les meilleurs.
Mais c’est un agent intentionnel et rationnel, capable de placer les
données extérieures sous le contrôle de sa conscience.
En 1973, Raymond
Boudon écrit L’inégalité
des chances, en réponse à Bourdieu. Selon Boudon,
une proportion significative d'individus échappe aux
déterminismes sociaux énoncés par P. Bourdieu et J.-C. Passeron. Il leur reproche ainsi de brosser un tableau de
l'école où les habitus des acteurs et la « violence
symbolique » du système sont tellement déterminants
qu'ils ne laissent aucune place au potentiel de résistance ou de
stratégie des individus. Par ailleurs, il critique la théorie
du complot qui sous-tend la thèse de Bourdieu. Tout se passe comme si
des forces sociales agissaient, à l’insu des acteurs sociaux,
pour maintenir l’opposition entre une classe dominante et une classe
dominée. L’école valoriserait, sans le dire, la culture
de la classe dominante, la culture générale (dite
« bourgeoise ») et jugerait ainsi les individus en
fonction de leur familiarité avec cette culture.
Finalement, on
retrouve chez Bourdieu les deux grandes thèses de la vulgate
nietzschéenne et marxiste :
-
Les
comportements et les croyances sont déterminés par les forces
sociales.
-
Toutes
les sociétés se composent de dominants et de dominés.
La plupart des
théories sociologiques depuis les années 60, s’inspirent
de ce modèle déterministe.
À cela,
Boudon objecte que l’existence de soi-disant « forces
sociales » n’est pas observable. Et il leur oppose
l’autonomie de l’individu comme une réalité de
fait. C’est bel et bien notre autonomie qui nous fait aller d’un
point A à un point B. Mais pour aller à B, il faut tenir compte
des structures. Les structures sont donc des paramètres mais non les
causes qui nous poussent à aller de A à B. Ainsi, selon lui,
les sociologues déterministes introduisent une confusion entre
paramètre et cause. Un thème qu’il a longuement
développé dans son petit livre : La
sociologie comme science.
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