|
Le principe de non-agression, seul
principe de législation
La doctrine du
droit chez Kant contient une grave erreur, nous dit Schopenhauer. Sa
construction de l'État se déduit de l'impératif
catégorique et devient un devoir de moralité. Elle a
donné naissance à d'étranges doctrines, comme l’idée
que l'État est un moyen de nous élever à la
moralité, qu'il naît d'une aspiration à la vertu. Or ce
n'est pas du tout l'égoïsme que vise l'État, mais
seulement les conséquences funestes de l'égoïsme, selon
Schopenhauer. Une théorie non moins fausse est celle de Hegel, qui
fait de l'État la condition de la liberté et, par là
même, de la moralité
En matière
de droit, la doctrine de Schopenhauer est claire : « on ne
peut imposer aux gens rien qui ne soit négatif ». Autrement
dit, les devoirs de charité, la morale positive, ne sont pas du
domaine du droit. « La législation positive n'est rien que
l'institution d'une injustice positive, et n'est qu'une injustice
imposée et publiquement avouée. C'est ce qui a lieu pour tout
État despotique ; c'est encore le caractère de la plupart des
empires musulmans, et c'est aussi celui de certaines parties
intégrantes de divers régimes : tels le servage, la
corvée, etc. »
En
d’autres mots,
celui
qui part de l'idée préconçue que la notion du droit doit
être positive, et qui ensuite entreprend de la définir,
n'aboutira à rien ; il veut saisir une ombre, poursuit un spectre,
entreprend la recherche d'une chose qui n'existe pas. La notion du droit,
comme celle de la liberté, est négative ; son contenu est une
pure négation. C'est la notion du tort qui est positive ; elle a la
même signification que nuisance - læsio
- dans le sens le plus large. Cette nuisance peut concerner ou la personne,
ou la propriété, ou l'honneur. Il s'ensuit de là que les
droits de l'homme sont faciles à définir : chacun a le droit de
faire tout ce qui ne nuit pas à un autre. (Parerga et Paralipomena)
L'État et la morale
La morale ne
considère que l'action juste ou injuste, tout son rôle est de
tracer nettement les bornes où doit se contenir son activité. Il
en va tout autrement de la politique. Car l'État ne doit juger que des
conséquences de l'action juste ou injuste sur autrui, des actes
réels de « l'injustice consommée », et non des
pures intentions, auxquelles nous n’avons pas accès.
Aussi
l'État ne nous interdit pas de nourrir contre un homme des projets
incessants d'assassinat, d'empoisonnement, pourvu que la peur du glaive et de
la roue nous retienne non moins incessamment et tout à fait
sûrement de passer à l'exécution. L'État n'a pas
non plus la folle prétention de détruire le penchant des gens
à l'injustice, ni les pensées malfaisantes; il se borne
à placer, à côté de chaque tentation possible,
propre à nous entraîner vers l'injustice, un motif plus fort
encore, propre à nous en détourner; et ce second motif, c'est
un châtiment inévitable.
En somme,
l’État ne doit se soucier que de la légalité des
actes effectivement commis, pas des pensées, des opinions, des
volontés, des intentions, sous peine de devenir despotique.
De même,
une action moralement injuste, mais qui ne lèserait personne, et donc
n'aurait pas « pour corrélatif une injustice soufferte »,
ne tomberait pas sous le coup de la loi. Ainsi, dit-il, « la
science de l'État, la science de la législation n'a en vue que
la victime de l'injustice (…). Si l'on pouvait concevoir une
injustice commise qui n'eût pas pour corrélatif une injustice
soufferte, l'État n'aurait logiquement pas à
l'interdire. » En matière de punition, Schopenhauer démontre
donc l’absurdité d’une notion telle que celle de crime
sans victime.
Le droit de propriété est
inviolable
La doctrine de
Schopenhauer sur le droit de propriété est sans concession. « Kant
a déclaré qu'en dehors de l'État il n'y a pas de droit
parfait de propriété : c'est une erreur profonde. (…)
Même dans l'état de nature, la propriété existe,
accompagnée d'un droit parfait, droit naturel, c'est-à-dire
moral, qui ne peut être violé sans injustice, et qui peut au
contraire être défendu sans injustice jusqu'à la
dernière extrémité. »
En effet,
précise-t-il, dès lors qu'une chose a été modifié
par le travail, accommodée, améliorée, mise à
l'abri des accidents, y compris le simple fait de cueillir ou de ramasser un
fruit sauvage, elle appartient de droit à l’auteur de
l’effort. Enlever cette chose à son possesseur, c'est le traiter
de facto comme un esclave. C’est « faire servir ses forces
à lui à notre volonté à nous, c'est pousser
l'affirmation de notre volonté (…), jusqu'à la nier en
autrui, c'est faire une injustice. »
Partant de
là, Schopenhauer en déduit toutes les
conséquences : « Ainsi établi sur des principes
moraux, le droit de propriété, par sa nature même,
confère au propriétaire un pouvoir aussi illimité sur
ses biens qu'il l'a déjà sur sa propre personne ; par suite,
il peut, par donation ou par vente, transmettre sa propriété
à d'autres ; et ceux-ci, dès lors, auront sur elle le
même droit moral qu'il avait ».
Une doctrine morale et politique qui
rappelle celle de Bastiat
Si l’on
dépouille cette doctrine des formes métaphysiques un peu
baroques qui l’enveloppent, il reste une merveilleuse pensée de
la vie et de la difficulté de vivre. Surtout, il reste une
extraordinaire lucidité morale et politique, sans doute
inégalée parmi les philosophes continentaux qui font partie du
corpus « officiel » de l’université. Il
faut lire La loi de Bastiat, qui
date de 1850, pour se rendre compte que la pensée de Schopenhauer est
étonnamment proche de celle du français, bien qu’il
n’y ait eu apparemment aucun contact entre les deux auteurs. Le
philosophe allemand avait 20 ans de plus que Frédéric Bastiat
et est mort dix ans après lui, en 1860.
Ses principales œuvres :
En ligne sur wikisource.
Œuvres intégrales :
·
De la
quadruple racine du principe de raison suffisante (1814). Sa thèse
de doctorat à l’université.
·
Le monde
comme volonté et comme représentation (1818). Traduction A.
Burdeau, PUF. C’est l’œuvre
principale de Schopenhauer. Elle est composée de quatre livres :
- Livre I, sur
l’épistémologie
- Livre II, sur
l’ontologie
- Livre III, sur
l’esthétique
- Livre IV, sur
l’éthique
·
L’Art
d’avoir toujours raison (1830). 38 astuces pour vaincre un
adversaire par tous les moyens, surtout les plus malhonnêtes. La
thèse de l’auteur étant que tout débat public est
par nature truqué, donc vain.
·
Les deux
problèmes fondamentaux de l'éthique (1841). Traduction
Christian Sommer, Folio-essais, Gallimard. Sous ce titre, Schopenhauer a
regroupé deux traités :
-
Essai sur le libre arbitre (couronné le
26 janvier 1839 par la Société royale des sciences de
Norvège)
-
Le fondement de la morale.
·
Parerga et Paralipomena (1851). Écrits
complémentaires (parerga en grec) ou
supplémentaires (paralipomena) au Monde comme Volonté et
Représentation.
·
Extraits choisis :
·
La métaphysique de l’amour
(chapitre 44 des suppléments au livre IV du Monde comme volonté et comme représentation)
·
Aphorisme
sur la sagesse dans la vie (partie des Parerga et Paralipomena). Traduit par J.-A.
Cantacuzène, Quadrige, PUF, Paris.
|
|