Jean du Voyage n’est peut-être pas très éduqué, mais il est assez futé pour comprendre comment le monde fonctionne. Et si on lui donne une méthode efficace pour résoudre un de ses problèmes, il n’a aucune raison d’en chercher une autre lorsque le problème se présente à nouveau à lui.
En début de ce mois, on avait découvert que bien qu’incompétent de façon assez systématique, l’État fournit parfois et à son corps défendant des solutions tout à fait valables à des problèmes pourtant épineux, au moins du point de vue de Jean du Voyage. Ainsi, lorsqu’un compatriote se retrouve coincé en prison alors qu’une cérémonie funéraire doit avoir lieu, on peut bloquer une autoroute durablement, demander une permission exceptionnelle pour le détenu afin qu’il puisse se recueillir un peu devant la dépouille du défunt, obtenir gain de cause et s’en tirer finalement à bon compte.
Magnifique exemple que celui qui fut donc donné par l’État et qui permit à deux détenus d’assister à l’enterrement d’un proche après que leur famille a bloqué l’A1 par des vieux pneus enflammés, en plein week-end de retour massif de vacanciers. Belle démonstration de non-force et d’un principe particulièrement vague d’égalité devant la loi où, finalement, si on est déterminé et nombreux — la petite troupe de bloqueurs comprenait apparemment une cinquantaine d’individus — on n’aura qu’un minimum de soucis malgré des déprédations manifestes, des centaines de milliers d’heures d’automobilistes et de litres d’essences perdus pour un pur caprice.
Dès lors, si un cas similaire se reproduit, Jean du Voyage pourra procéder exactement de la même façon. Et ça tombe bien, il aura fallu moins d’une semaine pour qu’une nouvelle occurrence de décès parmi cette communauté entraîne le même problème, deux hommes, mis en examen pour meurtre, se retrouvant en prison pendant les obsèques de la victime. Cette fois-ci, au lieu d’interrompre l’autoroute A1, c’est la Route Centre Europe Atlantique (RCEA) traversant la France d’est en ouest qui sera promptement bloquée à hauteur de Montceau-les-Mines (Saône-et-Loire) pendant près de trois heures le jeudi 3 septembre, par des membres de la communauté des gens du voyage.
Au moins, reconnaissons que la situation est simple et comporte ce petit côté mécanique qui permet, déjà, une bonne optimisation : au départ, un événement dramatique dans la communauté des gens du voyage, drame qui pousse plus ou moins gentiment l’un ou l’autre membre de cette communauté à se retrouver en prison. Une cérémonie d’obsèques est organisée, à laquelle l’incarcéré ne peut normalement pas prendre part. Immédiatement, une route est bloquée, des pneus sont brûlés, des forces de l’ordre sont saupoudrées autour du méchoui de caoutchouc, le préfet se tortille les doigts, la demande de permission exceptionnelle est accordée, les obsèques ont lieu sous bonne garde, et tout rendre dans l’ordre.
Moyennant quoi, comme c’est maintenant systématique, il devient aisé de prévoir le blocage. Espérons donc que Bison Buté aura la présence d’esprit d’intégrer ces données essentielles dans ses prévisions de trafic, ce qui fera gagner un temps considérable aux automobilistes et routiers concernés avec une carte présentant les manifestations d’agriculteurs, les blocages de tziganes, les opérations coups de poing des taxis, les interruptions volontaires de trafic de l’une ou l’autre corporation ou communauté française dans le cadre d’une fête locale / événement dramatique / revendication catégorielle / mouvement d’humeur / biffez les mentions inutiles.
Toute rigolade mise à part, tout ceci est quand même légèrement inquiétant.
Comme je l’avais pointé dans mon billet du premier septembre, ces exactions impromptues démontrent assez lamentablement que l’État ne sait plus quoi faire pour gérer des groupes déterminés, même faiblement armés. A contrario, des groupes déterminés, tant faiblement que fortement armés, on en trouve un peu partout dans notre belle République, une, indivisible et quelque peu parcourue de spasmes d’agonie. Or, si l’État ne peut pas gérer ces groupes-ci qui sont relativement facile à repérer et encadrer, qu’adviendra-t-il de ces groupes-là qu’il connaît mal, n’infiltre plus par manque de temps, de moyens ou même de conviction, et qui ont eu largement le temps de se doter de moyens tactiques, stratégiques, financiers et offensifs ? Difficile, en effet, de perdre de vue que certains de ces groupes sont très bien organisés (groupes syndicalistes, groupes politiques extrêmes des deux bords, groupes « alter-commerciaux » sur ces marchés lucratifs parallèles qui vendent ces trucs qui font des gouzigouzis dans la tête) et que le précédent ainsi posé forme, en quelque sorte, une recette applicable…
Eh oui : l’État régalien s’est évaporé quelque part sur l’A1 en fin de mois d’août 2015, et je ne pensais même pas que cette évaporation serait mise à profit aussi vite, une semaine plus tard. Dans le même temps, la crise migratoire et l’absence presque totale de toute politique claire de gestion des immigrés, clandestins ou non, demandeurs d’asiles ou non, la valse hésitation entre la fermeté inapplicable et la distribution de câlins tout aussi impraticable donnent une idée précise de la débâcle qui règne non pas au niveau du gouvernement (là, c’est acquis, c’est même devenu une triste banalité de le rappeler) mais au sein des institutions elles-mêmes : la police, la gendarmerie, la justice et l’armée n’ont plus de chefs, de direction et de feuille de route ; non seulement on ne gère plus le quotidien, mais on se contente de faire de la figuration, de donner le change pour les contribuables qui payent la note, sans plus guère prétendre à rendre le service payé.
Par extension, on ne peut que frémir en se demandant ce qui va se passer lorsque les choses vont se corser. Parce qu’elles se corseront forcément — la situation actuelle ne prend absolument pas le chemin d’une amélioration.
Je plains amèrement les hommes de terrain qui, quoi qu’ils fassent, auront tort, le soutien de leur hiérarchie ayant complètement disparu.
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