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L’époque des monopoles
téléphoniques est révolue depuis plus d’une
décennie en Europe. Mais certains législateurs
considèrent que la transition vers un marché des télécommunications
concurrentiel n’est toujours pas achevée, ce qui suscite des
interventions de leur part. Ces interventions visent officiellement à
susciter davantage de concurrence et de dynamisme dans ce secteur, mais
constituent parfois des remèdes inappropriés risquant
d’avoir l’effet contraire.
C’est le cas
d’une des mesures actuellement à l’étude à
Bruxelles. La commissaire européenne en charge de la
Société de l’information et des Médias, Viviane
Reding, a proposé en novembre 2007 une série de réformes
de la réglementation des communications électroniques.
L’une des propositions vise à donner aux régulateurs
nationaux le pouvoir d’imposer une « séparation
fonctionnelle » des opérateurs historiques (les anciens
monopoles) en deux entités distinctes, l’une étant
responsable de gérer les infrastructures de réseau, et
l’autre d’offrir les services de détail à ses
clients(1).
Des monopoles pas si naturels
Pour bien comprendre la logique qui
sous-tend cette mesure, il faut retourner un peu en arrière, au moment
où le marché des télécommunications a
été ouvert à la concurrence.
Les
télécommunications, tout comme les réseaux de transport
ou de distribution d’électricité, ont la
caractéristique de s’appuyer sur des infrastructures
extrêmement coûteuses à déployer qui, pour
être rentables, doivent connecter entre eux le plus de points
d’accès possible. Ces coûts et les contraintes
liées à l’espace physique font en sorte que la dynamique
dans ce secteur ne correspond pas à la vision traditionnelle de la
concurrence. On peut en effet difficilement imaginer que de nombreux
réseaux similaires se superposent pour servir les mêmes clients.
La première entreprise à avoir déployé un
réseau étendu aura toujours une longueur d’avance sur les
autres.
Pour cette raison, le
point de vue économique conventionnel a longtemps
considéré la téléphonie comme un «monopole
naturel», c’est-à-dire un secteur dont la nature même
fait en sorte qu’il est impossible ou très peu probable que deux
producteurs se fassent concurrence. Partout dans le monde, les
télécommunications sont ainsi devenues un service public
monopolisé par l’État, de façon à ne pas
laisser à une seule entreprise privée la possibilité de
tirer un profit jugé indu de l’exploitation de ce monopole
naturel.
Cette perspective a
toutefois évolué et l’on s’est rendu compte
qu’il est en fait possible pour des concurrents de
s’établir en répliquant au moins une partie du
réseau existant et/ou en utilisant une technologie différente
pour offrir le même service. Ainsi, il est possible de nos jours
d’avoir une conversation téléphonique de
différentes façons: en transmettant un signal analogique ou
numérique (IP) sur le réseau filaire traditionnel; en utilisant
un logiciel sur son ordinateur connecté à Internet; par
l’entremise du câble; au moyen d’un téléphone
mobile, etc.
Lorsque le monopole
légal des opérateurs historiques sur la
téléphonie traditionnelle a été aboli, les
régulateurs sont intervenus dans le but de compenser la domination
complète du marché dont ils avaient pu bénéficier
pendant des décennies et pour rétablir un équilibre
entre eux et leurs nouveaux concurrents. Ils ont notamment forcé les
anciens monopoles à louer à des tarifs avantageux des parties
de leurs réseaux aux nouveaux entrants pour permettre à ceux-ci
d’offrir des services de téléphonie et d’Internet
sans avoir à répliquer une infrastructure complète sur
l’ensemble du territoire. Une compagnie peut ainsi typiquement
installer son propre réseau de fibres optiques reliant des villes
entre elles et louer la boucle locale, c’est-à-dire le fil de
cuivre qui va d’un répartiteur à chaque domicile, pour
rejoindre directement des clients.
Empêcher la discrimination
Les opérateurs historiques se
sont donc retrouvés d’une part à vendre des services de
détail à des clients individuels et, d’autre part,
à louer des services de gros (l’accès à la boucle
locale par exemple, une opération que l’on appelle dans le
jargon de l’industrie le « dégroupage(2)
») à leurs concurrents pour que ceux-ci puissent vendre les
mêmes services de détail(3).
On imagine facilement les conflits d’intérêt que cela peut
susciter au sein d’une compagnie. Pour maintenir sa domination sur le
marché, elle pourrait en effet être incitée à
offrir à ses concurrents des services de gros de moindre
qualité que ceux qu’elle utilise elle-même.
Afin
d’empêcher les anciens monopoles de pratiquer une telle
discrimination et de se servir de leur position dominante pour empêcher
l’émergence de concurrents forts, les régulateurs ont eu
recours à diverses solutions, dont un contrôle de la qualité
des services de gros offerts, une séparation comptable et une
interdiction de partager certaines informations entre les unités en
charge de la gestion du réseau et celles qui commercialisent les
services de détail. Dans la plupart des pays où de telles
mesures ont été imposées de manière judicieuse,
elles ont permis l’émergence d’opérateurs
alternatifs suffisamment dynamiques pour investir dans le déploiement
de leur propre réseau et faire une concurrence directe aux anciens
monopoles.
La séparation
fonctionnelle s’inscrit dans ce type de solution mais va cependant
beaucoup plus loin. Elle met fin à l’intégration
verticale de l’opérateur et implique la création
d’une division complètement séparée responsable de
la gestion du réseau, de façon à éliminer toute
capacité ou incitation à pratiquer une discrimination à
l’endroit des compétiteurs. Elle apparaît comme un
remède de cheval dans les cas où des mesures de moindre ampleur
n’auraient pas réussi à encourager suffisamment le
dégroupage. Mais ce remède est-il vraiment nécessaire et
efficace?
Une mesure non nécessaire
Le cas de la Grande-Bretagne,
souvent utilisé pour démontrer la pertinence d’imposer
une réorganisation aussi draconienne et coûteuse, est pourtant
loin d’être concluant. Dans ce pays, le dégroupage de la
boucle locale n’a pas connu beaucoup de succès dans les
premières années ayant suivi l’ouverture de
l’accès en 2001. En 2005, la part de marché de BT
(anciennement British Telecom) dans les lignes DSL à large bande
– directement ou par l’entremise de revendeurs –
s’élevait toujours à plus de 99%. C’est cet
échec qui a notamment motivé le recours à une
séparation fonctionnelle de BT et la création de
l’entité Openreach pour gérer le réseau.
Depuis, le nombre de boucles locales
louées par des opérateurs alternatifs a explosé (voir
figure 1). Mais ce phénomène, loin d’être
spécifique à la Grande-Bretagne, a touché tous les pays
européens. Si la Grande-Bretagne a connu une forte augmentation
relative, force est de constater que d’autres pays ont atteint des
niveaux de dégroupage plus élevés avec des
méthodes différentes. C’est notamment le cas de
l’Allemagne et de la France, qui n’ont pas eu recours à la
séparation fonctionnelle.
Par ailleurs, comme le notent des
chercheurs qui se sont penchés sur le cas britannique, « le
degré de corrélation entre les deux événements
reste discutable(4) ».
Il est en effet possible que la
croissance du dégroupage observée depuis 2005 ne soit pas
liée à la séparation fonctionnelle, mais à
d’autres facteurs tels que l’évolution de la politique
tarifaire de l’opérateur historique. En 2004, BT a réduit
de 70% les tarifs d’un dégroupage partiel (Internet seulement)
que doit payer un opérateur alternatif. Un an plus tard, BT a aussi
baissé de 40% le tarif du dégroupage total (Internet et
téléphonie). Ces baisses de tarifs, de nature à
permettre une hausse de la demande des opérateurs alternatifs,
auraient pu produire les mêmes effets sans une restructuration de la
compagnie.
Une mesure néfaste
La séparation fonctionnelle
pourrait également causer un tort considérable à
l’industrie et aux consommateurs en compromettant les investissements
dans les réseaux d’accès en fibre optique. Celle-ci doit
remplacer graduellement la boucle locale en cuivre, ce qui permettra
l’émergence d’offres d’accès à
très haut débit. Ce fibrage des foyers ne se fait pas partout
de façon systématique. Un opérateur n’investit
dans le déploiement coûteux de son réseau de fibre
qu'après avoir identifié des zones où les perspectives
de commercialisation permettent de rentabiliser ses investissements à
plus ou moins long terme.
Or une
désintégration verticale de l’opérateur historique
a inévitablement pour conséquence de briser la coordination entre
les décisions d’investissement et les impératifs de mise
en marché des services de détails. On obtient à la place
une structure monopolistique artificiellement créée par la
régulation, en charge du déploiement d’un réseau
de fibre mais dépourvue de toute incitation à le faire. Cette
nouvelle entité doit recréer une coordination artificielle avec
son entité soeur et avec les opérateurs alternatifs pour savoir
où et combien investir.
Comment, dans une
telle situation, établir un ordre de priorité pour les
investissements? Pourquoi investir alors qu’on est obligé de
partager ses nouvelles infrastructures avec d’autres (dans le cas de
l’ex-monopole) ou quand on peut profiter des investissements faits par
l’ex-monopole (dans le cas des nouveaux entrants)? Le
déploiement, s’il a lieu, ne peut alors résulter que
d’un processus purement administratif indépendant de toute
logique de marché.
C’est justement
ce qui se passe au Royaume-Uni, où le ministre de la
Compétitivité, Stephen Timms, a lancé une mise en garde
en septembre 2007 sur le retard britannique dans le fibrage des foyers par
rapport à des pays comme les États-Unis, la France,
l’Allemagne, le Japon et la Corée du Sud. Au même moment,
le régulateur Ofcom lançait une consultation sur le meilleur
cadre réglementaire à adopter pour accélérer les
investissements, demandant notamment aux parties prenantes: «À
quel moment considérez-vous qu’il serait propice et efficace
qu’on investisse dans les réseaux d’accès de
nouvelle génération au Royaume-Uni?(5)
»
Une mesure arbitraire
La séparation fonctionnelle
ne peut se réaliser qu’en se fondant sur des décisions
arbitraires qui figent une situation fondamentalement dynamique. Comment par
exemple délimiter la ligne de partage entre les services et
infrastructures (au-delà de la boucle locale) qui doivent relever du
gestionnaire de réseau et les autres? Il est impossible de donner une
réponse simple à cette question.
Certaines parties du
réseau peuvent apparaître à un moment donné comme
difficilement réplicables et leur accès
réglementé s’avérer nécessaire à
l’existence des opérateurs alternatifs. Les avancées
technologiques, l’évolution des marchés et les décisions
d’investissement des opérateurs peuvent toutefois modifier cette
situation d’une année à l’autre. Adapter la
régulation en fonction de l’évolution de la situation
apparaît comme un remède beaucoup plus flexible et efficace que
créer de manière irréversible une nouvelle structure qui
risque de demeurer en permanence décalée de la
réalité.
Dans le même
ordre d’idée, cette intervention se focalise sur un moyen
particulier de transmettre la voix et les données, soit le
réseau filaire mis en place par les anciens monopoles.
L’objectif de susciter une concurrence uniquement entre des
opérateurs qui utilisent cette plateforme technologique risque
cependant de devenir rapidement anachronique. D’autres plateformes
telles que le câble, WiMax ou le réseau mobile à large
bande pourraient en effet bientôt offrir les mêmes services un
peu partout. Faire porter tout le fardeau de la régulation sur une
seule plateforme est non seulement arbitraire, mais contredit le principe de
neutralité technologique(6)
qui est censée caractériser tout cadre réglementaire.
Enfin, la séparation fonctionnelle va tout à fait à l’encontre
de la perspective qui justifiait les mesures prises lors de l’ouverture
du secteur des télécommunications à la concurrence il y
a plusieurs années. Ces mesures avaient été
adoptées pour compenser la longueur d’avance des
opérateurs historiques après des décennies de
monopolisation. Mais il a toujours été évident
qu’elles n’auraient plus de raison d’être dans un
marché devenu véritablement concurrentiel grâce aux investissements
en infrastructure des nouveaux entrants.
Au lieu de s’inscrire
dans cette période de transition, la séparation fonctionnelle
recrée une nouvelle entité monopolistique et lui assure une
permanence, ce qui garantit au régulateur un rôle pour une
période indéfinie. Comme le souligne le président de
l’ARCEP, Paul Champsaur, cette approche « pérennise
l’existence d’un monopole naturel, la boucle locale,
réputée alors non duplicable et donc durablement
régulée. Prendre cette voie, c’est stopper l’extension
de la concurrence par les infrastructures et repousser indéfiniment
l’effacement complet de la régulation sectorielle au profit du
droit commun de la concurrence alors que ces principes sont au coeur du cadre
européen(7) ».
La commissaire Reding défend cette mesure extrême – elle
l’a publiquement qualifiée d’« arme
nucléaire » à utiliser en dernier recours – en
expliquant que « [l]’existence de règles communes
permettra une mise en oeuvre plus harmonisée et plus efficace de ce
nouveau remède en Europe(8)
». Mais comme on vient de le voir, il s’agit en fait d’un
faux remède, qui risque d’affaiblir plus le patient que de
l’aider. Même si les régulateurs nationaux ne seront pas
obligés de recourir dans la pratique à la séparation
fonctionnelle, l’adoption de ces nouvelles règles communes la
rendra plus facile à imposer et créera forcément un
climat d’incertitude quant au contexte réglementaire.
Le dynamisme de
l’industrie européenne des télécommunications
dépend des centaines de milliards d’euros qui y seront investis
au cours des prochaines années. Ce secteur n’a pas besoin de
plus d’incertitude et de lourdeur réglementaire, mais de stabilité
et de flexibilité. Les parlementaires européens devraient y
contribuer en rejetant cette proposition.
1.
Voir
la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil,
13 novembre 2007, disponible à http://register.consilium.europa.eu/pdf/fr/07...t15379.fr07.pdf target="_blank".
2.
Les
services de gros règlementés incluent d’autres services
de même que l’accès à d’autres parties du
réseau, mais nous nous concentrons ici sur la question centrale du
dégroupage dans le but de simplifier l’argumentation target="_blank".
3.
Un
règlement entré en vigueur le 2 janvier 2001 a rendu la boucle
locale accessible aux opérateurs alternatifs dans tous les pays de
l’Union européenne, bien que certains pays aient adopté
une telle mesure plus tôt. Voir target="_blank" http://admi.net/eur/loi/leg_euro/fr_300R2887.html.
4. Julien
Salanave, Sophie Girieud, Functional separation in telecoms: panacea or
plague?, IDATE Consulting & Research, mars 2008, p. 13.
5. Ofcom,
Future broadband - Policy approach to next generation access, 26 septembre
2007, disponible à http://www.ofcom.org.uk/consult/condocs/nga/summary/.
6.
C’est-à-dire
le principe selon lequel la réglementation ne doit privilégier
aucune technologie par rapport à une autre target="_blank".
7.
Entrevue
avec Paul Champsaur, « “Paquet télécom”,
troisième acte », La lettre de l’Autorité,
no 60, mars/avril 2008, p. 2, disponible à target="_blank" http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/lettre60.pdf target="_blank".
8.
Viviane
Reding, « Une concurrence encore trop limitée », La
lettre de l’Autorité, no 60, mars/avril 2008, p. 5,
disponible à target="_blank" http://www.arcep.fr/uploads/tx_gspublication/lettre60.pdf target="_blank".
Martin Masse
Le Quebecois Libre
Martin
Masse est né à Joliette en 1965. Il est diplômé de
l'Université McGill en science politique et en études
est-asiatiques. Il a lancé le cybermagazine libertarien Le Québécois Libre en
février 1998. Il a été directeur des publications
à l’Institut économique de Montréal de 2000
à 2007. Il a traduit en 2003 le best-seller international de Johan
Norberg, Plaidoyer pour la
mondialisation capitaliste, publié au Québec par
l'Institut économique de Montréal avec les Éditions
St-Martin et chez Plon en France.
Les vues présentées par l’auteur
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