Au
sommet, les cartes sont de plus en plus brouillées. Alors
qu’à nouveau des alarmes retentissent à propos des
banques et des régions espagnoles, et que l’Italie
s’engage dans de premiers tours de chauffe, les dirigeants
européens discutent du sexe des anges, faute de mieux. En
séance plénière, ils se penchent sur la configuration
d’un vague dispositif prévu pour dans deux ans, alors que la
zone des tempêtes menace toujours et encore de s’élargir.
Mais dans les couloirs, c’est une autre affaire et cela part dans tous
les sens…
Ayant
cru l’avoir évacué d’un coup de menton, les
Allemands et les Français voient rejaillir avec insistance un
débat sur l’avantage des euro-obligations pour venir à
bout de la crise à rebondissements. Le Parlement européen vient
de voter une motion à ce propos, joignant sa voix à tous celles
qui se sont déjà exprimées en ce sens.
Tout
en tenant bon, les Allemands multiplient dans la précipitation les
actes de foi européens, conscients d’être
soupçonnés des pires intentions, accompagnés par les
Français qui font le pari qu’ils pourront ainsi atténuer
les affres de leur rigueur et les foudres de leurs punitions.
Plus
déterminant, un débat vient de surgir inopinément en
Allemagne, emmené par les sociaux-démocrates et suivi par Die Grünen (les Verts), qui réclament que soit
pris un tournant stratégique radical en faveur de la consolidation de
la zone euro. Die Linke (la Gauche) critiquant vivement Angela Merkel pour pratiquer une politique en faveur des
banques, protégées en priorité.
Des
scénarios commencent à être ébauchés afin
de prendre désormais en compte dans sa globalité une dette dont
il n’a été volontairement retenu que celle des Etats.
Afin de mettre sur pied une suite solide aux sauvetages improvisés au cas
par cas qui ont jusqu’à maintenant prévalus,
conçus de telle manière qu’il coulent
irrémédiablement ceux qui en bénéficient.
En
fin de compte, ces scénarios reviennent toujours à la mise en
œuvre de deux principes : sous une forme ou sous une autre, une
mutualisation plus ou moins directe de la dette afin de maîtriser les
taux obligataires, et une remise de peine soulageant les émetteurs
d’une dette publique gonflée par l’implosion
financière.
Ces
solutions ne sont toutefois pas magiques – seraient-elles
adoptées et on est loin ! – car elles fragiliseraient
immédiatement le système bancaire européen, dont
l’exposition à la dette publique et l’étroite
interconnexion se sont avérés facteur de forte
déstabilisation. Alors que les estimations des besoins de
recapitalisation des banques, additionnées à ceux de leurs
refinancements, font état de montants supérieurs à ceux
des Etats.
Si
l’on en veut une nouvelle approche chiffrée, la Banque des
règlements internationaux (BRI) vient de rendre publique une analyse
qui parle d’elle-même. Le seul respect par les banques –
s’il devait intervenir cette année – du ratio de 7% de
fonds propres « durs » par rapport à leurs
engagements, en réalité prévu pour 2019, impliquerait de
réunir 602 milliards d’euros. 94 mégabanques
à elle seules, sur 263 prises en compte, contribueraient à ce
total pour un montant de 577 milliards d’euros.
Pour
avoir plusieurs coups d’avance, il faudrait regarder encore plus loin.
La crise européenne est un drame en trois actes: calmer le jeu, en
traiter les effets sur le système bancaire, relancer
l’économie. Or, nous sommes loin de la conclusion du premier et
l’écriture des deux suivants n’est
qu’ébauchée.
De
délicats et subtils mécanismes ont été
élaborés pour rendre acceptable aux yeux des Allemands la
création d’une agence de la dette européenne et
l’émission d’euro-obligations. Mais, s’inscrivant
dans le cadre de la réduction des déficits publics
exigée par ceux-ci, ils rendraient problématique toute relance
économique de la zone euro ; ils obèreraient la capacité
des pays les plus fragiles à honorer le contrat qu’il leur sera
demandé de signer impérativement. Aboutissant à reculer
pour mieux sauter.
Comme
un précédent historique le montre clairement – en
Amérique Latine dans les années 80 – la relance
économique passe par des restructurations de dette. Tourner le dos
à cette leçon, c’est creuser son trou.
Quant
aux banques, comment faire l’économie d’un processus de
restructuration coordonné des plus vulnérables d’entre
elles, qui imposera de mettre à contribution leurs actionnaires et
créanciers ? Cela sera soit cela, soit un nouvel appel à des
fonds publics pour les renflouer, à l’irlandaise, qui accroitra
encore les déficits. Il n’y a que ces cercles vicieux dans cette
crise.
Non
seulement on ne se dirige pas vers cette issue, mais l’on assiste
actuellement à un mouvement de concentration des banques, prévu
pour se développer, en puissance dangereux en soi d’autant plus
qu’il n’est toujours pas assorti d’une véritable
régulation financière.
Si
la question des banques reste taboue, le troisième chapitre de la
relance économique est le parent pauvre du dispositif. Des réformes
structurelles sont préconisées par de bonnes âmes qui
ne perdent pas le Nord, en vue de dégager des marges de
compétitivités grâce à la réduction des
coûts salariaux et sociaux. La compétition sur les coûts
salariaux, perdue d’avance, améliorera les marges des grandes
entreprises – où elles sont déjà confortable si
l’on considère leurs résultats – mais elle freinera
une consommation ne pouvant plus compter comme auparavant sur
l’endettement.
Des
réflexions très générales sont engagées,
qui traitent de « juste échange », de
« régulation des échanges » ou de
« démondialisation de
l’économie », afin de fournir à l’Europe
un hypothétique cadre de développement dans le nouveau contexte
mondial. On croit entendre le discours américain sur le déséquilibre
global, aussi peu en prise sur la réalité.
Est-il
possible de s’engager sur de telles voies sans entamer une
réflexion préalable portant sur la production
elle-même : quels biens faut-il produire et pour qui (pour ne pas
dire quel marché) ?
Dans
les pays émergents, cette question se pose de manière
très aiguë. Développer le marché intérieur
ne s’y fera pas uniquement à coup de voitures et
d’ordinateurs low cost, destinés à des classes
moyennes minoritaires. La satisfaction des besoins les plus basiques de
la population réclame la production de biens adaptés –
par leurs technologies, performances et coûts – aux conditions
concrètes de leur emploi.
C’est
le secteur informel de l’économie qui pour l’instant
pourvoit largement à la survie, tandis que l’on observe
qu’il se développe dans les pays avancés en raison
de l’approfondissement de la fracture sociale.
Dans
les pays développés, le succès des produits low cost –
lorsqu’ils sont disponibles – des soldes devenues quasi
permanentes, des marques blanches et de la distribution discount
témoignent d’un infléchissement notable des modes et
structures de la consommation ainsi que des besoins, qui touche de nombreux
secteurs et que constatent les études de marché.
A
l’échelle mondiale, une nouvelle équation est
posée, qui intègre trois paramètres : la
redistribution de la richesse, l’adaptation de la production aux
besoins réels et la diminution de la dépense
énergétique.
Le
fossé s’agrandit entre des dirigeants politiques qui ne peuvent
lutter contre leur nature, celle-ci étant l’obstacle, et les
mesures radicales que la situation réclame pour être
dénouée.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article
presslib’ » est libre de reproduction
en tout ou en partie à condition que le présent alinéa
soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est
un « journaliste presslib’ » qui
vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions. Il pourra
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vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix dernières
années dans le milieu bancaire américain en tant que
spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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