Le hasard ne fait pas toujours bien les choses, mais quand ça tombe bien, ça tombe vraiment bien. On se souvient qu’il y a deux semaines, Anne Hidalgo, la nouvelle maire de Paris, avait émis le souhait de décrocher les cadenas qui encombrent les barrières du pont des Arts. Et dimanche dernier, de façon fort commode, une barrière, surchargée par ces verrous pesants, a fini par tomber, justifiant la nécessité d’agir…
Afin de ne pas perdre mes lecteurs non-parisiens, revenons quelque peu sur cette étonnante coutume qui s’est développée fort récemment. Depuis quelques années et dans différentes villes du monde, on assiste au même phénomène : des amoureux décident d’accrocher un cadenas à l’une des barrières d’un pont, et jettent la clef du verrou dans l’eau. La coutume, observée au départ dans des villes italiennes, est arrivée à Paris en 2008 et n’a plus cessé depuis. D’habiles marchands sont même apparus aux abords du Pont pour proposer des cadenas aux touristes, alors que la fine idée s’est propagée aux autres ponts parisiens (et, dit-on, jusqu’au dernier étage de la Tour Eiffel). La multiplication de ces gestes, effectués tant par les touristes que par des autochtones amusés, conduit rapidement les grilles des barrières à se recouvrir de milliers de petits antivols dont le poids cumulé finit par affaiblir la grille.
Et ce qui devait arriva donc il y a quelques jours : deux des barrières ont finalement cédé sous le poids des verrous, ce qui, outre le bruit de métal froissé, a entraîné le bruit encore plus irritant d’élus immédiatement concernés par la question.
Avant toute chose et comme il est maintenant de coutume dans ce pays où la moindre diminution, même temporaire, d’une protection ou d’un garde-fou quelconque entraîne une vague de frayeur dans le public qui risque de se blesser bêtement, la mairie de Paris a tenu à s’assurer sur le champ que personne n’avait été blessé, que le danger était connu, compris, et qu’un management efficace de la question avait été mis en place. Ne paniquez donc pas, tout est sous contrôle, et déjà, on apprend que « Les deux grilles qui se sont affaissées ont été remplacées temporairement par des planches de bois. » La catastrophe abominable à présent évitée, il va falloir déterminer exactement comment procéder pour la suite.
Rassurez-vous (Do Not Panic, j’ai dit), quelqu’un est justement en charge des grilles qui s’affaissent sur le Pont des Arts. Comme quoi, l’argent du contribuable est bien employé d’autant qu’il s’agit de Bruno Julliard. Pour ceux qui l’auraient oublié, notre ami Bruno est un des rares à avoir su tirer son épingle du jeu suite aux troubles du CPE : ayant réussi – avec brio – à éviter toute forme de réflexion trop épuisante dans le monde réel, il est ainsi passé directement du non-travail estudiantin après un parcours brillant comme non-lycéen gréviste, à un poste de politicien dans lequel il suit méticuleusement la tendance globale à toucher une indemnité en minimisant le nombre de calories brûlées, économies d’énergie oblige.
Malheureusement pour sa retraite anticipée, il est donc impliqué dans cette affaire et va devoir s’investir un peu pour résoudre le grave problème qui se pose.
Car ne vous y trompez pas : la situation est grave et justifie largement la mobilisation d’un adjoint à la Mairie de Paris pour la Culture. D’abord, pour des raisons évidentes de sécurité. On commence par cadenasser gentiment une grille ou l’autre, et on en vient à poser des verrous un peu partout. Imaginez si la folie prenait les touristes et autres amoureux et qu’ils en viennent à cadenasser les grilles de l’Élysée comme des fous ? Que se passerait-il si tous les vélibs se retrouvaient, à leur tour, cadenassés par des amoureux facétieux ? On n’est pas au bout de nos surprises !
Ensuite, cadenasser des grilles, c’est une forme de culture. Eh oui : c’est, un peu, un geste militant, un cri du cœur, une forme de rébellion sur la méchanceté et la grisaille du quotidien, et on assiste peut-être, ici et maintenant, au début formidable d’une tendance mondiale à tricoter des grilles de cadenas d’amour sur toute la planète, ce qui revient à une forme d’art un peu spéciale, toute dans la frétillance du moment, qui devra être à la fois encensée, canalisée, et bien évidemment subventionnée.
Enfin, si c’est bien de l’art pour certains, c’est clairement du cochon pour d’autres. On apprend ainsi que deux Américaines amoureuses de Paris ont lancé en mars une pétition, qui a depuis recueilli 7400 signatures, pour réclamer le retrait de ces moches cadenas qui enlaidissent le pont des Arts. Pour d’autres encore plus agressifs, le pont ressemble à une poubelle, et la perspective est toute bouchée avec ces encombrantes décorations.
Bref : notre ami Bruno se retrouve devant un bien épineux problème. Comment contenter les zartistes, les zamoureux, les zopposants et les ztouristes ? Question qui nécessite donc de mener « une réflexion autour du phénomène des cadenas d’amour, afin de proposer des alternatives à la fois artistiques, solidaires et écologiques » au phénomène. Oh, oui, vous les voyez se profiler langoureusement, ces jolies alternatives artistiques, solidaires, éco-conscientes et subventionnées par la Mairie de Paris, inaugurées dans des happenings coûteux où le champibulle coulera à flot ?
De façon étonnante, certains ont bien senti comment aller tourner cette affaire. Le petit Bruno s’en est ému :
« Lorsque Anne Hidalgo m’a demandé de m’occuper de ce problème, on a été l’objet de sarcasmes. Ce dernier événement vient renforcer notre conviction qu’il y a une vraie nécessité de trouver une alternative. »
Des sarcasmes ? Oh ! Allons. Tout le monde n’a pas la fibre artistique, c’est tout, et peu sont prêt à consacrer le temps nécessaire (probablement long, très long) pour trouver une « alternative séduisante pour remplacer ces cadenas ». Il faudra à l’évidence passer « par un appel à projet » auprès d’artistes, et par ici la bonne soupe une solution esthétique sera trouvée. En attendant, on ne résoudra rien du tout, et « on va continuer à enlever fréquemment des grilles de cadenas ». Le Parisien, bonne poire, s’adaptera, youpi tralala.
Cette petite péripétie cadenassière est fort amusante en ce qu’elle illustre, une fois encore, la tragédie des bien communs. En effet, les barrières du pont des Arts et, plus généralement, le pont tout entier appartiennent à l’État, c’est-à-dire à la collectivité, ce qui revient à dire, à personne. De façon presque mécanique et comme on peut le constater un peu partout ailleurs, ce qui appartient à tout le monde, et ce qui n’appartient à personne n’est généralement pas entretenu avec la même attention qu’un bien privé, la collectivité étant toujours moins motivée (et, en France, trop ponctionnée) pour s’occuper de ces menus détails.
En fait, le pont aurait appartenu à une personne physique ou morale privée, dont la motivation était la valorisation (peu importe ici que ce soit une valorisation financière ou purement patrimoniale), une réaction aurait eu lieu dès les premiers cadenas posés, probablement avec leur retrait. Or, de retraits en retraits, l’habitude d’en placer n’aurait jamais été prise, et à plus forte raison, il n’y aurait pas eu de vendeurs de cadenas à proximité, ces derniers finissant systématiquement à la poubelle. On peut même envisager que le propriétaire aurait eu les moyens de poursuivre les cadenasseurs fous pour dégradation de bien privé… Autrement dit, le problème que le pauvre Julliard tente à présent de résoudre maladroitement ne se serait jamais posé.
Et sans même aller jusqu’à la privatisation du Pont des Arts (qui ferait sans aucun doute frémir la plupart des Français bien attachés à la chose publique, dussent-ils en souffrir longuement) on peut très bien imaginer qu’une fois l’ensemble des cadenas retirés et les grilles renouvelées, une surveillance légère soit mise en place (par une brigade de clowns et de mimes, par exemple) à l’instar de ce qu’on observe dans la plupart des grands parcs publics. Celle-ci suffirait à calmer les ardeurs des cadenasseurs, d’une part, et si d’autre part, elle s’ajoute d’un retrait prompt et systématique de chaque nouveau cadenas posé (certains cambrioleurs sont devenus maîtres dans l’art de faire sauter ces antivols, il ne doit pas être trop complexe de reproduire leurs techniques, largement documentées par les caméras de surveillance), l’habitude de verrouiller les grilles se perdra très vite.
Privatisation ou prévention légère, on voit en tout cas mal ce qui justifie l’étrange mobilisation de l’adjoint Bruno. À moins, peut-être, que les homo-festivus de la mairie de Paris aient quelque argent à dépenser pour des artistes amis ?
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