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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
C’est en direct que nous assistons à ce que les historiens
qualifieront plus tard de l’un des plus magistraux contre-sens de toute
l’histoire contemporaine. Les uns après les autres,
pressés par la BCE, le FMI, l’OCDE et la Commission de Bruxelles,
les gouvernements européens s’enfoncent dans la crise en mettant
progressivement en oeuvre de rigoureux plans de
réductions budgétaires, qui ne peuvent en
réalité, pour toute garantie et résultat,
qu’ouvrir la voie à une dépression économique de
longue durée, ainsi qu’à une éventuelle remise en
cause de la zone euro.
Ils
tentent ainsi de se présenter comme les meilleurs pourfendeurs des
déficits publics, présentés comme étant la cause
de tous les périls, tout en continuant de se refuser à prendre
à bras le corps l’état du système bancaire
européen, qui donne pourtant tous les signes d’un nouvel
accès de faiblesse, appelé à être le vecteur du
rebondissement systémique de la crise quand elle se manifestera
brutalement.
Enfermés
dans leurs contradictions et leurs choix de départ, ne voulant pas
affronter la nécessité d’une restructuration en
profondeur du système bancaire, à laquelle ils ont
préféré substituer un soutien financier de la BCE devenu
permanent, les gouvernements européens sont en train de créer
les conditions du rebondissement de la crise actuelle, face auquel ils vont
se retrouver fort démunis.
Symboliquement,
ils viennent à la fois de décider au G20 de desserrer les
contraintes de renforcement des fonds propres des banques du Comité de
Bâle, et de resserrer en Europe celles qui vont peser sur
l’économie, assignant aux pays les plus fragiles des objectifs
irréalistes qui mènent tout droit à la restructuration
de leur dette. Et, par voie de conséquence, à une
déstabilisation du système bancaire européen
qu’ils cherchent à protéger par ailleurs. Une belle
réussite en perspective, ainsi qu’une illustration de la
clairvoyance et de la maîtrise dont ils font preuve. Ou plutôt
des contradictions dont ils sont l’expression.
Les
banques sont en effet à nouveau atteintes, ou vont l’être.
En raison de leur important portefeuille d’obligations souveraines des
pays à risque, qui dans l’immédiat sont
dévalorisées sur le marché secondaire en raison de la
hausse de leur rendement, et pour lesquelles le risque grandit de devoir
demain consentir d’importantes décotes (on parle de 50%),
conséquence de la restructuration inévitable à venir de
la dette de leurs débiteurs. Elles sont également
fragilisées dès maintenant, finançant à terme de
plus en plus court leurs opérations à long terme de prêt,
au risque d’être pris dans un effet ciseaux.
Qu’expriment
les tensions qui ne cessent de grandir sur le marché interbancaire,
mesurées par le taux de l’Euribor qui
grimpe inexorablement, ainsi que le succès de la dernière
opération de dépôts des banques auprès de la BCE
– qui a atteint dimanche soir dernier le montant record de 350,9
milliards d’euros – si ce n’est à nouveau le refus
des banques de prendre des risques en se prêtant mutuellement, car
elles sont dans l’incapacité, en raison de
l’opacité régnante, de les mesurer ?
L’exposition
réelle au risque des banques fait en effet l’objet de toutes les
supputations, comme la politique d’acquisition des obligations
d’Etat de la BCE, dont on ne connaît après coup, semaine
après semaine, que le montant global. Le monde financier est pris au
piège de sa propre absence de transparence. Les analystes ne
s’interrogent d’ailleurs plus sur les raisons de cette
défiance qui s’installe pour la seconde fois, considérant
que les autorités européennes ne sont pas parvenues à
enrayer la crise actuelle et s’attendant à la voir rebondir.
Les
gouvernements allemand et britannique viennent de promettre des larmes et du
sang, après la décision du G20 finance de ne plus attendre la
reprise de la croissance pour engager le désendettement, la consolidation
fiscale dit-on plus élégamment. Ne pouvant en raison de sa
coalition avec le FPD augmenter les impôts, la chancelière
Angela Merkel a annoncé vouloir s’en
prendre à ce qu’elle appelle « la
dépense », proposant des coupes dans les budgets sociaux et
des licenciements dans la fonction publique.
Olli Rehn,
le commissaire européen aux affaires économiques et
monétaires, donne le la dans le journal économique
français la Tribune en résumant la pensée
stratégique profonde qui sévit à Bruxelles :
« Sans assainissement budgétaire, de nouvelles turbulences
financières ne peuvent être évitées, et une
croissance durable est peu probable ». Il poursuit
: « Sans réforme, l’Europe risque de
s’enfoncer dans un lent déclin », proposant de
modifier la fiscalité et le système de sécurité
sociale des pays européens afin de les rendre « plus
favorables à la croissance de l’emploi » et de
« simplifier le cadre réglementaire pour permettre aux
entreprises de grandir ». Enfin, il réaffirme la
nécessité d’une « gouvernance
économique en Europe » passant par un renforcement de
« la surveillance budgétaire a priori ».
La
réunion des 17 et 18 juin prochain des chefs d’Etat
européens, en prélude au G20 des 26 et 27 juin de Toronto, va
s’efforcer de mettre l’Europe dans cet ordre de marche et de
bataille, afin d’y faire bonne figure. Non sans de très forts
tiraillements et divergences entre les partenaires, notamment le binôme
du moteur franco-allemand, présenté comme toujours
fringuant alors qu’il est à bout de course.
Si
nous avions encore besoin d’être convaincus que toute
l’agitation de ceux d’en haut n’est qu’une
dérisoire pantomime, la rafale de réunions européennes
et internationales qui a débuté aujourd’hui à Bruxelles
va nous en donner l’occasion. Les gouvernements vont s’engager
dans la voie étroite et pentue de la réduction des
déficits budgétaires, maniant le bâton et laissant de
côté les carottes. Utilisant comme paratonnerre des
règles budgétaires communes assorties de présentations
préalables des budgets nationaux, d’alertes et de punitions en
cas de manquement pour les pays « laxistes »- une fois
qu’ils seront parvenus à les adopter – pour se
réfugier ensuite, navrés, derrière la
nécessité de les appliquer.
Ils
vont également tenter d’achever la construction d’une
énième structure chargée de la gouvernance
européenne, écartant la Commission au profit de la
réunion des chefs d’Etat et d’un hypothétique
secrétariat de ceux-ci, concentrant leurs discussions sur la
délimitation d’un sinueux tracé de frontières
entre la souveraineté de chacun et la collégialité de
tous. Tout en esquivant soigneusement la seule question qui vaille: un gouvernement
économique, certes, mais pour suivre quelle politique ?
Ils
sont également parvenus à se mettre d’accord sur le mode
de fonctionnement du « véhicule spécial »
chargé de gérer financièrement le plan de
stabilisation européen, résultat de savants compromis avec
les Allemands, dont il semble ressortir qu’en contrepartie de
l’abandon de procédures de décision qui créaient
une course d’obstacles permanente, les Etats ne garantiraient les
prêts qu’au pro-rata de leur
participation à ceux-ci, éloignant le spectre des
euro-obligations impliquant une forme de mutualisation des dettes.
Le
FMI a de son côté donné aux gouvernements
européens un cadre, afin de les inciter à prendre sans tarder
des décisions, dont il a résumé les principes dans un
document remis aux ministres des finances de la zone euro. « Les
gouvernants doivent prendre des mesures déterminées pour
parachever le projet d’union monétaire. La crise actuelle de la
zone euro résulte de politiques budgétaires non viables dans
certains pays, de retards dans la réparation du système
financier, de progrès insuffisants pour établir la discipline
et la souplesse nécessaires à un fonctionnement sans anicroches
de l’union monétaire, et d’une gouvernance
déficiente de la zone », a-t-til
tranché.
Il
a aussi appelé, afin de faire repartir la croissance, à
l’adoption de réformes comme l’assouplissement des
règles du marché du travail, la libéralisation des
services, et la suppression des entraves à la concurrence entre
sociétés européennes. « Le problème de
longue date de la croissance anémique de la zone euro doit maintenant
être résolu », a-t-il conclu en donnant ses
dernières directives.
Le
retour à la croissance pourrait, si ses désirs devaient
être exaucés, être le prétexte à la
réalisation de ce qui n’avait pu encore être accompli,
dans le domaine de la santé avec le lancement de plans de santé
privés par exemple, ou dans celui des pensions avec les retraites par
capitalisation. Pour le moins un paradoxe, vu la crise financière,
mais toutes les occasions sont bonnes à saisir. Une conception de la relance
clairement destinée à ne satisfaire que ceux qui auront les
moyens de s’asseoir autour de la table.
Pour
les plus démunis, les ministres des affaires sociales de l’Union
européenne, qui viennent de se réunir à Luxembourg, ne
sont pas en reste d’idées et viennent de mettre au point un
plan d’action avec pour objectif de sortir 20 millions de
concitoyens de la pauvreté ou de l’exclusion, en dix ans. Des
indicateurs ont été définis, afin de déterminer la
population menacée de pauvreté ou d’exclusion. Suivant
celui qui est retenu – niveau de revenus ou autres approches
qualitatives et quantitatives – entre 80 et 120 millions
d’Européens (des 27 pays de l’Union) seraient
aujourd’hui dans ce cas de figure. 80 millions de personnes, dont 19
millions d’enfants, représentent 16 % de la population de
l’Union européenne. Le plan adopté a pour
« ambitieux objectif » de sortir de cette situation
entre un quart et un sixième des personnes en détresse d’ici
à 2020, ce qui n’a pas été considéré
comme réaliste par tous les participants à la réunion.
Mais d’ici cette échéance, combien de nouveaux pauvres
auront rejoint ceux qui ont été dénombrés
à l’heure actuelle ?
Un
train peut en cacher un autre : derrière la dépression
économique qui vient à nous, en application d’une
politique toute tendue vers un objectif qui ne sera pas atteint, une autre
promesse se dessine, toute aussi biaisée. Celle de la
réalisation de courageuses réformes de structure,
conditions nécessaire à un retour d’une croissance
présentée comme une fin en soi, indéfinie dans ses
contours comme dans son moteur. Celle également d’un
accroissement des inégalités sociales, qui en découlera.
Mais
l’implosion n’a pas encore produit tous ses effets…
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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