Les dirigeants européens
affichent leur détermination, mais va-t-elle tenir jusqu’au bout
? Ils affirment la nécessité de renouer sans tarder avec des
déficits publics conformes aux normes datant de la création de
l’euro, et à en faire de même pour le montant de la dette.
Le tout au prix d’importantes restrictions budgétaires et
d’augmentations de la fiscalité. Mais sont-ils réellement
d’accord sur les rythmes et les modalités ? Quel est
l’avenir de cette politique, au-delà des divergences
supposées ?
Une première interrogation
porte sur le danger de création de la spirale descendante qui en
résulterait. Ces mesures pesant sur la croissance, accentuant les
tendances récessives globales dans un contexte régional et
mondial déjà peu favorable, les pays les plus
éprouvés étant plus immédiatement menacés.
Si cela devait se produire, les recettes des Etats s’amoindrissant et
les taux auxquels ils empruntent sur les marchés montant, un effet
ciseau interviendrait. Il ferait obstacle à la poursuite de cette
aventure. Une première restructuration de dette aurait un effet
domino, le caractère opérationnel du fonds de stabilité
restant à démontrer, comme on va le voir plus loin.
La seconde interrogation
s’appuie sur l’ampleur à venir du mouvement de
protestation aux mesures gouvernementales, dans un climat social qui ne
laisse pas nécessairement paraître au grand jour de profondes
inquiétudes, et dont la traduction est incertaine. Résignation
et rejet sont les deux faces de cette même médaille, et
l’on ne sait pas à l’avance de quel côté elle
tombera. L’expérience en la matière tend à prouver
que plus les mouvements d’opinion sont souterrains, plus ils peuvent
être massifs lorsqu’ils font finalement surface. C’est un
gros pari que de vouloir jouer au plus fin avec cela.
Une maturation est en cours, qui
va permettre de préciser la réponse à ces deux
questions, au fur et à mesure des rebondissements à venir. En
attendant, le camp des pays entrés dans la zone des tempêtes
s’agrandit, la Grèce y ayant été rejointe par
l’Irlande, le Portugal n’en n’étant plus éloigné.
Le sort que vont pouvoir connaître ces deux premiers pays ne laisse pas
de place au doute chez les observateurs avertis : une restructuration de leur
dette sera nécessaire à terme, ils ne pourront pas aller au
bout de ce qu’ils ont engagé.
Ce camp va-t-il
s’élargir à l’Espagne ? C’est la grande
question, car toutes les conditions ou presque sont réunies pour que
ce soit le cas. Si la dette publique reste relativement contenue, la dette
privée est gigantesque, en raison d’une bulle immobilière
qui n’a rien à envier à celle de l’Irlande. A
l’image de la bulle américaine, elle est rétive à
toute résorption et va produire de nouveaux dégâts
financiers. Toujours d’une grande fragilité en dépit des
restructurations engagées, le système bancaire sera alors en première
ligne.
La situation sociale, quant
à elle, se tend fortement comme on vient de le constater. Enfin, le
gouvernement a basé son plan de marche sur des prévisions de
croissance irréalistes et devra soit le revoir, soit prendre de
nouvelles mesures d’austérité. Le taux obligataire
espagnol ne connaît pas l’envolée de celui des pays de la
zone des tempêtes, mais cela ne le prémunit en rien d’une
même évolution, alors que le gouvernement va devoir lever
l’année prochaine 192 milliards d’euros sur le
marché obligataire.
L’analyse du contexte
européen doit prendre également en compte
d’étonnantes révélations. Le fonds de
stabilité financière (EFSF) tout juste mis en place, il se
confirme que le gouvernement allemand est catégoriquement
opposé à ce que soit envisagé
sa prorogation, sa durée ayant été fixée à
trois ans, alors même que Jacques Delors et Mario Monti, anciens
présidents de la Commission, viennent de le suggérer. Cette
échéance est rapprochée et laissera la Grèce au
milieu du gué, sans parapluie de protection financière, au
moment où son plan spécifique de soutien sera
arrêté et ses besoins de financement de la dette publique
augmenteront.
Ce calendrier n’est donc pas
en phase avec celui de la crise européenne, qui ne sera pas
réglée quand son terme arrivera. La raison en est qu’il
est calqué sur celui de la réduction des déficits que
les Allemands veulent imposer, par rapport auquel ils ne veulent pas
d’échappatoire.
La crise irlandaise a
dévoilé une singulière caractéristique de
l’EFSF qui n’avait pas été rendue publique :
il n’est pas véritablement destiné à être
activé ! Car comment expliquer que sa mise en œuvre soit tout
aussi catégoriquement refusée à l’Irlande, alors
que le taux auquel le gouvernement va devoir emprunter sur les
marchés sera très élevé, en dépit de
sa détente actuelle ? Pesant davantage – comme si le
fardeau n’était pas déjà suffisamment imposant
– sur les finances publiques et les Irlandais, obérant les
chances de remplir à l’arrivée le contrat imposé.
Incidemment, refuser de soutenir
financièrement un Etat devant consentir des taux obligataires si
élevés – en prenant les devants au lieu de
n’intervenir qu’au bord du précipice – vaudra le
moment venu transfert financier en faveur des investisseurs – les
banques européennes dans une large mesure. Les vases communiquent,
mais toujours dans le même sens.
Des calculs ont montré que
le complexe et laborieux montage qui a abouti
à la création de l’EFSF aurait comme conséquence
d’assortir ses éventuels prêts de taux
rédhibitoires de l’ordre de 7 à 8% ! Comment dissimuler
cette inconséquence si ce n’est en ne l’activant pas ? A
quoi sert-il alors, sauf à chercher à faire croire que
l’on est prêt à intervenir, sans toutefois le faire ?
Combien de temps une telle fiction dissuasive va-t-elle pouvoir tenir ?
Comme s’il s’agissait
de renforcer la crédibilité de cette histoire, un autre
bébé de la même famille est annoncé. Fort du
succès des précédents tests d’effort de certaines
banques européennes – qui n’ont réussi
qu’à susciter des critiques, quand ce n’était pas
des sarcasmes, chez les observateurs attentifs qui sont de plus en plus
nombreux – il est dorénavant question de pratiquer
régulièrement cet exercice de propagande. Pratiquant
l’humour involontaire, la Commission a promis de les
améliorer… en ne rendant pas publics leurs résultats un
vendredi soir, comme les premiers. Elle aurait mieux fait d’expliquer,
par exemple, pourquoi l’Anglo Irish Bank
– qui fait sérieusement causer d’elle ces derniers jours
– ne figurait pas sur la liste des banques testées. Manque de
place sur le papier, sans doute ?
Au chapitre des fortes mesures
prises par les plus hautes autorités, il serait injuste de ne pas
évoquer l’arsenal des pénalités destinées
aux pays qui ne respecteront pas les nombres d’or du déficit et
de la dette publics. Tous leurs puissants efforts convergent – non sans
quelques fortes nuances – vers un unique objectif : forcer
à tout prix les pays européens à revenir puis à
rester dans le rang, alignés sur les normes de déficit,
tournant superbement le dos à toute relance économique.
L’histoire jugera…
De nombreux écueils se
présentent sur la route choisie. Sera-t-il possible à
l’arrivée de faire l’économie d’une
restructuration de la dette publique, puisque l’optique des
Américains, Britanniques et Japonais – jouer la relance en
faisant tourner la planche à billet – est exclue par
construction dans la zone euro ? Les modalités d’une telle
restructuration ne manquent pourtant pas, mais seulement voilà…
elle secouerait sévèrement le système bancaire
européen.
Il est vivement recommandé
d’adopter une conduite vertueuse afin de ne pas peser sur les
générations futures, mais un train peut en cacher un autre : ce
sont en réalité les banques européennes qu’il faut
protéger, encore une fois, car elles risqueraient de ne pas tenir le
choc. Puis, alors qu’elles seraient dans l’obligation de
renforcer leurs fonds propres, afin de respecter les futurs ratios de
Bâle III, elles auraient alors à enregistrer des
dépréciations de leurs actifs obligataires, qui feraient
grimper leurs besoins financiers. Les vases communiqueraient alors dans
l’autre sens, ce n’est pas envisageable.
C’est toujours sur le
même obstacle que l’on bute. D’autant que le débat
monte – bien que dans des cénacles restreints et même
très réservés – à propos des obligations supplémentaires
de renforcement des fonds propres des banques et de leurs modalités.
Et qu’il inquiète particulièrement les banquiers de la
zone euro. Trois problématiques distinctes sont
étudiées.
La première à propos
des exigences supplémentaires de fonds propres à l’encontre
des banques présentant un fort risque systémique, celles que
l’on dénomme TFBT (too big too fail
ou trop obèses pour plonger). Une conjonction
d’intérêts et de préoccupations pousse fortement en
ce sens, notamment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. La seconde, plus
technique, porte sur la définition des actifs éligibles au rang
des fonds propres, à propos de laquelle le Comité de Bâle
a laissé subsister un grand flou. La dernière sur le contenu de
la notion de « bail-in », sauvetage des banques ne
faisant pas appel aux fonds publics par opposition à « bailout ». Car les régulateurs partent
du principe que les Etats n’auront plus les moyens de renflouer les
banques la prochaine fois (!) et qu’il faut anticiper en mettant en
place un autre dispositif.
Américains et
Européens divergent cependant – comme chaque fois qu’il
s’agit de réglementation bancaire – sur la manière
de procéder à ces « bail-ins ».
Les premiers s’inspirant de la pratique de la FDIC et de leur loi sur
les faillites (chapitre 11), les seconds privilégiant
l’utilisation d’obligations hybrides d’un nouveau genre,
les Cocos (Contingent Convertibles bonds). Dans les deux cas, les
créanciers seraient à priori mis à contribution pour
restructurer le bilan d’une banque en difficulté, mais le
schéma européen a le défaut d’être
théorique, susceptible de biais cachés, les Cocos
n’existant pas et la réaction des investisseurs à ce
nouvel instrument financier étant inconnue. Sous ses apparences
techniques, ces débats sont essentiels, car ils portent sur les
modalités de renforcement des fonds propres des banques,
l’adoption d’un calendrier particulièrement favorable
à leur cause n’étant qu’un des aspects du
problème. Le prochain G20 des 11 et 12 novembre va être
appelé à en discuter.
On en revient toujours à la
même lancinante question : l’addition des besoins financiers
des Etats et du système bancaire et la capacité des marchés
à y répondre à des coûts abordables, dans un
contexte déjà marqué par une baisse très
substantielle du retour sur investissement (ROI) des
établissements financiers. ROI qui pourrait encore être
détérioré au passage.
« Le système
financier est mort », vient de déclarer Paul Volcker, ancien président de la Fed et l’un
des conseillers économiques de Barack Obama, à l’occasion d’une allocution
devant l’assemblée de la Federal
Reserve de Chicago.
Le problème est qu’il
ne s’en est pas encore rendu compte.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un «
article presslib’ » est libre de
reproduction en tout ou en partie à condition que le présent
alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion
est un « journaliste presslib’ »
qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos contributions.
Il pourra continuer d’écrire comme il le fait aujourd’hui
tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut s’exprimer ici.
Paul Jorion, sociologue et anthropologue, a travaillé
durant les dix dernières années dans le milieu bancaire
américain en tant que spécialiste de la formation des prix. Il
a publié récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ? (La
Découverte : 2007).
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