Article de Kenneth Rogoff, professeur d’économie à Harvard, publié
le 3 mai 2016 sur Project-Syndicate.org :
« Les banques centrales des pays émergents possèdent-elles trop de
dollars et trop peu d’or ? En période de ralentissement économique,
durant laquelle ces pays seront probablement très heureux de posséder de
telles réserves, une telle question peut sembler inopportune. Mais il y a
pourtant de bonnes raisons de croire que l’accumulation d’or par les émergents
pourrait aider le système financier international à mieux fonctionner et
ainsi bénéficier à tout le monde.
Pour être clair, je ne fais pas partie de ceux, bien souvent des cinglés
américains d’extrême droite (sic), qui sont en faveur du retour du standard
or. Après tout, le règne du standard or a pris fin de façon désastreuse dans
les années 30 (note : la convertibilité du dollar en or à un taux fixe a
été abolie en 1971, mais soit… preuve que notre professeur de Harvard est
tout sauf un partisan de l’or !), il n’y pas de raison de croire que les
choses se passeraient autrement avec son retour.
Non, je propose simplement que les marchés émergents convertissent une
part significative de leurs réserves en dollars (rien que la Chine possède
des réserves de 3,3 trillions de dollars) en or. Même convertir ne fut-ce que
10 % de leurs réserves en or ne leur permettrait pas d’atteindre les 60-70 %
des réserves officielles en or des pays occidentaux.
Depuis un certain temps, les pays riches affirment qu’il en va de
l’intérêt collectif de diaboliser l’or. Bien sûr, nous possédons beaucoup
d’or affirment ces pays, mais il s’agit d’un vestige du standard or d’avant
la Seconde Guerre mondiale, lorsque les banques centrales se devaient de
posséder de grandes quantités de métal.
De fait, en 1999, les banques centrales européennes, ne voyant pas de
raisons de conserver autant d’or, ont conclu un pacte pour réduire leurs
stocks de façon coordonnée. À l’époque, ces ventes semblaient logiques pour
la plupart des pays participants. La garantie de leur dette consistait en la
capacité de leur gouvernement à taxer la population, les niveaux élevés de
développement des institutions et leur stabilité politique relative. Ce pacte
de 1999 a été revu à plusieurs reprises, même si depuis la dernière édition
de 2014, la plupart des pays riches ont décidé de faire une longue pause, ce
qui signifie qu’ils disposent encore de réserves d’or très importantes.
Les marchés émergents ont poursuivi leurs achats de l’or, mais à un rythme
d’escargot par rapport à leur appétit vorace pour les Treasuries et autres
obligations de pays riches. En mars 2016, la Chine possédait un peu plus de 2
% de ses réserves en or. Pour l’Inde, ce chiffre s’élève à 5 %. La Russie est
le seul pays émergent majeur à acheter de l’or de façon significative,
notamment en raison des sanctions occidentales, l’or représentant désormais
presque 15 % de ses réserves.
Les marchés émergents constituent des réserves car ils n’ont pas le luxe
de pouvoir utiliser la création monétaire pour se sortir de difficultés
financières ou d’une crise de la dette. Pour faire simple, ils vivent dans un
monde dans lequel une bonne part de la dette internationale, et une part
encore plus importante du commerce mondial, est toujours libellé en devises
fortes. Ces pays conservent donc des réserves de ces devises en cas de
catastrophe fiscale ou financière. En principe, il serait préférable que ces
pays mettent en commun leurs ressources, peut-être à travers le FMI. Mais la
confiance requise pour un tel arrangement n’existe tout simplement pas.
Pourquoi le système marcherait-il mieux avec davantage de réserves en
or ? Le problème de ce statu quo est que les marchés émergents en tant
que groupe sont en concurrence pour l’achat des obligations occidentales,
concurrence qui fait baisser le rendement de ces obligations qu’ils
possèdent. Avec des taux à presque zéro, le prix des obligations des pays
riches ne pourra pas baisser beaucoup plus alors que l’offre en obligations
de ces pays est limitée en raison de leur capacité taxatoire et de la
tolérance au risque qui règne.
L’or, malgré le fait qu’il est disponible en quantité quasi fixe, n’a pas
ce problème car il n’y a pas de limites à son prix. De plus, on peut affirmer
que l’or est un actif qui présente un profil de risque très bas et dont le
rendement réel moyen est comparable à celui de la dette à court terme. Et vu
que l’or est aussi un actif très liquide, un critère clé à respecter par tout
actif de réserve, les banques centrales peuvent se permettre d’ignorer sa
volatilité à court terme pour se concentrer sur son rendement à long terme.
Il est vrai que l’or ne rapporte pas d’intérêt et que le conserver coûte
de l’argent. Mais ces coûts peuvent être contrôlés, par exemple en conservant
cet or à l’étranger (de nombreux pays stockent leur métal jaune à la Fed de
New York). À terme, son prix peut augmenter. Ce qui explique aussi pourquoi
le système ne pourra jamais manquer d’or monétaire.
Je ne veux pas créer l’impression qu’en se tournant vers l’or, les marchés
émergents seraient gagnants et les pays développés perdants. Après tout, le
statu quo est que les banques centrales et les Trésors des pays développés
possèdent bien plus d’or que les pays émergents ; un changement
systématique de stratégie en faveur de l’or fera grimper son cours. Mais il
ne s’agit pas d’un problème systémique. Et, de fait, la hausse du cours de
l’or permettrait de réduire l’écart entre la demande, et l’offre d’actifs
sûrs, qui a émergé en raison des taux plancher.
À aucun moment un motif valable n’a été présenté pour convaincre les
pays émergents d’accepter la démonétisation totale de l’or. Aussi bien hier
qu’aujourd’hui. »