Après avoir
sauté un premier obstacle, l’Europe reste à un tournant.
Aujourd’hui mercredi, le Portugal a réussi son émission
obligataire à un taux légèrement inférieur
à la précédente, mais qui reste prohibitif. Soit 6,716%,
un prix « acceptable et même favorable vu le
contexte » selon Fernando Tereira dos
Santos, le ministre des finances. Ayant valeur de tirs de préparation
chez les artilleurs, l’intervention vigoureuse de la BCE sur les
marchés de ces derniers jours n’y étant pas pour rien.
C’est reculer pour
continuer de sauter, car de telles conditions aboutissent à
renchérir le poids de la dette, le taux de son financement
dépassant de loin les capacités de croissance du pays, de
lourdes coupes budgétaires ayant déjà été
effectuées.
D’ici au 4
février prochain, prochaine réunion des chefs d’Etats et
de gouvernements européens, l’actualité va être
rythmée par les émissions obligataires des pays qui naviguent
au plus près de la zone des tempêtes. Et la pression va monter.
Des discussions sont déjà en cours, dont seuls les échos
publics sont perçus, afin d’étudier un aménagement
sans attendre du fonds de stabilité européen (EFSF), mais elles
font apparaître de fortes dissensions.
Alors que la Commission
européenne plaide par la voix de José manuel Barroso, son président, pour une augmentation des
moyens du fonds, discrètement appuyé par la BCE et le FMI, les
Allemands et les Français s’y opposent. Berlin très
catégoriquement, en déclarant qu’il n’est
« pas sensé ni nécessaire de discuter d’un
élargissement », Paris s’y reprenant à deux
fois, pour finalement en refuser la seule urgence mais pas la
nécessité.
D’autres
sujets sont en discussion, présentés sous l’aspect plus
anodin de mesures techniques par des sources proches du dossier (selon
l’expression habituelle). L’hypothèse de diminuer le taux
des prêts de l’EFSF et celle d’élargir son champ
d’action en lui permettant d’acheter des obligations souveraines.
La première afin de ne plus précipiter les pays qui
bénéficient d’un plan de sauvetage dans un
inévitable défaut – car telle est
l’interprétation des marchés, qui explique que les
taux des pays aidés continuent d’augmenter – la seconde
afin de prendre le relais de la BCE, qui se fait insistante à ce
sujet. Cette option serait un pas en avant vers l’émission
d’euro-obligations, sans le dire.
Sous impulsion et
contrôle allemand, la stratégie européenne qui
prévaut actuellement n’est pas tenable. D’un
côté, Angela Merkel réaffirme
que « l’Allemagne fera ce qui est nécessaire pour que
l’euro demeure stable, c’est notre monnaie commune »,
de l’autre elle crée les conditions de la poursuite et de
l’intensification de la crise, en assortissant les prêts de
l’EFSF de taux insoutenables, ce que les marchés ont
clairement analysé, au prétexte de combattre l’aléa
moral et la facilité. La stratégie allemande, c’est
l’art de créer un problème tout en prétendant en
régler un autre.
Comme si cette contradiction
ne suffisait pas, la crise continue d’être
caractérisée comme étant de liquidité, pour ne
pas reconnaître qu’elle est d’insolvabilité. Avec
comme réponse logique de financer la dette par la dette, afin de
reporter les échéances et de l’étaler pour gagner du
temps, quitte à offrir un substitut au financement par les
marchés quand ceux-ci exigent des taux impossibles. Dans
l’espoir qu’il sera possible de résorber à terme la
dette grâce à de sévères restrictions
budgétaires, l’hypothèse d’un accroissement des
recettes fiscales résultant d’une croissance économique
soutenu ne tenant pas debout.
Un nouvel
élément est en train temps apparu, avec la montée de
l’inflation constatée par Eurostat, qui incite certains à
se préoccuper du danger de la stagflation (association de
l’inflation avec une faible croissance économique), impliquant
selon la théorie une remontée des taux directeurs de la BCE.
Sans qu’il soit pris en compte que cette inflation résulte en
priorité de l’augmentation des prix de l’énergie et
des produits alimentaires, dont la hausse provient avant tout de la
spéculation financière. Car les capitaux cherchent sur ces
marchés des refuges que les obligations ne leur procurent plus comme
avant.
Enfin, la crise de la dette
publique est mise en avant pour mieux escamoter celle de la dette bancaire.
On attend avec grand intérêt, à ce propos, le
détail de la méthodologie des prochains stress tests
européens, que Michel Barnier, commissaire au marché intérieur
et aux services financiers, a annoncé pour la fin du mois.
Il est toutefois un paradoxe
dans cette situation. L’attention est prioritairement tournée
vers la crise de la dette souveraine européenne, alors que la
situation des Etats-Unis est de ce même point de vue
particulièrement préoccupante. La
poursuite de la hausse des taux obligataires américains, partiellement
contenue par les achats massifs de bons du Trésor par la Fed, va peser
de plus en plus lourd dans le budget fédéral. Rendant encore
plus difficile une diminution de la dette et accentuant la
précarité de la situation. Le statut de monnaie de
réserve du dollar permettra d’amortir le choc, mais pour combien
de temps ? Une machine s’est mise en marche, qui va inexorablement
le mettre en cause, les pays disposant d’excédents diminuant
leurs achats d’obligations américaines libellées en
dollars pour se tourner vers d’autres solutions, le coût du
financement de la dette américaine appelé à
croître d’autant.
Il ne faut pas chercher
ailleurs que dans l’exorcisme de cette perspective la sortie que vient
de faire Tim Geithner, secrétaire au
Trésor, en déclarant en prologue de la visite du
président chinois à Washington que la sous-évaluation du
yuan était « une politique
indéfendable ». Ou la fin de non-recevoir de Barack Obama aux ambitieux
projets de réforme du système monétaire international de
Nicolas Sarkozy, même dite avec le sourire. Ce dernier a bien
reçu le message, reconnaissant symboliquement depuis le bureau ovale
de la Maison Blanche « le rôle du dollar comme monnaie
principale dans le monde ».
Cette lancinante question de
la dette doit être replacée dans un contexte encore plus
étendu, si l’on veut mieux la saisir. La dette publique et la
dette privée (entendez, celle des banques) sont dans le même
bateau. La phase II de la crise dans laquelle nous sommes
désormais met à nu une triste vérité : la
bulle qui a été cette fois-ci créée, et qui
continue d’éclater, est d’une dimension telle que
l’on ne sait pas comment la résorber. Cela dépasse les
capacités des Etats, comme on le constate, et oblige les
établissements financiers à se débrouiller, avec le
soutien des banques centrales qui tend à devenir permanent.
Planquer la dette, par des
artifices comptables ou d’autres subterfuges, a des limites.
L’étaler comme le font les gouvernements ne résout pas
tout. Dégager d’importants résultats sur les
marchés financiers grâce aux liquidités à bas prix
des banques centrales ne suffit pas. Les besoins de financement des banques
ont eux aussi pris de telles proportions – que ce soit afin de se
refinancer, de reconstituer ou d’accroître leurs fonds propres
– qu’ils incitent également à la hausse les taux
obligataires, sur le même marché que celui où se rendent
les Etats.
Le système financier
continue de manifester une grande fragilité, dont témoigne sa
forte sensibilité et volatilité boursière. Le spectre
d’une décote obligataire n’a pas été
évacué. En Europe, celui des taxes bancaires est
désormais sur le devant de la scène. Ce qui
n’exonère pas les banques américaines de toutes les
turpitudes, si l’on en croit JP Morgan Chase qui vient de
considérer que le risk-reward (le rendement du risque) des banques
européennes était plus favorable, incitant les investisseurs
à s’y diriger au détriment des américaines. Une
motivation nécessaire, dans un contexte de chute mondiale du RoE (retour sur investissement), autre grand
critère d’appréciation des investisseurs. De toutes les
manières possibles, les banques tentent de se présenter sous leur meilleur
jour afin de recueillir leurs faveurs.
Parallèlement, elles
combattent pied à pied sur tous les terrains réglementaires,
après avoir déjà beaucoup obtenu, afin de limiter leurs
futures contraintes. L’Institute of International Finance – le
lobby des mégabanques – milite
activement en faveur de la définition d’un mécanisme de
démantèlement des banques géantes en péril, afin
d’éviter les obligations supplémentaires de fonds propres
qu’envisage le Financial Stability Board (FSB) pour les banques Too
Big To Fail. Car elles diminueraient leur RoE et les rendaient moins attractives pour les
investisseurs.
Une consultation est en cours
en Allemagne, en vue d’accroître la taxe supportée par les
établissements financiers, qui est déjà en vigueur.
L’association des banques allemandes s’y oppose avec la
dernière énergie, faisant valoir selon le Financial Times que
« cela n’a pas de sens : nous voulons avec Bâle
III renforcer le capital et cela va dans la direction
opposée ».
Il faut se rendre à
l’évidence : résorber toute la dette
accumulée et purger la bulle qui a éclaté est une
question insoluble telle qu’elle est actuellement posée.
D’un certain point de vue, l’International Institue of Finance
indique une voie possible, dans son principe et non pas dans ses
modalités, qui restent à trouver. Il devrait en effet se poser
une seule et unique essentielle question, tant au niveau des banques que des
Etats : comment restructurer dans l’ordre la dette en
évitant une nouvelle chute libre financière
?
Dans l’un de ses
derniers éditoriaux, le Financial Times s’interrogeait sur la
crise européenne, pour conclure ainsi : « Le
coût de la crise financière a été supporté
par tous, des citoyens aux actionnaires, avec une exception, celle des
créanciers seniors des banques, considérés comme
sacro-saints. La crise obligataire publique ne trouvera pas de fin tant que
cette fausse religion ne sera pas démasquée. Cela signifie que
les dirigeants européens doivent ouvrir un nouveau front :
s’ils veulent la paix financière, ils doivent se préparer
à la guerre ».
Quant à la dette
publique, une
proposition du FMI de « Mécanisme de restructuration de
la dette souveraine » avait déjà suggéré
en 2002 une piste à suivre, brutalement refusée par les
Américains et donc abandonnée. C’était le diable
en personne, en effet, qui frappait à la porte. Puisque ce
mécanisme avait pour effet de réduire l’énorme
masse des capitaux qui ne cesse de croître sous les effets de la
spéculation financière, et dont on voit comment ses
dégâts sont devenus aujourd’hui ingérables.
S’engager dans une telle
voie signifierait faire volte-face et abandonner la défense
prioritaire et à n’importe quel prix du système
financier. Nous n’en sommes pas là…
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
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