Les mois d’été sont, on le sait, propices aux tensions sociales. La chaleur augmente toujours la vitesse de réaction chimique et les hormones des uns et des autres aidant, on peut se retrouver, rapidement, avec de vives tensions sur les bras dans une Hollandie pas super-apaisée. Intéressant développement de ce mois d’août : trois délinquants sous mandat d’écrou ont été relâchés sur instruction orale du substitut de permanence au parquet qui justifie le report par l’actuelle surpopulation carcérale à Chartres…
De façon étonnante, cette affaire a fini par débouler à la une des journaux.
Je dis « de façon étonnante » car il est maintenant de plus en plus difficile de comprendre ce qui anime la construction de la Une standard des journaux hexagonaux. Baladés entre impératifs diamétralement opposés que sont l’absolue nécessité de ne surtout pas « alimenter le Front National », relater l’actualité, et faire vendre en proposant une bonne grosse louche de sensationnalisme, le journalisme français se caractérise maintenant par un comportement erratique de poulet sans tête, courant d’une réaction à chaud à une autre, préférablement opposée, et relatée avec la même finesse d’analyse.
On aura donc droit, dans la même semaine, au battage médiatique complet pour certains faits divers, au silence radio total pour d’autres, à la mise en exergue de pratiques mafieuses ou au contraire à l’oubli commode de corruptions habituelles. Difficile, dès lors, d’y voir clair et de déceler ce qui relève d’une tendance, et qui permet d’éclairer une situation globale, quitte à gommer certains aspects un peu trop précis, de ce qui relève d’une pure succession de faits divers sans liens, s’entrechoquant dans l’actualité par un pur hasard.
Dans cette tempête bouillonnante, mélange de quelques vraies données informatives et d’imposants paquets d’air chaud sans intérêt remués par les pigistes d’astreinte, il devient impossible d’y voir clair. Et c’est évidemment l’occasion rêvée pour tous les politiciens, éternels parasites de l’instantané, de venir mettre leurs petits doigts boudinés histoire de touiller un peu plus fort et un peu plus vite le merdier général dont ils sont loin d’être les derniers responsables.
Quand Valls s’exprime sur les noyades, il est ainsi bordéliquement dans son rôle de cuistre frétillant, ignorant superbement les statistiques qui indiquent pourtant qu’aussi tristes soient ces submersions estivales d’humains mal préparés, on est dans la plus banale normalité. Quand Taubira balance ses explications vasouillardes sur la mise en attente-surprise de l’incarcération des trois délinquants, elle est là encore dans son rôle d’occupation du terrain mental, dispensant devant ceux qui la regardent une petite séance de football mental avec un ballon certes mal gonflé mais qu’une horde de journalistes mollassons de l’analyse aidera à aller dans les buts.
Car après tout, tout ceci est parfaitement normal : les cafouillages à répétition de la justice sont une simple illustration de la justice ordinaire, à en croire certains articles (comme celui-ci, par exemple) et certains juges ; c’est même une non-affaire, puisque :
Ce genre de libération se fait dans d’innombrables cas, ça se passe comme ça tous les jours dans tous les parquets de France. C’est la réalité du quotidien : la gauche le sait, la droite le sait, ça ne date pas du 6 mai 2012.
Ce qui est, du reste, tout à fait exact. Les arguments sur la canicule qui échauffe les prisons et oblige les juges à faire jouer des priorités pour l’incarcération sont aussi devenu parfaitement banals. Le fait que, tous les ans, entre 80.000 et 100.000 peines ne sont – tout simplement – pas effectuées ne déclenche en réalité aucune espèce d’affolement chez nos politiciens ou nos journalistes le reste du temps.
Et de la même façon, l’augmentation, sur les dernières années, du nombre de faits divers rapportés dans la presse (locale ou nationale, peu importe) et du nombre de faits divers enregistrés concernant les agressions des forces de police ou de pompiers ne constitue finalement pas du tout ni une surprise, ni autre chose qu’une façon d’occuper facilement le lecteur et les esprits pendant que la France continue de s’enfoncer doucement dans la plus basse médiocrité.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de l’enfoncement progressif mais inéluctable et continu du pays dans une zone grise où ce qu’on considérait, il n’y a pas trente ans, comme complètement hallucinant ou scandaleux, est devenu parfaitement ordinaire. Depuis plus de vingt ans, les rapports s’accumulent ainsi pointant du doigt les conditions catastrophiques d’incarcérations des détenus dans un pays qui prétend être riche et s’enorgueillit de siéger au G7. Le dernier programme de construction de prisons remonte à 2002, et n’envisage de créer, au final, qu’une dizaine de milliers de places supplémentaires, alors que les besoins actuels épongent déjà entièrement (et plus) ces créations ; quant aux autres prisons, elles vieillissent dans des conditions d’insalubrités et de surpopulations parfaitement indignes des droits élémentaires.
Autrement dit, le pays refuse d’incarcérer parce qu’il a pris des décennies de retard en matière de prisons pour des motifs purement idéologiques et absolument pas pragmatiques, n’arrive donc pas à incarcérer des délinquants et des criminels par dizaines de milliers, rend fous, malades ou pire encore, offre une formation de criminels à ceux qui aboutissent finalement en cellule, ce qui accroît encore les besoins de prisons, institutions que nos belles âmes se refusent à construire.
Magnifique cercle vicieux qui s’ajoute aux autres, des corporatismes divers, des mafias syndicales ou politiciennes, des programmes d’aides toujours plus débilitants, et qui aboutit à fournir des bataillons toujours plus nombreux d’individus perdus, veules, désaxés, irresponsables ou complètement accros à l’argent des autres.
Dans cet environnement délétère où il est devenu parfaitement anodin de demander à des journalistes de ne pas prendre de photos lorsqu’une ministre se déplace dans une « cité » pudiquement appelées sensible, on comprend que la notion même de sérieux des politiciens soit remise en question ; comment accorder le moindre crédit aux guignols qu’ils soient de droite ou de gauche lorsqu’ils font vivement bouger leurs lèvres à ce sujet ? Dans ce contexte nauséabond où la prise d’assaut d’un commissariat par des hordes d’imbéciles surexcités groupes d’individus tapageurs n’est, finalement, qu’une péripétie de plus dans l’actualité, on conçoit sans mal que l’autorité ne soit plus qu’un concept vague, coincé entre un ventre fécond de bête immonde qu’il ne faut surtout pas réveiller et un politiquement correct en nitroglycérine.
Au bilan, l’autorité n’en est plus une, le respect des forces de l’ordre n’existe plus, et leurs représentants (fussent-ils maires) servent gentiment de cibles dès que les paramètres du dialogue social ne plaisent plus aux protagonistes échauffés par tout ce méchant soleil.
Mais voilà : même si la lassitude gagne, même si l’on est passé de l’état d’outrance à celui de la résignation puis de l’oubli pour ne plus trouver tout cela que parfaitement ordinaire, la réalité, elle, ne se paie pas de mots.
Tout d’abord, se forger un avenir impose d’avoir confiance dans les institutions de son pays. Et malheureusement, chaque fait divers, chaque caillassage, chaque « bousculade », chaque petit dérapage en sucette dont on comprend, intuitivement, qu’il ne recevra pas la sanction adéquate et appliquée, tous ces éléments minent durablement cette confiance indispensable pour espérer améliorer l’avenir.
Et surtout, l’accumulation de ces comportements, de ces « incivilités », des insultes, le fait qu’augmente sans arrêt le nombre de gens qui agissent comme des ordures ou des abrutis, tout cela participe d’un même mouvement alimenté par la certitude, consciente ou non, que ceux qui le pratiquent ne seront punis par personne. Déresponsabilisés par une société qui n’a plus qu’excuses et regards tournés ailleurs comme modus vivendi et vivrensemble courageusement porté en bandoulière, ces individus se permettent sans restriction ce que personne n’aurait imaginé possible il y a encore quelques décennies.
Or, sur le long terme, statistiquement et inévitablement, ces abrutis finiront par croiser la route de gens ordinaires qu’on aura asticoté une fois de trop et lâcheront les élastiques… ou tomberont, fortuitement, sur des gens à leur image, qui opèrent avec les mêmes schémas mentaux et la même irresponsabilité.
L’avenir risque d’être très ordinaire.