Ça y est, sur internet, tous les petits paquets IP naissent désormais libres et égaux en droit. Ou tout du moins, la FCC américaine (Federal Communications Commission) vient-elle de déclarer qu’il en est ainsi et qu’à ce titre, nul opérateur ne peut discriminer méchamment entre un paquet de flux vidéo et un paquet de flux texte.
Et c’est donc dans à une nouvelle règlementation de la FCC, expliquée dans un modeste document de plus de 300 pages dans lequel il n’y aura aucune surprise (mais si, mais si), qu’on apprend que tout prestataire de télécommunication qui fait transiter ces petits paquets tous égaux n’a plus le droit de les trier en fonction de la source, de la destination ou (surtout) du contenu de ces paquets. Il est désormais interdit aux fournisseurs d’accès de bloquer arbitrairement des contenus légaux, de ralentir ou d’accélérer les flux de données sans justification ou de prioriser certains contenus transitant par leur réseau moyennant paiement.
Ouf, nous voilà rassuré – ou, en tout cas, les Américains le sont à présent : grâce à ce gros morceau de bravoure, la neutralité du net est en marche aux États-Unis, le consommateur et le citoyen américain seront dorénavant protégés contre les intentions méchantes des corporations internet turbo-capitalistes, et le ciel de l’avenir, chargé de nuages gris, vient de voir percer un rayon de lumière régulatrice. Gloria in excelsis déhohoooooho et tout le tralala.
En France, la technicité du sujet et la polarisation de la presse sur les palpitantes aventures de Mr Bean aux Philippines n’auront guère permis à la population de fêter dignement cette avancée majestueuse du droit et de l’égalité jusque dans le monde des octets tendrement empaquetés par le protocole internet, mais on peut facilement lire quelques soupirs de contentement ici ou là par exemple.
Mais voilà : cette belle unanimité laisse pensif. En effet, ce qu’on voit et ce qui est vendu sur le papier, c’est une neutralité pour le consommateur, une protection de la liberté de parole, et internet vu comme un service de base sans lequel vivre n’est plus guère possible. Chouette, du chaton mignon pour tous, à parts égales !
Ce qu’on voit moins, c’est qu’un groupe de lobbyistes a gagné contre un autre groupe de lobbyistes. Ce qu’on voit moins, c’est qu’Amazon, Netflix et d’autres grosses corporations qui produisent du contenu ont gagné le droit de continuer à prendre une part croissante de la bande-passante sans s’acquitter du prix et en reportant les coûts d’infrastructure aux fournisseurs. Par analogie, c’est comme si l’industrie de la fabrication de meuble arrivait à se débarrasser presque complètement du coût de livraison de ces meubles et à la faire intégralement supporter par l’industrie de la livraison, en payant la même chose qu’il s’agisse d’une chaise ou d’une cuisine complète au prétexte d’une « neutralité de l’ameublement ».
Parallèlement, l’introduction de cette nouvelle « neutralité » permet de créer une barrière artificielle à l’entrée sur internet : pour Comcast et Verizon (les opposants affichés, mais en réalité fort modérés à cette neutralité), cette nouvelle règlementation impose un coût d’infrastructure important, certes, mais permet de saborder tout nouvel entrant, toute nouvelle startup qui, se plaçant non sur le câble ou la fibre (où l’un et l’autre sont déjà largement dominants), doit maintenant être capable de délivrer un contenu de façon neutre. On imagine sans mal que toutes les petites entreprises qui voulaient fournir un contenu spécifique par une technologie donnée (radio, typiquement) en faisant un traffic shaping innovant s’en retrouve d’autant empêchée. D’un coup, la concurrence aux majors de l’infrastructure vient de se prendre un gros taquet.
Oh oui, on a, sur le papier, régulé internet, c’est-à-dire garanti que des startups de contenu pourraient bénéficier de cette neutralité. Les stratups d’infrastructure, elles, vont se retrouver gravement pénalisées. Régulation qui, en outre, considère internet comme un service public au même titre que l’eau, le gaz ou l’électricité, et qui aboutira donc (les mêmes causes ayant les mêmes effets) aux mêmes cartels que ceux qu’on trouve dans l’eau, le gaz ou l’électricité.
Bien joué.
Quand quelque chose n’est pas cassé, on ne devrait surtout pas le réparer.
Lorsqu’on constate que c’est, précisément, l’État qui vient avec de nouvelles régulations « réparer » internet qui marchait jusqu’à présent et jusqu’à preuve du contraire fort bien, on ne peut que s’inquiéter énormément du chemin que va prendre le réseau mondial. Lorsqu’en plus, cette « réparation » ressemble comme deux gouttes de bave à la myriade d’autres régulations destinées, elles aussi, à « réparer » les intertubes de toutes les crasses pédonazies qui y sévissent terriblement, l’inquiétude prend des allures d’angoisse … D’autant plus lorsque cette « réparation » a été poussée par le même président que celui qui aura, avec une efficacité redoutable, poussé à la « réparation » de l’assurance maladie américaine. Quand, de surcroît, on note que cette magnifique « réparation » est largement poussée par des corporations, typiquement capitalistes comme Facebook, Netflix, Amazon ou Yahoo, qui ont toute l’oreille (rémunérée ?) du législateur, toutes les alarmes se déclenchent sur le mode « Capitalisme de Connivence », celui-là même qui a toujours fait tant de bien à la liberté en général et à internet en particulier… Enfin, s’imaginer que les États, et les États-Unis en particulier dans la question qui nous intéresse, seraient subitement en train de prendre parti pour leurs citoyens, c’est faire preuve d’une naïveté confondante !
Faut-il être aveugle pour constater que cette neutralité du net est mise en place, avec les applaudissements du public, par ce même État qui a mis en place la surveillance la plus massive et la plus profonde de la plus grande quantité d’être humains sur Terre, toutes époques confondues ? Faut-il se réjouir qu’un État régule encore un peu plus internet, lui qui a déjà largement prouvé ne pas s’embarrasser ni des droits de l’homme, ni de l’intérêt collectif, ni même de la liberté ou de la paix ? Faut-il réellement trouver admirable ce pas supplémentaire dans la mise en coupe réglée du réseau des réseaux ? Et faut-il oublier que l’État qui met tout ceci en place n’a, depuis 20 ans, pas passé une seule loi qui vise ni à ralentir sa propre obésité et sa propre mainmise, ni à donner plus de liberté à ses citoyens ?
Autrement dit, parce que le nom « neutralité du net » est sympathique, parce que le concept, aussi vaporeux soit-il, comporte ce délicieux côté égalitariste, et parce que l’idée qu’on puisse payer en fonction de son usage défrise certains consommateurs, il faudrait d’un coup oublier que l’État qui met en place cette idée n’a jamais autant mis ses gros doigts dans les libertés et la vie privée de tous, n’a jamais montré autant de collusion avec les puissances financières, et croire – youpi, youplaboum – qu’il le fait pour notre meilleur intérêt… Cela nous a un petit côté 3615 Bisounours délicieusement suranné.
Beaucoup voulaient la neutralité du net. Ça tombe bien, elle est en train de se mettre en place et tout indique que les Européens ne seront pas en reste. La gourmandise avec laquelle la Commission Européenne et l’ensemble des États membres l’implémenteront en dira très long sur l’impact réel pour le citoyen.
Mais une fois qu’elle sera là, ne venez pas vous plaindre.
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