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Le 9 avril 2002, le 85e anniversaire
de la bataille de la crête de Vimy a été
célébré au Canada. Cette prise
d'assaut par des troupes canadiennes d'une position allemande
fortifiée dominant la campagne environnante s'est
déroulée un lundi de Pâques en 1917. Les Allemands
contrôlaient la crête depuis le début de la guerre et des
tentatives de la reprendre par les armées britannique et
française avaient entraîné la mort de 200 000 soldats.
Pour la première fois depuis
le début de la Grande Guerre, 35 000 soldats provenant des quatre
divisions du corps expéditionnaire canadien se sont battus en tant
qu'unité nationale de combat, au lieu d'être divisés et
utilisés pour appuyer et renforcer les divisions britanniques. Trois
mille six cent furent tués et 7000 blessés, mais le
résultat fut une victoire éclatante.
Comme l'a
souligné l'historien britannique John Keegan dans son volume The First World War,
« Le succès des Canadiens a été sensationnel.
Les épouvantables pentes nues et brisées de la crête de
Vimy, sur lesquelles des milliers de Français étaient morts au
bout de leur sang en 1915, furent prises en une seule lancée. Le
sommet fut atteint et, sur l'abrupt versant opposé donnant vers l'est
où s'entassaient l'artillerie et les troupes de réserve
allemande, le regard du vainqueur pouvait embrasser toute la plaine de
Douai. »
Dans d'autres pays,
cette percée mineure, lorsqu'on s'en souvient, n'est vue que comme
l'une d'une interminable série de batailles qui ont eu lieu pendant
les longues années de la guerre. Keegan la décrit simplement
comme « la première journée de la bataille
d'Arras ». Mais ici, et en particulier au Canada anglais, cette
bataille a pris les proportions d'un mythe national.
Deux jours avant
l'anniversaire, le quotidien montréalais The Gazette publiait, sous le titre
« La naissance d'une nation » (« The birth of a nation »),
un article d'usage sur les étudiants et vétérans en
visite sur le site de la bataille et sur le ministre donnant son discours
prévisible appelant à « se souvenir de nos riches
histoire et patrimoine militaires ». Le jour suivant
l'anniversaire, on retrouvait de nouveau la même notion dans le
même journal: « Un vétéran de Vimy se souvient
de la bataille qui a fait de nous une véritable nation. »
Ce cliché
repris un peu partout à chaque année à propos de la
naissance d'une nation pendant que des milliers de jeunes hommes
s'entretuaient dans un combat féroce provient d'une
célèbre phrase du brigadier-général Alexander
Ross, qui commandait le 28e bataillon à Vimy: « Le Canada
de l'Atlantique au Pacifique défilait. Je me suis dit qu'au cours de
ces quelques minutes, je venais d'être témoin de la naissance
d'une nation. » Il s'agit en fait de sottises collectivistes à
l'état pur, un mélange de mythologie nationaliste et de
propagande militariste.
Mythologie nationaliste
Un lecteur ne connaissant pas trop
l'histoire de la Première Guerre mondiale qui lirait une description
de la bataille écrite par un commentateur canadien pourrait croire
qu'elle a constitué un point tournant pour les alliés. Il
apprendrait par exemple qu'elle « a constitué la
première victoire majeure des alliés en deux ans et demi de
combat. Grâce aux vaillants efforts du Canada, la guerre allait
bientôt prendre fin. » Eh oui, ne riez pas!, c'est
grâce à nous si les Boches ont finalement été
repoussés et défaits. Les Français, les Anglais et les
Américains, ils ne faisaient qu'éplucher les patates.
La réalité est
évidemment pas mal loin de ces prétentions. Ce n'est pas
tellement à cause de la bravoure et de l'endurance surhumaine des
soldats canadiens si les Allemands ont subi un tel revers à Vimy, mais
plutôt, selon Keegan toujours, à cause d'« une
déficience absolue en termes de nombre de divisions dans le secteur de
Vimy-Arras. Les Français ont pu en apprécier la contrepartie au
Chemin des Dames, où quinze divisions allemandes dédiées
à une contre-attaque ont pu être rassemblées
derrière les vingt-et-une en position de combat. Si les Allemands
avaient été surpris à Vimy-Arras, c'est le contraire qui
allait se produire sur l'Aisne [...]. » Sur cet autre front
où la bataille eut lieu dans les jours suivants, 29 000
Français furent tués, une défaite qui allait briser tout
espoir au sein de l'armée française et mener aux mutineries de
l'été 1917.
Le récit de
cette guerre n'est qu'une suite sans fin, inimaginable dans son horreur et
profondément déprimante d'assauts gigantesques où des
dizaines de milliers d'hommes se font tuer, parfois en l'espace de quelques
heures, la plupart du temps sans résultat concret. En tout, dix
millions de personnes, soldats et civils, sont mortes durant la
Première Guerre. Malgré l'ampleur de ce cataclysme, plusieurs
croyaient, et croient encore, que c'est la participation du Canada à
cette boucherie qui a entraîné « la naissance de la
nation canadienne ».
La logique historique tordue qui
sous-tend cette idée a un sens surtout pour les Canadiens anglophones,
qui conçoivent de manière générale leur pays
comme une partie de l'Empire britannique qui a grandi et s'est
développé, et a finalement atteint l'âge adulte en tant
que nation à toutes fins utiles indépendante après la
Première Guerre mondiale.
Le Canada était
un dominion autonome au début du 20e siècle et dès que
la mère-patrie partait en guerre, les colonies suivaient
immédiatement et on s'attendait à ce qu'elles contribuent
à l'effort de guerre. La bataille de Vimy est toutefois
considérée comme l'élément déclencheur qui
a donné une voix autonome au Canada. Après la guerre, il a
obtenu un siège distinct à la Conférence
de paix de Paris de 1919 et est devenu un acteur respecté sur la
scène internationale. Il a également obtenu un siège
à la Ligue des Nations. Avec d'autres dominions britanniques, il
devenait finalement indépendant par l'adoption du Statut de
Westminster en 1931.
Voici quelques perles
de mythologie nationaliste canadienne que l'on peut retrouver sur le Web:
« Vimy est survenu exactement 50 ans après la
Confédération. Jusque-là, les Canadiens avaient toujours
combattu en tant que citoyens britanniques. Cette fois, ils sont allés
au combat en tant que Canadiens. » « Pour la
première fois, des Canadiens d'un océan à l'autre se
sont tenus coude à coude et ont reçu des ordres de la part
d'officiers canadiens à tous les niveaux d'autorité sauf le
plus élevé. » « Pour les troupes
canadiennes qui ont combattu à Vimy, il s'agissait de l'un de ces
rares moments de vérité – pour la première fois,
ils se reconnaissaient tels qu'ils étaient. Ils gravirent la
crête porteurs d'une identité régionale et la
redescendirent avec une identité nationale. »
« Les milliers de Canadiens qui ont participé à
cette féroce bataille peuvent témoigner de ses
conséquences sur le nationalisme canadien, eux qui durant ces jours
sombres ont compris pour la première fois le concept de la
nationalité canadienne par opposition au colonialisme
britannique. »
Il s'agit là d'une
construction historique qui n'a pourtant rien à voir avec la
réalité. Il est de toute évidence absurde de
prétendre que le Canada est né à Vimy. Les colons
français, qui furent les premiers occupants européens du
territoire que nous appelons aujourd'hui le Canada, sont arrivés trois
siècles auparavant. N'avaient-ils aucune identité nationale
pendant tout ce temps? Il n'est pas étonnant que cette mythologie
liée à la bataille de Vimy n'ait jamais vraiment pris racine
parmi les francophones du Québec.
On pourrait sans doute
affirmer que le Canada actuel est officiellement né lors de la
Confédération de 1867. Mais pourquoi utiliser des dates qui
correspondent à la mise en place ou à la transformation d'un
régime politique? Les peuples et les États parasitaires qui se
nourrissent de leur travail sont deux choses différentes. Les nations
ne naissent pas tout d'un coup lorsque des politiciens signent des documents
officiels, elles naissent et grandissent chaque jour lorsque les gens
travaillent ensemble, échangent des biens et services,
développent une culture et se donnent des points de
référence communs. En bref, lorsqu'ils vivent leur vie et construisent
leurs communautés de façon pacifique.
Ce qui est né
en avril 1917 n'est pas en réalité la nation canadienne, mais
simplement le nationalisme canadien en tant qu'idéologie
contemporaine, une idéologie qui a mené à une
centralisation toujours plus poussée des pouvoirs à Ottawa et
à un interventionnisme grandissant de l'État
fédéral dans les décennies qui ont suivi, pour culminer
durant l'ère Trudeau. Le Canada serait dans un bien meilleur
état aujourd'hui si cette idéologie avait plutôt été
avortée à Vimy.
Propagande militariste
Quoi que l'on pense de ce
débat sur l'importance de la bataille de Vimy et de son rôle
dans la cristallisation de l'identité canadienne, il existe une autre
raison pour remettre en question l'importance que l'on accorde à cette
bataille durant cette guerre en particulier. Les Canadiens n'auraient jamais
dû y être en premier lieu.
Le pays était
âprement divisé en ce qui a trait au niveau de participation
approprié à la guerre. Durant la guerre des Boers de
1899, la plupart des Canadiens français s'opposaient vivement –
et avec raison – à une implication dans ce qu'ils
considéraient comme l'une des sales petites guerres de conquête
impérialistes de l'Angleterre sur d'autres continents. En 1914, la
sympathie était plus grande pour le sort de la France, de la Belgique
et de l'Angleterre, mais l'envoi de troupes suscitait malgré tout peu
d'appui. Plusieurs considéraient que le Canada devait limiter sa
participation à la fourniture de munitions et de nourriture. Et durant
la crise
de la conscription de 1917, tout comme lors de celle
qui allait survenir durant la Seconde Guerre mondiale, les Canadiens
français s'opposèrent de manière écrasante
à un enrôlement coercitif, alors que la majorité des
anglophones se montrèrent en faveur. Les francophones étant
minoritaires, (environ le tiers de la population à l'époque),
les forces proconscription remportèrent la bataille politique.
Il existe une sorte de
tabou aujourd'hui autour de cette question du faible enthousiasme des
Canadiens français envers la participation du Canada à des
guerres étrangères. Le consensus semble être que nous
devrions en avoir honte, que cela démontre par exemple à quel
point la population était influencée par l'antisémitisme
et le fascisme durant la Seconde Guerre mondiale. Mais en 1917, la plupart
des Canadiens français ne voyaient tout simplement pas ce qu'ils
avaient à gagner à envoyer des milliers de leurs fils pour
servir de chair à canon selon les caprices de généraux
britanniques, dans des unités de combat où on leur donnait des
ordres en anglais. Ils ne voyaient pas l'intérêt du Canada
à envoyer plus de troupes dans un conflit qui ne posait aucune menace
directe. Ils réagissaient instinctivement comme le font les citoyens de
petits pays qui ne veulent pas être mêlés aux jeux
dangereux des grandes puissances et des empires.
Et ils avaient raison
de penser ainsi. C'est un argument qu'on ne retrouvera pas dans les livres
d'histoire officiels, mais une politique de non-interventionnisme dans les
conflits étrangers, lorsqu'on l'applique de façon
cohérente, est la meilleure façon d'éviter les
conflagrations majeures et d'encourager la paix. Si seulement le Canada, et
de façon bien plus cruciale les États-Unis, avaient
décidé de ne pas intervenir dans cette stupide guerre
européenne, on aurait évité des catastrophes sans nom et
le monde serait sans doute dans un bien meilleur état aujourd'hui.
Les chercheurs de
l'École autrichienne, un courant de pensée qui défend
sans compromis la liberté et l'antiétatisme, sont parmi les
très rares qui défendent ce point de vue. Voici comment le
professeur Hans-Hermann Hoppe résume la perspective
révisionniste sur cette question:
Si les États-Unis avaient
appliqué une politique étrangère strictement non interventionniste,
il est probable que le conflit intra-européen aurait pris fin vers la
fin de 1916 ou le début de 1917 à la suite de nombreuses
initiatives de paix, particulièrement celle de l'empereur autrichien
Charles 1er. De plus, la guerre se serait terminée par un compromis
acceptable pour tous, sans que quiconque ne perde la face, plutôt que
par l'imposition de termes par les vainqueurs sur les vaincus. En
conséquence, l'Autriche-Hongrie, l'Allemagne et la Russie seraient
restées des monarchies traditionnelles au lieu de devenir des
républiques démocratiques éphémères. Avec
un tsar russe et des empereurs allemand et autrichien en place, il aurait
été presque impossible pour les bolcheviks de saisir le pouvoir
en Russie et, en réaction à une menace communiste grandissante
en Europe de l'Ouest, pour les fascistes et les nationaux-socialistes de
faire de même en Italie et en Allemagne. Les millions de victimes du
communisme, du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale auraient
été épargnées. L'interventionnisme
étatique et le contrôle du gouvernement sur l'économie
privée aux États-Unis et en Europe de l'Ouest n'auraient jamais
atteint les niveaux que nous constatons aujourd'hui. Et plutôt que de
voir l'Europe centrale et de l'Est (et par la suite la moitié du
globe) sombrer dans le communisme et être saccagée,
dévastée et tenue de force à l'écart des
marchés de l'Occident, toute l'Europe (et le monde entier) serait
demeurée intégrée sur le plan économique (comme
au 19e siècle) dans un système planétaire
caractérisé par la division du travail et la
coopération. Les niveaux de vie auraient augmenté
immensément plus à travers la planète que ce qui est
arrivé en réalité. (Democracy: The God That Failed,
2001, p. xiii-xiv. Ma traduction.)
Ainsi donc, le Canada est
« né », nous disent les idéologiques
nationalistes et néoconservateurs du Canada anglais, lorsque de jeunes
soldats canadiens ont tué de jeunes soldats allemands dans une guerre
qui a fait du 20e siècle le siècle le plus sanglant et
destructeur de l'histoire humaine. On peut remercier le ciel que les deux
tiers des Canadiens, si l'on se fie à des sondages récents,
soient tellement ignorants de l'histoire qu'ils ne savent même pas que
la bataille de Vimy est la plus célèbre victoire du Canada durant
la Grande Guerre. C'est vraiment le cas parfois que « ignorance is bliss »
comme disent nos compatriotes. Parce qu'on aurait une justification pour
détruire ce pays bien plus pertinente que les arguments
proposés par les séparatistes québécois si sa population
en venait à accepter majoritairement ceci comme son mythe fondateur
officiel.
Martin Masse
Le Quebecois Libre
Martin
Masse est né à Joliette en 1965. Il est diplômé de
l'Université McGill en science politique et en études
est-asiatiques. Il a lancé le cybermagazine libertarien Le Québécois Libre en
février 1998. Il a été directeur des publications
à l’Institut économique de Montréal de 2000
à 2007. Il a traduit en 2003 le best-seller international de Johan
Norberg, Plaidoyer pour la
mondialisation capitaliste, publié au Québec par
l'Institut économique de Montréal avec les Éditions
St-Martin et chez Plon en France.
Les vues présentées par l’auteur
sont les siennes et peuvent évoluer sans qu’il soit
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