Voici un papier fort utile de Charles Gave pour alimenter la réflexion
collective sur le Brexit en cours et les négociations actuelles.
Il y aura bientôt deux ans, les Britanniques ont voté pour sortir de la
construction européenne, à la stupéfaction de tous les observateurs
intelligents parmi lesquels je ne me comptais pas, tant je connaissais mes
amis britanniques.
Il n’est pas vraiment nécessaire de revenir sur les raisons qui m’avaient
amené à cette conclusion si ce n’est pour rappeler que les Anglais, ayant
inventé la démocratie parlementaire, ne voyaient pas pourquoi ils devaient
être gouvernés par des gens que personne n’avait élu et que personne ne
pouvait virer. Comme le disait Tony Benn, un gauchiste s’il en fut, mais un
vrai Anglais, « la démocratie consiste à voter pour des incompétents pour
pouvoir les virer cinq ans plus tard ». Aucune des conditions n’étant remplie
dans les institutions européennes, à l’exception bien sûr de celle de
l’incompétence, les Britanniques ne pouvaient que sortir, ce qu’ils firent.
Une fois le résultat connu, j’ai presque immédiatement fait part de ma
quasi-certitude que les négociations entre Bruxelles et la Grande-Bretagne
allaient échouer piteusement tant les points de vue « philosophiques » de
départ étaient totalement irréconciliables.
Essayons d’expliquer ces différences intellectuelles.
À ma gauche, dans le camp britannique, des négociateurs qui cherchent un
accord qui limiterait les dégâts économiques et politiques qu’une rupture
trop brutale pourrait créer tant pour eux que pour les autres. Et ces
négociateurs sont dans une position très faible dans leur propre pays, dans
la mesure où Mrs. May a une majorité inexistante aux communes (après une
dissolution désastreuse) et que son propre parti, le parti conservateur, est
lui-même très partagé. Ce que recherchent les négociateurs anglais est donc
tout simplement un accord de nature “technique” qui pourrait être accepté et
par le parlement et par le parti conservateur et par ceux qui ont voté pour
sortir, c’est-à-dire environ 52 % de la population.
À ma droite, dans le camp bruxellois, les négociateurs, qui n’ont été élus
par personne et ne devront rendre des comptes à personne. Mais ces grands
hommes sont convaincus qu’ils portent un projet « politique », ce qui est
tout à fait exact et c’est celui de Jean Monnet : remplacer la démocratie
dans chaque pays européen par une technocratie à l’échelle européenne.
L’idée était simple : les guerres en Europe étaient dues à l’existence de
nations rivales. Il fallait donc les faire disparaitre dans une « structure »
européenne, mais le faire tout doucement, en appliquant la théorie du
cliquet. Chaque abandon de souveraineté au profit de la technocratie était à
chaque fois très faible, mais une fois consenti, le pays en question ne
pouvait jamais revenir en arrière. Ce qui était perdu était perdu pour
toujours. Imaginez la fureur des hommes de Monnet quand, en un seul
referendum, la Grande-Bretagne a réussi à retrouver potentiellement toutes
ses souverainetés. Ce qui voulait dire que le peuple britannique était
SOUVERAIN et que toutes les constructions technocratiques ne valent pas
tripette par rapport à la volonté d’un peuple exprimé par le suffrage
universel.
Et cette réalité, la supériorité de chaque peuple sur la technocratie à
tout moment, implique un danger mortel pour Bruxelles. Et donc le seul but
des Barnier ou Junker est de faire le nécessaire pour que l’économie anglaise
s’écroule et/ou que les Britanniques fassent marche arrière, tant tout autre
développement pourrait donner des idées aux Italiens, aux Grecs, aux
Français, aux Bataves…
Et donc les deux partenaires n’ont absolument pas le même but.
Les Britanniques veulent trouver un compromis honorable.
Bruxelles veut organiser l’effondrement de l’économie anglaise.
Le premier est prêt à arrêter le duel « au premier sang », le deuxième ne
s’arrêtera qu’avec une capitulation de son adversaire.
Pour Bruxelles, il s’agit d’une lutte à mort : si la Commission ne réussit
pas à forcer la Grande-Bretagne à revenir en arrière, le rêve de Jean Monnet
qui s’est transformé en un cauchemar pour les Européens va imploser comme
l’Union soviétique le fit.
Je vous en donne un exemple : l’Irlande du Nord pose un problème puisqu’il
n’y a plus de frontières entre l’Irlande du Nord, qui fait partie du
Royaume-Uni, et l’Irlande du Sud, pays indépendant.
Si le Royaume-Uni sort de l’Union européenne, une légère difficulté se
profile à l’horizon : il va falloir rétablir non seulement des barrières
douanières entre les deux Irlande, mais aussi mettre en place des contraintes
sur les mouvements de personnes physiques entre l’Irlande du Sud et la
Grande-Bretagne et entre l’Irlande du nord et l’Irlande du Sud, ce qui va
être extrêmement difficile. Et remettre des frontières est contraire à
l’accord dit du « Vendredi Saint » qui spécifiait qu’il n’y aurait plus de
frontières entre les deux Irlande et qui mit fin à la guerre civile.
Que propose la Commission pour résoudre cette difficulté ?
Que l’Irlande du Sud annexe l’Irlande du Nord et que donc l’Irlande du
Nord reste en Europe et abandonne le Royaume-Uni, ce qui équivaudrait à un
démantèlement de la Nation. Politiquement, c’est idiot puisque la majorité de
Mrs. May ne tient que grâce aux députés Unionistes d’Irlande du Nord.
Humainement, c’est bien pire quand on se souvient que la guerre civile a fait
rage en Irlande du Nord pendant un siècle entre une majorité protestante (qui
voulait rester anglaise) et une minorité catholique (qui voulait devenir
Irlandaise) et que cette guerre civile a fait des milliers de morts. On ne
peut s’empêcher de penser que le but des Barnier, Juncker and Co n’est que de
rallumer les feux qui ont été si péniblement éteints et que ces gens sont au
mieux des incompétents et au pire des criminels, l’un n’excluant pas l’autre
d’ailleurs.
Venons-en au point suivant : compte tenu de ces contraintes, quelles sont
donc les deux stratégies de négociation ?
Bruxelles a une stratégie à double détente : d’abord ne rien lâcher aux
négociateurs Britanniques dans l’espoir (second point) que cela affaiblira le
gouvernement de sa Majesté et forcera à des élections ou à un nouveau
referendum, et que les Britanniques à cette occasion reviendront en arrière.
Le but de Bruxelles est purement et simplement de revenir au « statu quo ante
» et certainement pas de négocier quoi que ce soit.
À cet effet, on sort du placard les vieux chevaux de retour tels Major ou
Blair qui ont consenti à tous les abandons de souverainetés du passé sans
jamais demander son avis au peuple et qui vont expliquer à qui veut bien les
entendre (pas grand monde) qu’il est encore temps de demander pardon et de
retourner vers un déclin tranquille.
Et tout cela est accentué par des campagnes de presse dirigées par les
oints du seigneur et autres hommes de Davos depuis leurs forteresses (BBC,
FT, OECD, The Economist), expliquant que l’économie britannique est en train
de s’effondrer et qu’il est encore temps de faire machine arrière.
Et ces calembredaines sont reprises par la grande presse internationale,
en particulier en France, pour expliquer que toute tentative de quitter
l’Europe ne peut qu’amener au déclin et à la ruine.
En fait l’économie anglaise est en train de s’adapter et ne va pas si mal
que le pensent les Français.
Regardons les taux de chômage dans trois pays, la Grande-Bretagne, la
France et l’Italie et leur évolution (entre parenthèses) depuis fin Juin
2016, date du vote pour le Brexit.
Aujourd’hui, l’Italie a 11 % de chômeurs (en baisse de 8 %), la France,
après de savants tripatouillages, en est encore à 8,5% de chômeurs (en baisse
de 11 %), et la GB a 4,4 % de chômeurs (en baisse de 12 %). Depuis le vote du
Brexit, le chômage en pourcentage de la population active a plus baissé en
Grande-Bretagne qu’en France ou en Italie, deux pays qui, d’après la presse
officielle, vont très bien… Signalons aussi que le Royaume-Uni n’a jamais
compté autant de personnes au travail dans son histoire.
À mon avis, il vaut mieux être demandeur d’emploi en Grande-Bretagne qu’en
France ou en Italie… La concurrence est moins rude.
Rappelons quand même que tous ces pays avaient le même taux de chômage en
2011, aux alentours de 12 %
Venons-en maintenant au résultat final probable de ces négociations qui
n’en sont pas, puisque l’une des deux parties n’a aucunement l’intention de
négocier.
Je ne crois pas une seconde, mais je peux me tromper, que les Anglais vont
faire machine arrière. Le bulldog britannique, quand il a refermé ses
mâchoires sur quelque chose, ne les a jamais rouvertes sauf s’il avait Jeanne
d’Arc en face de lui. Et messieurs Barnier et Juncker ne sont pas Jeanne
d’Arc…
Qui plus est, petit à petit, les choses vont évoluer en faveur du
Royaume-Uni.
Plus le temps va passer, plus la tactique britannique va devenir simple et
leur discours va être le suivant : si nous quittons l’Europe sans avoir pu
signer quoi que ce soit, alors les accords qui s’appliqueront entre notre
pays et la zone Européenne seront ceux de l’OMC qui régissent les relations
entre les États-Unis, la Chine ou tout autre pays avec la zone. Dans ce
cas-là, bien entendu, nous ne paierons rien, puisque rien n’est prévu dans
les traités et l’Europe se retrouvera tout de suite avec un déficit de
financement d’au moins 20 milliards d’euro par an, ce qui forcera à augmenter
les impôts en Allemagne, en France, en Espagne et/ou à couper les subventions
à la Pologne à la Hongrie, au Portugal etc., avec lesquelles Bruxelles a bien
du mal déjà.
En revanche, si nous signons un accord qui nous satisfait, alors nous vous
verserons 40 milliards d’euro dans les années qui viennent et vous n’aurez
pour un moment aucun problème budgétaire.
Et, diront les négociateurs de la perfide Albion, en parlant très doucement
aux oreilles des Allemands pour ne pas être entendus par les Français, « nous
aimerions vous rappeler que le Royaume-Uni a un déficit commercial de 90
milliards d’euro vis avis de la zone Euro, dont près de la moitié avec
l’Allemagne et qu’il s’agit principalement de matériel de transport
(voitures). Si vous nous cassez trop les pieds, on trouvera que les voitures
continentales sont très polluantes mais pas les voitures japonaises ou
coréennes. Et vous pourrez fermer Wolfsburg… »
En ce qui concerne Bruxelles, la question est beaucoup plus existentielle :
ou le Royaume-Uni « craque » et ils auront gagné, ou il ne craque pas et ils
auront perdu et seront dans un danger mortel.
S’il n’y a pas d’accord et que l’économie britannique se porte bien, alors
tout le monde se rendra compte que Bruxelles est un tigre de papier et la
Pologne, la Hongrie, l’Italie et d’autres encore verront émerger des partis
de plus en plus puissants réclamant la sortie des Institutions européennes.
S’il y a un accord qui permet à la Grande-Bretagne de retrouver sa
souveraineté juridique et de contrôler ses frontières et que tout se passe
bien, alors d’autres peuples se diront « pourquoi pas nous ? » et nous voilà
ramenés au problème précèdent.
Dans tous les cas de figure, le cauchemar de Jean Monnet disparaît comme une
brume quand le soleil se lève, sauf si les Anglais craquent.
Et donc, les pressions économiques, politiques, financières, diplomatiques
sur la Grande-Bretagne vont être inouïes dans les deux trimestres qui
viennent.
Et en vieux financier que je suis, je me dis que cela va certainement
amener à des occasions d’achats sur les actifs britanniques.
Il va falloir que je regarde ça d’un peu plus près.