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Extrait de The Way The World Works (quatrième édition en
1998, fin du chapitre 6 :
Monnaie et taux d'imposition)
Quand un économiste
parle de son "modèle", il le fait comme un artiste parle du
sien. L'artiste qui veut saisir sur une toile l'essence de "la
femme" ou de "la jeunesse" fera appel à sa vaste
connaissance générale, mais sera aussi guidé par une
représentation simple, par un modèle. De même, un
économiste sait que l'économie globale est une chose complexe
avec autant de variables qu'il y a de gens qui la composent. Mais en ayant
pour but de faire de la politique (et la politique est au fond le seul but
pour lequel les modèles économiques et leurs utilisateurs sont
utiles), il faut avoir un guide simple et maniable, qui représente
l'ensemble mais avec un minimum de variables. L'économiste suppose
simplement que toutes les variables se compensent sauf deux, par exemple, et
que si nous portons notre attention sur ces deux variables - peut-être
la masse monétaire et le déficit budgétaire - nous
pouvons diriger le cours de l'économie. L'économiste sait,
comme l'artiste, que son modèle n'est qu'un guide grossier de la
réalité. Mais il est nécessaire afin d'éviter de
passer sans cesse son temps à discuter des questions posées par
les politiciens. De plus, il est pratique : quand la prescription politique
ne marche pas, l'économiste peut l'expliquer par le fait qu'une "variable
exogène" - une variable extérieure à son
modèle - s'est introduite et a tout gâché.
Dans ce sens, il y a autant
de modèles que d'économistes. Fondamentalement, on peut
cependant les ranger dans l'une des deux catégories suivantes :
modèles de la demande et modèles de l'offre. Les modèles
reposent sur la supposition première que soit le consommateur,
soit le producteur est l'acteur dominant de
l'économie. Les théoriciens de la demande [demand-siders]
construisent des modèles autour de l'idée que c'est John Smith
en tant que consommateur qui est le centre, et que la politique doit
être dirigée vers ses habitudes de dépenses. Les
théoriciens de l'offre [supply-siders] construisent des
modèles autour de l'idée que c'est John Smith en tant que
producteur qui prédomine et que la politique doit viser à le
pousser à travailler. A ce niveau de base, les distinctions politiques
sont impossibles. Par exemple, Adam Smith, Alexander Hamilton et Karl Marx
sont des théoriciens de l'offre, alors que John Maynard Keynes, Milton
Friedman, les présidents Jimmy Carter et Richard Nixon travaillent
tous dans le cadre de modèles de la demande. Il est possible de dire
que le modèle de l'offre est généralement
supérieur quand l'objectif politique est la croissance
économique, alors que le modèle de la demande est pertinent
lorsque la politique est obligée de prendre en compte en premier lieu
les besoins du public consommateur. Les deux modèles de base sont
"légitimes" et ont été dans l'air depuis le
début de la civilisation, mais il n'est pas possible de dire que l'un
est supérieur à l'autre, sauf à un instant donné.
Les politiciens font leur choix quand ils se confrontent à
l'économie à laquelle ils ont affaire - une économie qui
demande l'expansion, ou une économie qui semble définitivement
en déclin.
Pour simplifier, le
modèle de la demande fonctionne au travers de la poche ou du
portefeuille du consommateur. Quand le politicien fait face au
problème de la récession ou de la dépression,
l'économiste de la demande conseille une intervention du gouvernement
afin de mettre de l'argent dans la poche du consommateur, de la monnaie pour
acheter les surplus de biens qui sont les signes visibles de la
récession et du chômage. Si le problème est l'inflation,
le théoricien de la demande conseille une intervention du gouvernement
afin de réduire le montant d'argent dans la poche du consommateur,
réduisant ainsi la compétition entre les biens, qui semble
faire monter les prix et les salaires. Le modèle de la demande est
muet quand le problème est celui de la "stagflation", une
combinaison de stagnation et de montée des prix. Il n'y a pas de moyen
d'augmenter et de diminuer à la fois le montant de monnaie dans la
poche du consommateur, tout comme il ne peut pas y avoir en même temps
de surplus et de pénurie de biens.
Il y a plusieurs types
d'écoles de la demande, mais les plus importantes sont les
écoles fiscalistes et monétaristes. La première utilise
la politique fiscale pour gérer la dépense des consommateurs et
des hommes d'affaires, la seconde utilisant la politique monétaire
dans le même but. Les fiscalistes ont développé des
branches duales de leur école. Les fiscalistes de gauche
réclament durant la récession des impôts plus élevés
pour le riche et des impôts plus faibles pour les classes laborieuses.
Leur théorie est que les ouvriers dépensent plus rapidement et
sont plus à même de diminuer les surplus de biens qui
constituent la récession. Les fiscalistes de droite défendent
le contraire : les impôts sur les entreprises doivent être baissés
et les impôts sur le travail augmentés (ou les dépenses
sociales réduites). L'idée est que les hommes d'affaires
dépenseront vraisemblablement de manière plus avisée,
investissant dans des biens du capital, alors que, probablement, l'ouvrier
consommera ou dilapidera sans égard pour l'avenir. La
répercussion politique est de suggérer des impôts plus
faibles sur "l'investissement" et des impôts plus
élevés sur la consommation.
Quand l'inflation est la
préoccupation des politiciens, les fiscalistes recommandent
d'augmenter les impôts sur les pauvres ou sur les riches (selon
l'école) et/ou de réduire les dépenses liées aux
programmes sociaux ou militaires (selon l'école). Les fiscalistes
rejoignent aussi l'école de la régulation quand l'inflation est
la cible. Ceux de gauche demandent un contrôle des prix et ceux de
droite un contrôle des salaires. La théorie est que le
consommateur est soit forcé de demander des salaires plus
élevés parce que les hommes d'affaires augmentent les prix trop
vite, soit que les hommes d'affaire augmentent les prix parce que le travail
a commencé le processus par des demandes excessives d'augmentations de
salaires.
Les monétaristes ont
un modèle à une variable, impliquant la "masse
monétaire". En modifiant la masse monétaire, en
l'augmentant quand il y un surplus de biens et en la réduisant quand
il y a une pénurie de biens - ce qui signifie une hausse des prix -
l'économie peut être dirigée d'une manière
équilibrée. Pour un monétariste, la quantité de
monnaie dans l'économie est la seule chose importante. Ils
préconisent une règle, qui pourrait même être
fixée par la loi, demandant que l'autorité monétaire
permette une augmentation de la quantité de monnaie mais uniquement d'un
montant fixé. Le montant cité est habituellement de 3 pour
cent, les monétaristes constatant qu'une économie mûre
peut espérer une croissance de 3 pour cent par an, tout excès
de monnaie par rapport à ce montant tendant alors à être
inflationniste.
Dans ce modèle de la
demande, tout comme dans le modèle fiscal de la demande, il n'est pas
possible de combattre à la fois l'inflation et le chômage : il
est impossible d'avoir en même temps un surplus de biens et une
pénurie de biens avec une quantité de monnaie donnée.
Dans le modèle de
l'offre, le chômage et l'inflation sont vus comme des problèmes
séparés qui peuvent être résolus
simultanément. En considérant John Smith, producteur, pour les
buts politiciens, le modèle de l'offre suppose que Smith produira plus
de biens et échangera ces biens contre d'autres si les impôts du
gouvernement et les barrières régulatrices de la production et
des échanges ne sont pas décourageantes. Il n'y a pas de
"consommateur", en tant que tel, dans le modèle de l'offre,
tout comme il n'y a pas de producteur, en tant que tel, dans le modèle
de la demande. Le modèle de l'offre contient uniquement des
producteurs et des échangistes, l'hypothèse étant que
toute la production est consommée, soit par le producteur
lui-même, soit le producteur d'un autre bien qui a reçu des
biens dans un échange, soit par une tierce partie, qui échange
la production courante contre une promesse de rembourser dans le futur.
Par exemple, Smith produit
de la nourriture et Jones des vêtements. Ils consomment chacun la
production de l'autre grâce à l'échange. Peters, un
étudiant ou un entrepreneur venant juste de débuter, emprunte
de la nourriture à Smith et des vêtements à Jones, et
promet de les rembourser, dans l'avenir, d'une somme équivalente
augmentée d'intérêts à partir de sa production
future. Dans le modèle de la demande, ce dernier processus est
étudié au travers du consommateur, Smith, et des politiques qui
l’encouragent à dépenser plus pour la consommation
courante et à épargner moins, ou vice versa.
Dans le modèle de
l'offre, la politique monétaire est entièrement destinée
à servir les besoins de Smith, John et Peters dans leurs rôles
de producteurs et d'échangistes de biens présents et futurs. Ce
n'est pas la quantité de monnaie qui est le centre du modèle de
l'offre mais sa qualité, sa capacité à servir
d'unité de compte fiable. La monnaie est, dans
le modèle de l'offre, une unité de compte. Smith et Jones ont
besoin de fixer les termes de l'échange dans une unité de
compte, par exemple cinquante miches de pain contre une paire de chaussures.
Avec un dollar comme unité de compte, nous pouvons dire qu’une
miche de pain vaut 1 dollar et une paire de chaussures 50 dollars.
Pour Peters, la
fiabilité de l'unité de compte est le plus important parce
qu'elle doit garder son intégrité au cours du temps. Pertes emprunte
cinquante miches de pain à Smith, et Smith s'attend à
être remboursé par l'équivalent dans un, dix ou trente
ans. Dans une économie primitive de troc il n'y a pas de
problème : les contrats sont établis en biens réels et
Peters promet effectivement de rembourser cinquante miches. Dans une
économie moderne d'échange, toutes les transactions passent par
le système bancaire et la banque qui arrange le contrat entre Smith et
Peters (qui n'ont plus besoin de se connaître) doit traduire leurs
biens en unités de compte. Si l'unité de compte retenue change
de valeur au cours de la durée du contrat, cela veut dire que Peters
doit payer plus (déflation) ou moins (inflation) qu'il n'a
engagé. Dans chaque cas, l'une des deux parties subit une perte et
l'autre un gain tombé du ciel.
Dans le modèle de
l'offre, modifier l'unité de compte est presque la pire chose qu'un
gouvernement puisse faire à l'économie. Le processus empoisonne
les relations entre créanciers et débiteurs. L'inflation décourage
Smith de produire pour consommer plus tard. La déflation
décourage Peters de produire plus qu'il n'a engagé, la
banqueroute étant peut-être le résultat. Dans chaque cas,
Smith, Peters et toute l'économie opèrent en dessous de leur
potentiel. Pourtant, dans le modèle de la demande, rappelez-vous, le
dollar en tant qu'unité de compte n'était pas la question
pertinente. De façon explicite, les monétaristes changeraient
la valeur du dollar par rapport aux biens ou aux autres devises afin
d'atteindre la quantité cible désirée.
Pour les théoriciens
de l'offre, la cible correcte de la politique monétaire est le prix de
la monnaie. En effet, c'est la seule cible réaliste. Il n'est pas
possible que l'autorité monétaire connaisse la demande de monnaie
pour un jour donné. Il y a tout bonnement trop de Smith, de Jones et
de Peters faisant des affaires sur le marché. Le gouvernement ne peut
pas connaître leurs demandes précises, une réalité
que les monétaristes reconnaissent en recommandant simplement la
règle des 3 pour cent. Il est tout aussi difficile, toutefois, de
connaître la quantité de monnaie à un instant
donné. Une fois que le gouvernement a donné vie au concept de
"dollar", les gens du monde entier peuvent échanger des
biens contre des biens ou des biens contre des avoirs financiers (des IOUs
[IOU = I Owe You = je vous dois]) et exprimer ces transactions en
"dollars". Le gouvernement des États-Unis ne peut rien faire
contre cela.
Comme "étalon
de la valeur", le dollar est un moyen de mesure du même type qu'un
yard. Le Bureau des Poids et Mesures précise qu'un yard vaut
trente-six pouces et ne s'occupe pas de la quantité de yards
utilisés dans le monde. De la même façon, si
l'autorité monétaire se préoccupait de maintenir la valeur
d'un dollar comme étalon de la valeur, comme unité de compte,
elle pourrait ne pas s'intéresser à la quantité de
monnaie en circulation. Le problème est qu'il est plus simple de
mesurer la distance que de mesurer la valeur. L'argument des
théoriciens de l'offre en faveur de l'étalon-or repose sur
l'observation empirique que, pendant 2500 ans, l'électorat global a
trouvé que l'or était l'étalon le plus fiable de la
valeur - ce qui veut dire que l'or, un montant donné d'or, est la
meilleure unité de compte possible, le meilleur représentant de
tous les biens, services et avoirs financiers qui font partie du
système bancaire et de l'économie d'échange. Une once
d'or peut être emportée partout dans le monde et
échangée contre des biens, des obligations ou d'autres devises.
Elle peut également être transportée dans le temps et
échangée contre des biens et des services à peu
près équivalents. Roy Jastram l'appelle la "constante
d'or" [golden constant] dans son livre de 1977, qui porte ce titre.
Jastram démontre que le pouvoir d'achat de l'or est resté
remarquablement stable pendant plusieurs siècles et que l'Angleterre
et les États-Unis ont évité une inflation
monétaire quand ils ont défini la livre et le dollar à
l'aide d'un poids d'or fixé. [a]
En Angleterre, par exemple,
l'indice des prix marchands était environ de 100 en 1717 lorsque Sir
Isaac Newton, Directeur de la Frappe, définit la livre sterling en
poids d'or. L'indice était toujours à 100 en 1930, apportant plus
de deux siècles de stabilité des prix, bien qu'il y ait de
faibles inflations ou déflations au cours de cette longue
période. Durant les guerres napoléoniennes et durant la
Première Guerre mondiale, la garantie apportée par le
gouvernement sur la conversion de la monnaie de papier en or fut suspendue et
l'inflation s'ensuivit. Mais dans les périodes d'après-guerre,
lorsque la convertibilité fut rétablit au niveau d'avant la
guerre, les prix retombaient rapidement jusqu'à ce que les niveaux
d'avant-guerre soient atteints. Aux États-Unis, le taux de conversion
entre le dollar et l'or fut établit en 1792 et, à l'exception
de la période de la Guerre de Sécession et brièvement au
cours de la première Guerre Mondiale, le dollar demeura convertible en
or. Le résultat sur les prix fut le même qu'en Angleterre.
L'indice des prix marchands fut en 1930 le même qu'en 1800. L'inflation
suivit la dévaluation du dollar effectuée par Roosevelt en
1934, de 20,67 dollars à 35 dollars l'once. Mais, comme nous le
verrons au chapitre 11 [de The Way The World Works], l'inflation
chronique ne débuta pas avant que le lien entre le dollar et l'or ne
fut finalement rompu dans les années 70.
Lorsque ce lien fut
formellement brisé au cours de l'été 1973 par le
Secrétaire du Trésor George Schultz, qui rejeta des plans pour
restaurer la convertibilité du dollar en or, ce fut la première
fois depuis des millénaires que le monde n'avait pas une monnaie
unique définie par l'or ou par l'argent. Le dollar de papier, flottant
sans être rattaché aux valeurs réelles, devint alors
l'unité de compte des États-Unis et des autres pays qui
déterminaient leur devise par rapport au dollar. Toutes les monnaies
flottaient entre elles, sans qu'il y ait un étalon constant.
Dans le modèle de la
demande, un étalon de papier peut théoriquement être
maintenu si l'autorité monétaire arrive à faire coller
systématiquement et précisément la courbe de la demande et
la quantité offerte. Si ceci pouvait être obtenu, il n'y aurait
jamais ni de surplus ni de pénurie de dollars. L'économie
serait en équilibre, sans inflation ni déflation. (Certains
prix monteraient, d'autres baisseraient, mais le niveau général
des prix resterait constant.) Cependant, comme nous l'avons observé,
l'autorité monétaire ne peut pas obtenir de genre
"d'ajustement monétaire" parce qu'il est impossible de
savoir quelle est l'offre ou la demande de monnaie à un instant
donné. Des tentatives grossières peuvent être faites pour
faire correspondre l'offre et la demande d'après des formules
monétaires, mais il y aura toujours une erreur dans le système.
Le résultat, c'est que les créanciers et les débiteurs
devront tous les deux payer au système bancaire une somme
énorme pour s'assurer contre le risque monétaire. Plus il y a
d'erreurs, plus les possibilités d'erreur dans la gestion de
l'étalon monétaire sont grandes, plus le taux
d'intérêt sera élevé.
Dans le modèle de
l'offre, on fait l'hypothèse que la demande et l'offre de
monnaie sont des variables qui ne peuvent pas être connues
au-delà d'approximations grossières. Seul le point pour lequel
offre et demande sont égales - le prix de la monnaie - peut être
connu avec précision. Le prix de la monnaie, après tout, est
son pouvoir d'achat, qui est ce qu'un individu ou une entreprise sont
prêts à offrir pour avoir une unité de monétaire,
un dollar. Le boulanger doit donner une miche de pain. La compagnie
aérienne doit donner le cinq-centième d'une place assise de son
vol New York - Chicago. L'emprunteur doit échanger la promesse d'une
miche de pain, plus les intérêts.
Parce que les prix peuvent
être connus sur une base quotidienne, voire instantanée, ils
constituent la meilleure cible de la politique monétaire dans le
modèle de l'offre. Une règle des prix est
supérieure à une règle de quantité.
Mais tout comme une banque a besoin que Smith et Jones convertissent leurs
engagements de biens et de vêtements en unités de compte
communes, la banque centrale - l'autorité monétaire - ne peut
pas maintenir l'étalon de valeur vis-à-vis d'un indice de biens
et de crédits, de miches de pain, de billets d'avion et de promesses
de biens et d'intérêts [C'est pourtant une idée
similaire, consistant à remplacer l'or par un panier de biens, qui est
l'idée originelle de Hayek quant à la privatisation de la
monnaie. Cependant la garantie de remboursement est donnée pour les
biens dans leur ensemble et non à un taux fixe pour chaque bien du
panier, à l'inverse du principe du bimétallisme, qui conduit
à la Loi de Gresham. Cf. "The Denationalization of money, the
argument refined" (1978). NdT]. La banque centrale ne peut avoir
qu'un seul article comme cible pour maintenir la stabilité du
système pendant une durée donnée. Les États-Unis
ont eu un étalon bimétallique de 1972 jusqu'à la Guerre
de Sécession, le gouvernement garantissant le dollar à la fois
en or et en argent, tout d'abord dans un rapport de 15 contre 1, puis de 16
contre 1. Mais comme les prix relatifs évoluent toujours, tout comme
les étoiles évoluent dans les cieux autour de l'étoile
polaire, un étalon double est intrinsèquement instable.
Comme représentant
de l'ensemble des prix, le prix de l'or peut être maintenu
indéfiniment en termes d'unités de papier, tant que le seul but
de l'autorité monétaire est le maintien de l'unité de
compte. L'autorité offre simplement d'acheter et de vendre des dollars
à un taux fixe, par exemple 450 dollars l'once et, par le
règlement quotidien des comptes - en satisfaisant les demandes de
dollars ou d'or - il n'y a aucune erreur cumulative dans le système :
pas de surplus ou de déficit de dollars, pas d'inflation ou de
déflation. Le gouvernement proposerait, en fait, d'acheter un peu
moins cher que le prix officiel, par exemple à 448 dollars, et de
vendre à un peu plus, par exemple 452 dollars, et le marché
privé de l'or pourrait continuer de se tenir entre ces "points
d'or", comme on les appelle.
Quand le système
fonctionne parfaitement, personne n'achète ni ne vend d'or par
l'intermédiaire du gouvernement. Les instruments monétaires du
gouvernement sont déployés pour empêcher que le prix de
l'or n'atteigne ses "points". Le gouvernement augmenterait
simplement la quantité de monnaie pour endiguer une arrivée persistante
d'or, et diminuerait la croissance monétaire pour arrêter une
fuite continue d'or. Si le prix de l'or se dirige vers 448 dollars, c'est
l'indication d'un surplus d'or relativement aux dollars sur le marché,
et le gouvernement doit acheter des obligations avec du liquide, injectant des
dollars sur le marché pour modifier le rapport d'échange entre
dollar et or. Si le prix de l'or approche les 452 dollars, c'est le signal
d'un surplus de dollars relativement à l'or, et le gouvernement doit
émettre des obligations contre du liquide pour ajuster le taux. La
Banque centrale et le Trésor peuvent également utiliser
d'autres instruments pour influencer le taux de l'or en dollar vers la
direction souhaitée : en achetant ou en vendant des devises
étrangères, augmentant ou diminuant ainsi la demande de dollars
par rapport à la demande. La Réserve fédérale
peut aussi accroître ou décroître le taux d'escompte,
l'intérêt que les banques membres doivent acquitter, ce qui
augmente ou diminue ainsi la volonté du marché de
détenir des avoirs en dollars plutôt que de l'or. Ou la
Réserve fédérale peut modifier son exigence de
réserves, en augmentant le montant des réserves que les banques
membres doivent détenir quand le prix de l'or approche les 452 dollars
ou en diminuant ses exigences lorsque le prix se dirige vers les 448 dollars.
Bien sûr, les quatre instruments doivent être utilisés
dans le même sens, pour ne pas avoir d'effets opposés.
C'est ainsi que la Banque
d'Angleterre a maintenu l'étalon-or pendant des siècles, avec
un montant relativement faible d'or dans ses coffres. Si, après des
décennies, des générations, des siècles,
l'autorité monétaire n'a pas montré le plus faible
désir de modifier la valeur de son unité de compte, la
confiance du marché dans l'étalon de valeur augmente et la
composante du taux d'intérêt liée au risque
monétaire tend vers zéro. La confiance dans la Banque
d'Angleterre avait atteint de tels sommets au milieu du dix-neuvième
siècle qu'elle pouvait émettre des obligations
perpétuelles, qui ne venaient jamais à échéance.
Aux États-Unis, la confiance dans l'intégrité du dollar
avait connu des hauteurs similaires au dix-neuvième siècle. Les
chemins de fer pouvaient émettre des obligations à cent ans et
la dette des entreprises avaient généralement une moyenne
d'échéance de 40 ans à la fin du siècle [b].
Les États-Unis ont
suspendu la convertibilité du dollar au cours de la Guerre de
Sécession, donnant lieu à une inflation du billet vert. En
1903, Wesley Clair Mitchell, de l'Université de Chicago, a
étudié cette expérience et en a conclu que la suspension
de la convertibilité fut une erreur coûteuse de la part du
gouvernement. L'émission de billets verts a plus augmenté la
dette et les dépenses militaires (en raison de l'inflation) qu'elle
n'a permis d'économiser en s'abstenant d'émettre un montant
équivalent en obligations. "Le recours à une monnaie de
papier ayant cours légal," écrit-il, "est la
confession d'un profond désarroi financier et en tant que tel doit
déprimer le marché des obligations. Par conséquent, aux
pertes financières causées par l'augmentation des
dépenses s'ajoute une deuxième perte provenant des termes
défavorables dans lesquels le gouvernement doit vendre ses
titres." [c]
Les implications des
analyses de Mitchell sont importantes. Pour autant qu'il ait raison, cela
suggère qu'il n'y a jamais de raison de modifier l'unité de
compte : le gouvernement, en tant que débiteur principal, peut croire
que cela arrange sa situation grâce la dévaluation
monétaire, mais les effets négatifs cachés semblent
toujours dépasser les supposés bénéfices superficiels.
Durant la seconde Guerre
Mondiale, les États-Unis n'ont pas dévalué le dollar et
ont maintenu sa définition par rapport à l'or. Les
marchés du capital ont financé les énormes
déficits à des taux d'intérêts de 2 pour cent. Le
déficit pour l'année 1945 était de 22 pour cent du
Produit National Brut et la dette publique des États-Unis était
de 119 pour cent du PNB. Le marché savait que le gouvernement avait
l'intention de rembourser les emprunts après la guerre avec le
même étalon de valeur. Le point important de l'étalon-or
est non pas le volume de l'or détenu dans les coffres du gouvernement,
mais la confiance des gens dans le fait que leur gouvernement n'essaie pas de
les arnaquer. Comme l'a expliqué en 1981 Robert Hall, du National
Bureau of Economic Research, l'effet fondamental de l'étalon-or classique
"provenait de la définition légale du dollar, et non du
contrôle des réserves monétaires exercé par le
gouvernement. Au fond, le même contrôle des prix aurait pu
être obtenu simplement à partir de la définition du cours
légal, sans aucun contrôle de la création privée
de monnaie. De toute façon, il n'y eut jamais de tentative
sérieuse de contrôler les dépôts bancaires, qui
représentaient une partie croissante de la masse
monétaire." [d]
Dès lors, l'argument
selon lequel il y aurait "trop peu d'or" ou selon lequel l'Union
soviétique ou l'Afrique du Sud "contrôlent l'offre d'or et
donc notre système monétaire" n'est pas pertinent. Comme
le système cherche seulement à maintenir la valeur d'un dollar
- et par là à maintenir la qualité de tous les dollars -
il n'a pas besoin de l'or russe ou sud-africain. Si les Russes apportent de
grandes quantités d'or pour les échanger contre des dollars,
nous pouvons fièrement accéder à leur demande en imprimant
des billets verts, et attendre tranquillement que les billets repartent du
marché privé pour venir s'échanger contre notre or. Et
si aucun or russe n'entrait dans le système, si aucun or
n'était découvert, l'unité de compte se maintiendrait
dans un monde légèrement déflationniste que les
opérateurs, les créanciers et les débiteurs prendraient
en compte, les souffrances étant ainsi évitées.
Avec un étalon-or
correctement construit et bien honoré, on observerait que la
quantité mesurée de monnaie serait en croissance à un
taux stable de l'ordre de 2 à 3 pour cent. Comme Lewis Lehrman l'a
montré, la production totale d'or au cours du temps a augmentée
d'environ 2 pour cent par an. [e] Comme les monétaristes modernes l'ont
découvert, il est extrêmement difficile de gérer une
offre de monnaie donnée en l'absence d'étalon-or, même
pour de courtes périodes. Le public crée de nouvelles formes de
monnaie aussi rapidement que les anciennes semblent être placées
sous "contrôle". [Le lecteur francophone pourra lire le
texte de Lehrman, "Le régime de l'étalon-or : la condition
de stabilité du système monétaire internationale"
publié dans les actes du colloque pour la commémoration du
centenaire de la naissance de Jacques Rueff, (Jaques Rueff, Leçons
pour notre temps, 1997, édité chez Economica, avec le
concours du Commissariat général du plan), qui est suivi par
une contribution de Robert Mundell, "Les difficultés d'un retour
au régime d'étalon-or". NdT]
Ce qui peut être fait
en l'absence d'étalon-or est cohérent avec le modèle de
la demande. En dévaluant la monnaie, l'autorité
monétaire peut "mettre de l'argent dans la poche" des
débiteurs aux dépends des créanciers. Dans une
économie en contraction, c'est une option politique que le politicien
peut être forcé de prendre en compte. Mais ce n'est certainement
pas une option qui puisse être répétée sur une
grande échelle, parce qu'elle a l'effet peu ambitieux de
décourager le prêt. Si les débiteurs de l'année
dernière sont soulagés, les débiteurs de l'année
en cours sont pénalisés par la restriction du crédit.
Dans la vision classique,
le gouvernement ne peut pas accroître ou décroître la
quantité de monnaie dans un sens réel. Tout ce
qu'il peut faire par sa politique monétaire, c'est de changer la
valeur de la monnaie, et en le faisant de changer les relations entre
créanciers et débiteurs. Quand le gouvernement dévalue
la monnaie, il récompense les débiteurs aux dépends des
créanciers parce que les débiteurs sont alors
délivrés de l'obligation de payer à leurs
créanciers autant que prévu en termes de ressources
réelles. Toutefois, les créanciers réclameront
dès lors par conséquent des taux d'intérêts plus
élevés, car ils s'attendent à ce que le gouvernement
dévalue à nouveau.
Si le gouvernement change
la valeur de la monnaie dans l'autre direction, causant son
appréciation, les créanciers en tirent un
bénéfice aux dépends des débiteurs, pour la
raison opposée. Mais les débiteurs ne peuvent alors plus payer
et les créanciers n'obtiendront pas ce qu'ils avaient engagé.
Les taux d'intérêt montent pour compenser le risque accru de
déflation. Ainsi, le gouvernement fait monter les taux
d'intérêt, que sa politique soit inflationniste ou
déflationniste, que le prix en dollars de l'or monte ou baisse - l'or
étant le représentant de tous les biens réels.
En 1949, Ludwig von Mises a décrit ce processus avec
précision lorsqu'il parlait de la déflation qui suivit le
retour de la Grande-Bretagne à l'étalon-or, après les
guerres napoléoniennes et la Première Guerre mondiale, au cours
d'avant-guerre. La description, dans son œuvre maîtresse, Human
Action, correspond à la situation des États-Unis et du
dollar dans les années 1981-1982, quand le prix de l'or - qui tournait
autour de 650 dollars en 1980 - tomba à un niveau de 300 dollars.
Voila une déflation classique :
Les gens vivaient avec
l'illusion que les maux causés par l'inflation pouvaient être
guéris par une déflation ultérieure. Pourtant, le retour
à la parité d'avant-guerre ne pouvait pas indemniser les
créanciers pour les dommages qu'ils avaient subis, pour autant que
leurs débiteurs aient remboursé leurs anciennes dettes pendant
la période de dépréciation de la monnaie. De plus,
c'était une aubaine pour tous ceux qui avaient prêté
durant cette période et un coup porté contre ceux qui avaient
emprunté. Mais les hommes de l'État qui étaient
responsables de cette politique déflationniste n'étaient pas conscients
de l'importance de leur action. Ils n'arrivaient pas à voir des
conséquences qui étaient, même à leurs yeux,
indésirables. Et s'ils les avaient entrevues à temps, ils
n'auraient pas su comment les éviter. Leur conduite des affaires a
véritablement favorisé les créanciers aux dépends
des débiteurs, et plus particulièrement les détenteurs
d'obligations du gouvernement aux dépends des contribuables. Elle a
aggravé la misère de l'agriculture britannique dans les
années 1920 et, cent ans plus tard, le triste état des
exportations britanniques. Néanmoins, ce serait une erreur de dire que
ces deux réformes monétaires étaient le résultat
d'un interventionnisme dont l'intention délibérée
était une aggravation de la dette. L'augmentation de la dette était
simplement la conséquence non voulue d'une politique visant d'autres
buts. [f]
De même, les
autorités monétaires des États-Unis semblaient ne pas
avoir conscience du fait que le processus qu'ils appelaient
"désinflation" en 1981-1982 était en
réalité une déflation classique, qui a causé une
vague mondiale de banqueroutes. Les individus, les entreprises et les nations
qui avaient contracté en 1980 des grosses dettes en dollars, quand
l'or était au-dessus de 600 dollars, furent écrasés par
ces mêmes dettes quand l'or plongea vers les 300 dollars. Une autre
façon de voir ce phénomène est la suivante : il est
agréable d'avoir des dettes vis-à-vis du système
bancaire lors d'une inflation, car si vous avez emprunté pour l'achat
d'une maison le gouvernement vous permet légalement de n'en rembourser
qu'une partie quand la signification de la monnaie change. Lors d'une
déflation, le gouvernement vous oblige de rembourser plus qu'une
maison, peut-être deux maisons, simplement en changeant la signification
de l'unité de compte.
* *
*
Les modèles de la
demande, comme nous l'avons vu, cherchent principalement à manipuler
le montant de la monnaie que les gens dépensent. Pour terminer une
récession, les économistes de la demande suggèrent
d'utiliser des outils fiscaux ou monétaires pour mettre plus d'argent
dans les coffres des entreprises ou dans les poches des consommateurs. Pour
arrêter l'inflation, au contraire, ils réclament de maintenir la
masse monétaire dans des limites fixes. Face à la fois à
une inflation chronique et à une stagnation, l'approche de la demande
est paralysée, intrinsèquement incapable de traiter l'un des
deux problèmes sans faire empirer l'autre.
Newsweek écrit que
"dans la théorie des économistes de l'offre, dépenser pour
une usine ou un équipement devrait créer une activité
économique et créer la demande..." [g] C'est une confusion
typique, qui essaie de faire rentrer de force l'analyse des
économistes de l'offre dans un modèle de la demande. Les
modèles de l'offre, par définition, ne s'occupent pas des
dépenses ou de la demande. A la place, l'accent est mis sur le
producteur, sur la façon d'enlever les obstacles à la
production et à l'échange. Les gens produisent pour consommer,
apportant des biens sur le marché pour les échanger contre ce
que les autres produisent. En termes réels, la demande est l'offre
- la production des biens et des services offerts en échange.
Une monnaie qui garde sa
valeur au cours du temps - une unité de compte fiable - est
essentielle pour ceux qui offrent une production future contre quelque chose
qui a de la valeur aujourd'hui. Quand la valeur future du dollar est
très incertaine, les taux d'intérêts montent pour couvrir
le risque et la production baisse pour ne s'adapter qu'aux transactions
à court terme.
Les économistes de
l'offre se préoccupent de la qualité de la monnaie, pas de sa quantité.
Personne, sauf le marché dans son ensemble, ne peut jamais
connaître combien ou quel type de monnaie est approprié pour
financer une expansion sans inflation. Définir le dollar en
quantité d'or rend sa valeur prévisible, facilitant les
contrats à long terme comme les obligations et les hypothèques.
Maintenir une unité de compte stable n'est pas seulement la plus
importante fonction de la politique monétaire, c'est surtout le seul
résultat positif qu'elle peut accomplir. L'étalon-or assure
à lui seul que le dollar est "aussi bon que l'or," en le
rendant convertible en or à un prix fixe.
"La politique est
dépassée," écrit Robert Mundell, "quand on
utilise une théorie plus obsolète que nécessaire, et la
théorie est en retard quand les politiciens doivent développer
leurs propres théories ad hoc ou compter sur leur
intuition." [h] Les modèles de la demande, dans leurs versions
fiscalistes et monétaristes, sont incapables de guider les politiciens
vers une réponse simultanée au traumatisme de l'inflation et du
chômage.
Dans des chapitres
ultérieurs [du livre The Way The World Works], nous
verrons combien les politiciens contemporains ont été confondus
par le modèle obsolète de la demande dans une ère de
stagflation. Auparavant, cependant, nous examinerons une période
préalable du vingtième siècle, lorsque les impôts
progressifs sur la valeur ne dominaient pas encore, afin de comprendre une
contraction économique massive sans inflation.
Notes
[a] Roy W.
Jastram, The Golden Constant, the English and American Experience,
1560-1976 (New York: John Wiley and Sons, 1977)
[b] Benjamin
Klein, "Our New Monetary Standard: The Measurement and Effects of Price
Uncertainty," Economic Inquiry, décembre 1975.
[c] W.C.
Mitchell, "The Greenbacks and the Cost of the Civil War," in The
Economic Impact of the Civil War, ed. Ralph Andreano (Cambridge: Schenkman
Publishing, 1962), p. 75.
[d] Robert
Hall, "Explorations in the Gold Standard and Related Policies for
Stabilizing the Dollar," NBER Conference, février 1981.
[e] Lewis
Lehrman, "The Case for the Gold Standard," monographie (New York:
Morgan Stanley, mai 1981), p. 25.
[f] Ludwig von
Mises, Human Action (Chicago: Regnery, 1966), p. 784.
[g] Newsweek,
4 janvier 1982.
[h] Robert A.
Mundell, Monetary Theory, (Santa Columba, 1971), p. 77.
Traduction : Hervé de Quengo
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