Le référendum qui se tiendra au Royaume-Uni à la fin du printemps 2016
pourrait bien donner une importance nouvelle et radicale à cette crise.
Cette crise de l’Union européenne pourrait être une bonne chose, si
elle donnait naissance à un mouvement de réforme des institutions
européennes. Mais, c’est la paralysie qui domine. Et cette paralysie engendre
des effets destructeurs en transformant la crise de l’Union européenne en une
crise de l’idée européenne. Car, il convient de la rappeler, l’UE n’est pas
l’Europe. Ce que l’on perçoit de tragique dans cette crise c’est la
désintégration de l’idée de communauté qui s’était développé entre les pays
de l’Europe. L’idée européenne, l’Europe, est ici sacrifiée comme le fut
Iphigénie par son père Agamemnon sur l’autel du dogme de la monnaie unique.
Un bilan largement partagé
Le désastre crée par le « marché unique » non équilibré par des capacités
d’action à la mesure de ce dit marché est aujourd’hui patent. On le voit,
sous nos yeux, avec la crise que traverse l’agriculture française. Mais,
on pourrait tirer le même constat dans l’industrie ou dans le secteur
des services qui est aujourd’hui complètement déstabilisé par la directive
européenne sur les « travailleurs détachés ». Jamais, le dumping social et le
dumping fiscal n’ont été aussi évidents. Ils prennent un tour
particulièrement tragique pour les pays membres de la Zone Euro qui ne
peuvent compenser les déséquilibres ainsi créés par des ajustements du taux de
change de leurs propres monnaies.
L’origine de cette crise trouve donc sa source dans l’Euro. Il agit tel un
acide qui corrode les fondations économiques et sociales des pays qui l’ont
adopté. Il met à mal la démocratie et suscite, peu à peu, la montée de
pouvoirs tyranniques. C’est en partie la thèse du livre écrit par Lord Mervyn
King, l’ancien gouverneur de la Bank of England ou Banque
Centrale du Royaume-Uni (de 2003 à 2013) (1). Il faut ici souligner la portée
de cet ouvrage. C’est la première fois qu’un ancien banquier central prend de
manière si claire et si directe position contre l’Euro. Il n’est pas le seul.
On annonce pour le 31 mai 2016 la sortie d’un nouvel ouvrage de Joseph
Stiglitz, ancien prix Nobel d’économie, entièrement consacré au risque que
l’Euro fait peser sur l’économie de l’Union européenne (2). La sortie de ces
deux ouvrages est très symptomatique. Les langues se délient, et la parole se
libère. Mais, les résistances à la réalité sont farouches. Une large part des
élites françaises et allemandes préfèrera sombrer avec le navire, couler avec
l’Euro, que d’admettre l’erreur initiale et d’en tirer les conséquences.
L’Euro, poison de l’Europe
L’Euro, on le sait, provoque des dysfonctionnements de plus en plus
importants dans les économies des pays qui l’ont adopté, sauf peut-être
l’Allemagne. La Zone Euro se heurte en fait à la nécessité de l’existence de
taux d’inflation différents selon les pays, quand leur démographie et leur
situation structurelle sont trop différentes. C’est d’ailleurs là l’un des
arguments de King. J’ai développé ce même argument dans mon livre Faut-il
sortir de l’Euro qui fut publié en 2012 (3). L’Union Monétaire implique
que la même politique monétaire sera conduite sur l’ensemble des pays de la
zone, ce qui implique qu’elle sera soit trop restrictive soit trop
accommodante suivant les différents pays. Il ne faut donc pas s’étonner que
la monnaie unique soit à l’origine de crises répétées.
Ces crises ont des conséquences sociales importantes, directes avec la
montée du chômage et en particulier du chômage des jeunes dans les pays
d’Europe du Sud ou indirectes avec les politiques budgétaires adoptées pour «
sauver l’Euro ». Il provoque des crises à répétition entre les pays,
les dresse les uns contre les autres, et menace la nécessaire coopération
européenne. L’Euro constitue donc une menace pour directe pour l’état
d’esprit européen, tel qu’il s’était développé depuis le traité
franco-allemand de 1963 et jusqu’à la chute du mur de Berlin. Mais il y a
plus. L’existence de l’Euro implique le sacrifice de la souveraineté, et ce
sacrifice entraine la fin de la démocratie.Un des grand lecteurs de Jean
Bodin, Pierre Mesnard, l’avait écrit de manière très claire: « Posons la
souveraineté, nous instaurons la République » (4). Nous en avons la
démonstration par l’absurde; la suppression de la souveraineté entraîne la
crise du projet républicain. Cela se traduit par la rébellion démocratique
des peuples de l’Europe du Sud auxquels les institutions de l’Union
Européenne et celles de la zone Euro cherchent sans cesse à arracher plus de
richesse au profit de l’Allemagne et de ses satellites. Mervyn King prédit
alors, une crise tant économique que politique si les pays membres de la zone
Euro s’obstinent dans la voie folle et suicidaire de la monnaie unique, et
on peut montrer que cet « oubli » du problème de la souveraineté est à
la base de la crise politique qui monte (5).
Ce constat est partagé par de nombreux économistes, dont plusieurs prix
Nobel, mais aussi par des hommes politiques de premier plan comme Oskar
Lafontaine (ex dirigeant du SPD er fondateur du parti de la gauche radicale
allemande Die Linke)(6), Stefano Fassina, ancien ministre du
gouvernement de centre-gauche en Italie (7), ainsi que bien d’autres.
Pourtant, il n’a pas conduit — du moins dans notre pays — à une
remise en cause de l’Euro. Une remise en cause qui aujourd’hui s’impose
pourtant. Et cela aboutit à poser la question: pourquoi donc l’Euro a-t-il
été mis en place ?
Le pari de l’Euro et son échec
Le projet est ancien. On peut dater le début d’une réflexion sur une
monnaie unique européenne de la fin des années 1960, et en particulier du
rapport Werner (8). Mais, les obstacles étaient, eux aussi, bien connus. En
1977, le président de la Commission européenne, le Britannique Roy Jenkins,
proposa la création d’une monnaie unique pour les pays qui composaient alors
la Communauté économique européenne. Mais il liait sa proposition à un budget
communautaire se montant à 10 % du produit intérieur brut (PIB) des pays
membres. Cette idée était techniquement logique, mais fut politiquementrejetée
par la totalité des pays concernés. Elle l’est toujours aujourd’hui où le
budget de l’Union européenne ne dépasse pas les 1,25 % du PIB. Or, sans
budget fédéral, il était clair que l’Euro ne pourrait fonctionner. Pourtant,
on a fait l’Euro et on l’a fait sans se donner les moyens de la
faire fonctionner. Cela demande explication.
Depuis la fin des années 1980 s’est affirmé un projet politique : celui de
mettre en place des institutions fédérales. Or, ces institutions avaient été,
et sont toujours, refusées par les peuples européens chaque fois que l’on
consent à leur demander leur avis. Il fallait donc ruser. Les dirigeants
européens ont donc consciemment construits des institutions
incomplètes, dont l’Euro est le meilleur exemple, en espérant que les crises
naissant de cette incomplétude amèneraient les peuples à consentir dans
l’urgence à ce à quoi ils s’étaient refusés de manière raisonnée. Mais, cette
ruse a failli. Les crises se sont multipliées, les unes après les autres.
Pourtant, aucune n’a engendrée ce dépassement fédéral que les pères de l’Euro
appelaient de leurs vœux. Le gouvernement français est bien seul,
aujourd’hui, à porter le projet fédéral. Même le gouvernement allemand, qui
fut longtemps son meilleur allié, se détourne désormais d’une logique
politique qui ferait peser sur les épaules de la seule Allemagne le fardeau
de la mise en place de ce fédéralisme et se contente de défendre un statuquo
qui l’avantage à l’évidence.
Nous sommes dans une impasse. Ne pouvant aller au-delà, et n’osant pas
retourner en deçà, nous sommes condamnés à la crise. Et les crises se
multiplient dans la zone Euro, que ce soit la crise de la Grèce, à laquelle
aucune solution n’a été apportée, la crise des banques (et de l’économie)
italienne, celle de l’Espagne et du Portugal, mais aussi la crise qui couve
au sein de l’une des plus importantes banques d’Allemagne, la Deutsche Bank.
Au-delà, l’Euro détruit lentement les vieilles nations au sein desquelles
s’était construite et consolidé la démocratie. Avec le traité sur la
coopération et la gouvernance, le TSCG que François Hollande fit ratifier en
septembre 2012, c’est le budget qui est en passe d’être retiré aux élus de la
Nation. Les politiciens organisent ainsi leur propre impuissance pour fuir
leurs responsabilités et, quand ils l’ont fait, partent pantoufler à
Bruxelles, comme on le vit pour Pierre Moscovici.
La théologie de l’Euro
De fait, le débat sur l’Euro est sorti du domaine de la raison et il est
entré dans l’espace du religieux. Si vous vous opposez à l’Euro, on ne
cherchera pas à débattre ou à argumenter, mais à vous déconsidérer, à vous
excommunier. Les arguments renvoient alors à dogme : l’Euro protège. Mais, de
quoi, et comment, cela n’est jamais dit, et pour cause. L’Euro favorise la
croissance est un autre point du crédo, que démentent pourtant les faits les
plus évidents. Attaquez l’Euro sur un point et, si l’on consent à vous
répondre, ce sera sur tout autre chose. Nous sommes donc sortis du débat
rationnel, et il y a une raison à cela: c’est que l’Euro n’est pas — et ne
peut pas être — un objet économique. Il n’est même pas un objet
politique. Il est devenu un fantasme, celui qui dévoile en réalité ce grand
désir de nombreux responsables et dirigeants politiques de se fondre dans une
masse indifférenciée pour échapper à leurs responsabilités, à courir en toute
impunité vers l’enrichissement personnel. Mais il s’agit d’un fantasme
inconscient. Car nul ne peut objectivement avouer de telles pulsions. Il faut
les enjoliver sous une forme où elles auront les habits de la décence. Et
cela explique bien la violence des réactions que provoque toute critique de
l’Euro.
Mais, l’Euro ne s’est pas contenté d’être un fantasme. Il est une réalité
tragique. Il faut comprendre son œuvre mortifère et comment il détruit et la
France et l’Europe.
Source Sputnik