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Qu'est-ce qui vaut mieux pour l'homme et pour la
société, l'abondance ou la disette?
Quoi! s'écriera-t-on, cela peut-il faire une question? A-t-on jamais
avancé, est-il possible de soutenir que la disette est le fondement du
bien-être des hommes?
Oui, cela a été avancé; oui, cela a
été soutenu; on le soutient tous les jours, et je ne crains pas
de dire que la théorie de la disette est de beaucoup
la plus populaire. Elle défraie les conversations, les journaux, les
livres, la tribune, et, quoique cela puisse paraître extraordinaire, il
est certain que l'économie politique aura rempli sa tâche et sa
mission pratique quand elle aura vulgarisé et rendu irréfutable
cette proposition si simple: « La richesse des hommes, c'est
l'abondance des choses. »
N'entend-on pas dire tous les jours: « L'étranger va nous
inonder de ses produits »? Donc on redoute
l'abondance.
M. de Saint-Cricq n'a-t-il pas dit: « La production
surabonde? » Donc il craignait l'abondance.
Les ouvriers ne brisent-ils pas les machines? Donc ils s'effraient de
l'excès de la production ou de l'abondance.
M. Bugeaud n'a-t-il pas prononcé ces paroles: « Que le pain
soit cher, et l'agriculteur sera riche! » Or, le pain ne peut
être cher que parce qu'il est rare; donc M. Bugeaud préconisait
la disette.
M. d'Argout ne s'est-il pas fait un argument contre l'industrie
sucrière de sa fécondité même? Ne disait-il
pas: « La betterave n'a pas d'avenir, et sa culture ne
saurait s'étendre, parce qu'il suffirait d'y consacrer quelques
hectares par département pour pourvoir à toute la consommation
de la France? » Donc, à ses yeux, le bien est dans la
stérilité, dans la disette; le mal, dans la fertilité,
dans l'abondance.
La Presse, le Commerce et la plupart des
journaux quotidiens ne publient-ils pas un ou plusieurs articles chaque matin
pour démontrer aux chambres et au gouvernement qu'il est d'une saine
politique d'élever législativement le prix de toutes choses par
l'opération des tarifs? Les trois pouvoirs n'obtempèrent-ils
pas tous les jours à cette injonction de la presse périodique?
Or, les tarifs n'élèvent les prix des choses que parce qu'ils
en diminuent la quantité offerte sur le
marché! Donc les journaux, les Chambres, le ministère, mettent
en pratique la théorie de la disette, et j'avais raison de dire que
cette théorie est de beaucoup la plus populaire.
Comment est-il arrivé qu'aux yeux des travailleurs, des publicistes,
des hommes d'État, l'abondance se soit montrée redoutable et la
disette avantageuse? Je me propose de remonter à la source de cette
illusion.
On remarque qu'un homme s'enrichit en proportion de ce qu'il tire un meilleur
parti de son travail, c'est-à-dire de ce qu'il vend à
plus haut prix. Il vend à plus haut prix à proportion de la
rareté, de la disette du genre de produit qui fait l'objet de son
industrie. On en conclut que, quant à lui du moins, la disette
l'enrichit. Appliquant successivement ce raisonnement à tous les
travailleurs, on en déduit la théorie de la disette.
De là on passe à l'application, et, afin de favoriser tous les
travailleurs, on provoque artificiellement la cherté, la disette de
toutes choses par la prohibition, la restriction, la suppression des machines
et autres moyens analogues.
Il en est de même de l'abondance. On observe que, quand un produit
abonde, il se vend à bas prix: donc le producteur gagne moins. Si tous
les producteurs sont dans ce cas, ils sont tous misérables: donc c'est
l'abondance qui ruine la société. Et comme toute conviction
cherche à se traduire en fait, on voit, dans beaucoup de pays, les
lois des hommes lutter contre l'abondance des choses.
Ce sophisme, revêtu d'une forme générale, ferait
peut-être peu d'impression; mais appliqué à un ordre
particulier de faits, à telle ou telle industrie, à une classe
donnée de travailleurs, il est extrêmement spécieux, et
cela s'explique. C'est un syllogisme qui n'est pas faux,
mais incomplet. Or, ce qu'il y a de vrai dans un
syllogisme est toujours et nécessairement présent à
l'esprit. Mais l'incomplet est une qualité
négative, une donnée absente dont il est fort possible et
même fort aisé de ne pas tenir compte.
L'homme produit pour consommer. Il est à la fois producteur et
consommateur. Le raisonnement que je viens d'établir ne le
considère que sous le premier de ces points de vue. Sous le second, il
aurait conduit à une conclusion opposée. Ne pourrait-on pas
dire, en effet:
Le consommateur est d'autant plus riche qu'il achète toutes
choses à meilleur marché; il achète les choses à
meilleur marché, en proportion de ce qu'elles abondent, donc
l'abondance l'enrichit; et ce raisonnement, étendu à tous les
consommateurs, conduirait à la théorie de
l'abondance!
C'est la notion
imparfaitement comprise de l'échange qui produit ces
illusions. Si nous consultons notre intérêt personnel, nous
reconnaissons distinctement qu'il est double. Comme vendeurs,
nous avons intérêt à la cherté, et par
conséquent à la rareté; comme acheteurs, au
bon marché, ou, ce qui revient au même, à l'abondance des
choses. Nous ne pouvons donc point baser un raisonnement sur l'un ou l'autre
de ces intérêts avant d'avoir reconnu lequel des deux
coïncide et s'identifie avec l'intérêt
général et permanent de l'espèce
humaine.
Si l'homme était un animal solitaire, s'il travaillait exclusivement
pour lui, s'il consommait directement le fruit de son labeur, en un
mot, s'il n'échangeait pas, jamais la théorie de la
disette n'eût pu s'introduire dans le monde. Il est trop évident
que l'abondance lui serait avantageuse, de quelque part qu'elle lui vint,
soit qu'elle fût le résultat de son industrie,
d'ingénieux outils, de puissantes machines qu'il aurait
inventées, soit qu'il la dût à la fertilité du
sol, à la libéralité de la nature, ou même
à une mystérieuse invasion de produits que le
flot aurait apportés du dehors et abandonnés sur le rivage.
Jamais l'homme solitaire n'imaginerait, pour donner de l'encouragement, pour
assurer un aliment à son propre travail, de briser les instruments qui
l'épargnent, de neutraliser la fertilité du sol, de rendre
à la mer les biens qu'elle lui aurait apportés. Il comprendrait
aisément que le travail n'est pas un but, mais un moyen: qu'il serait
absurde de repousser le but, de peur de nuire au moyen. Il comprendrait que,
s'il consacre deux heures de la journée à pourvoir à ses
besoins, toute circonstance (machine, fertilité, don gratuit,
n'importe) qui lui épargne une heure de ce travail, le résultat
restant le même, met cette heure à sa disposition, et qu'il peut
la consacrer à augmenter son bien-être; il comprendrait, en un
mot, qu'épargne de travail ce n'est autre
chose que progrès.
Mais l'échange trouble notre vue sur une
vérité si simple. Dans l'état social, et avec la
séparation des occupations qu'il amène, la production et la
consommation d'un objet ne se confondent pas dans le même individu.
Chacun est porté à voir dans son travail non plus un moyen,
mais un but. L'échange crée, relativement à chaque
objet, deux intérêts, celui du producteur et celui du
consommateur, et ces deux intérêts sont toujours
immédiatement opposés.
Il est essentiel de les analyser et d'en étudier la
nature.
Prenons un producteur quel qu'il soit; quel est son intérêt
immédiat? Il consiste en ces deux choses: 1) que le plus petit nombre
possible de personnes se livrent au même travail que lui; 2) que le
plus grand nombre possible de personnes recherchent le produit de ce
même travail; ce que l'économie politique explique plus
succinctement en ces termes: que l'offre soit très restreinte et la
demande très étendue; en d'autres termes encore: concurrence
limitée, débouchés illimités.
Quel est l'intérêt immédiat du consommateur? Que l'offre
du produit dont il s'agit soit étendue et la demande
restreinte.
Puisque ces deux intérêts se contredisent, l'un d'eux doit
nécessairement coïncider avec l'intérêt social ou
général, et l'autre lui est antipathique.
Mais quel est celui que la législation doit favoriser, comme
étant l'expression du bien public, si tant est qu'elle en doive
favoriser aucun?
Pour le savoir, il suffit de rechercher ce qui arriverait si les
désirs secrets des hommes étaient accomplis.
En tant que producteurs, il faut bien en convenir, chacun de nous fait des
voeux antisociaux. Sommes-nous vignerons? nous serions peu
fâchés qu'il gelât sur toutes les vignes du monde,
excepté sur la nôtre:c'est la théorie de la disette.
Sommes-nous propriétaires de forges? nous désirons qu'il n'y
ait sur le marché d'autre fer que celui que nous y apportons, quel que
soit le besoin que le public en ait, et précisément pour que ce
besoin, vivement senti et imparfaitement satisfait, détermine à
nous en donner un haut prix: c'est encore la théorie de la
disette. Sommes-nous laboureurs? nous disons, avec M. Bugeaud: Que
le pain soit cher, c'est-à-dire rare, et les agriculteurs feront bien
leurs affaires: c'est toujours la théorie de la disetteSommes-nous
médecins? nous ne pouvons nous empêcher de voir que certaines
améliorations physiques, comme l'assainissement du pays, le
développement de certaines vertus morales, telles que la
modération et la tempérance, le progrès des
lumières poussé au point que chacun sût soigner sa propre
santé, la découverte de certains remèdes simples et
d'une application facile, seraient autant de coups funestes portés
à notre profession. En tant que médecins, nos voeux secrets
sont antisociaux. Je ne veux pas dire que les médecins forment de tels
voeux. J'aime à croire qu'ils accueilleraient avec joie une
panacée universelle; mais, dans ce sentiment, ce n'est pas le
médecin, c'est l'homme, c'est le chrétien qui se manifeste; il
se place, par une noble abnégation de lui-même, au point de vue
du consommateur. En tant qu'exerçant une profession, en tant que
puisant dans cette profession son bien-être, sa considération et
jusqu'aux moyens d'existence de sa famille, il ne se peut pas que ses
désirs, ou, si l'on veut, ses intérêts, ne soient
antisociaux.
Fabriquons-nous des étoffes de coton? nous désirons les vendre
au prix le plus avantageux pour nous. Nous consentirions
volontiers à ce que toutes les manufactures rivales fussent
interdites, et si nous n'osons exprimer publiquement ce voeu ou en poursuivre
la réalisation complète avec quelques chances de succès,
nous y parvenons pourtant, dans une certaine mesure, par des moyens
détournés: par exemple, en excluant les tissus
étrangers, afin de diminuer la quantité offerte, et
de produire ainsi, par l'emploi de la force et à notre profit, la rareté des
vêtements.
Nous passerions ainsi toutes les industries en revue, et nous trouverions
toujours que les producteurs, en tant que tels, ont des vues
antisociales. « Le marchand, dit Montaigne, ne fait bien ses
affaires qu'à la débauche de la jeunesse; le laboureur,
à la cherté des blés; l'architecte, à la ruine
des maisons; les officiers de justice, aux procez et aux querelles des
hommes. L'honneur même et practique des ministres de la religion se
tire de nostre mort et de nos vices. Nul médecin ne prend plaisir
à la santé de ses amis mêmes, ni soldats à la paix
de la ville; ainsi du reste. »
Il suit de là que, si les voeux secrets de chaque producteur
étaient réalisés, le monde rétrograderait
rapidement vers la barbarie. La voile proscrirait la vapeur, la rame
proscrirait la voile, et devrait bientôt céder les transports au
chariot, celui-ci au mulet, et le mulet au porte-balle. La laine exclurait le
coton, le coton exclurait la laine, et ainsi de suite, jusqu'à ce que
la disette de toutes choses eût fait disparaître l'homme
même de dessus la surface du globe.
Supposez pour un moment que la puissance législative et la force
publique fussent mises à la disposition du comité Mimerel, et
que chacun des membres qui composent cette association eût la
faculté de lui faire admettre et sanctionner une petite loi: est-il
bien malaisé de deviner à quel code industriel serait soumis le
public?
Si nous venons maintenant à considérer l'intérêt
immédiat du consommateur, nous trouverons qu'il est en parfaite
harmonie avec l'intérêt général, avec ce que
réclame le bien-être de l'humanité. Quand l'acheteur se
présente sur le marché, il désire le trouver abondamment
pourvu. Que les saisons soient propices à toutes les récoltes;
que des inventions de plus en plus merveilleuses mettent à sa
portée un plus grand nombre de produits et de satisfactions; que le
temps et le travail soient épargnés; que les distances s'effacent;
que l'esprit de paix et de justice permette de diminuer le poids des taxes;
que les barrières de toute nature tombent; en tout cela,
l'intérêt immédiat du consommateur suit
parallèlement la même ligne que l'intérêt public
bien entendu. Il peut pousser ses voeux secrets jusqu'à la
chimère, jusqu'à l'absurde, sans que ses voeux cessent
d'être humanitaires. Il peut désirer que le vivre et le couvert,
le toit et le foyer, l'instruction et la moralité, la
sécurité et la paix, la force et la santé s'obtiennent
sans efforts, sans travail et sans mesure, comme la poussière des
chemins, l'eau du torrent, l'air qui nous environne, la lumière qui
nous baigne, sans que la réalisation de tels désirs soit en
contradiction avec le bien de la société.
On dira peut-être que, si ces voeux étaient exaucés,
l'oeuvre du producteur se restreindrait de plus en plus, et finirait par
s'arrêter faute d'aliment. Mais pourquoi? Parce que, dans cette
supposition extrême, tous les besoins et tous les désirs
imaginables seraient complètement satisfaits. L'homme, comme la
Toute-Puissance, créerait toutes choses par un seul acte de sa
volonté. Veut-on bien me dire, dans cette hypothèse, en quoi la
production industrielle serait regrettable?
Je supposais tout à l'heure une assemblée législative composée
de travailleurs, dont chaque membre formulerait en loi son voeu
secret, en tant que producteur; et je disais que le code
émané de cette assemblée serait le monopole
systématisé, la théorie de la disette mise en
pratique.
De même, une Chambre, où chacun consulterait exclusivement son
intérêt immédiat de consommateur, aboutirait à
systématiser la liberté, la suppression de toutes les mesures
restrictives, le renversement de toutes les barrières artificielles,
en un mot, à réaliser la théorie de
l'abondance.
Il suit de là:
que consulter exclusivement l'intérêt immédiat de la
production, c'est consulter un intérêt antisocial.
que prendre
exclusivement pour base l'intérêt immédiat de la consommation,
ce serait prendre pour base l'intérêt général.
Qu'il me soit
permis d'insister encore sur ce point de vue, au risque de me
répéter.
Un antagonisme radical existe entre le vendeur et l'acheteur.
Celui-là désire que l'objet du marché soit le rare,
peu offert, à un prix élevé.
Celui-ci le souhaite abondant, très offert, à bas
prix.
Les lois, qui devraient être au moins neutre, prennent parti pour le
vendeur contre l'acheteur, pour le producteur contre le consommateur, pour la
cherté contre le bon marché(1), pour la disette contre
l'abondance.
Elles agissent sinon intentionnellement, du moins logiquement sur cette
donnée: Une nation est riche quand elle manque de tout.
Car elles disent: c'est le producteur qu'il faut favoriser en lui assurant un
bon placement de son produit. Pour cela, il faut en élever le prix;
pour en élever le prix, il faut en restreindre l'offre; et restreindre
l'offre, c'est créer la disette.
Et voyez: je suppose que, dans le monde actuel, où ces lois ont toute
leur force, on fasse un inventaire complet, non en valeur, mais en poids,
mesures, volumes, quantités, de tous les objets existants en France,
propres à satisfaire les besoins et les goûts de ses habitants,
blés, viandes, draps, toiles, combustibles, denrées coloniales,
etc.
Je suppose encore que l'on renverse le lendemain toutes les barrières
qui s'opposent à l'introduction en France des produits
étrangers.
Enfin, pour apprécier le résultat de cette réforme, je
suppose que l'on procède trois mois après un nouvel
inventaire.
N'est-il pas vrai qu'il se trouvera en France plus de blé, de
bestiaux, de drap, de toile, de fer, de houille, de sucre, etc., lors du
second qu'à l'époque du premier inventaire?
Cela est si vrai que nos tarifs producteurs n'ont pas d'autre but que
d'empêcher toutes ces choses de parvenir jusqu'à nous, d'en
restreindre l'offre, d'en prévenir la dépréciation,
l'abondance.
Maintenant, je le demande, le peuple est-il mieux nourri, sous l'empire de
nos lois, parce qu'il y a moins de pain, de viande et de
sucre dans le pays? Est-il mieux vêtu parce qu'il y a moins de
fils, de toiles et de draps? Est-il mieux chauffé parce qu'il y
a moins de houille? Est-il mieux aidé dans ses
travaux parce qu'il y a moins de fer, de cuivre, d'outils,
de machines?
Mais, dit-on, si l'étranger nous inonde de ses
produits, il emportera notre numéraire.
Eh, qu'importe? L'homme ne se nourri pas de numéraire, il ne se
vêt pas d'or, il ne se chauffe pas avec de l'argent. Qu'importe qu'il y
ait plus ou moins de numéraire dans le pays, s'il y a plus de pain aux
buffets, plus de viande aux crochets, plus de linge dans les armoires, et
plus de bois dans les bûchers?
Je poserai toujours aux lois restrictives ce dilemme:
Ou vous convenez que vous produisez la disette, ou vous n'en convenez pas.
Si vous en convenez, vous avouerez par cela même que vous faites au peuple
tout le mal que vous pouvez lui faire. Si vous n'en convenez pas, alors vous
niez avoir restreint l'offre, élevé les prix, et, par
conséquent, vous niez avoir favorisé le producteur.
Vous êtes funestes ou inefficaces. Vous ne pouvez être
utiles.
1. Nous
n'avons pas en français un substantif pour exprimer l'idée
opposée à celle de cherté (cheapness).
Il est assez remarquable que l'instinct populaire exprime cette idée
par cette périphrase: marché avantageux, bon
marché. Les prohibitionnistes devraient bien réformer
cette locution. Elle implique tout un système économique
opposé au leur.
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Article
originellement publié par le Québéquois Libre ici
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