Bien que tous ces gens
trop occupés à peupler la salle d’attente des salons de tatouage ne s’en
soient certes pas rendu compte, le monde qui nous entoure n’est aujourd’hui plus
sans rappeler la grande guerre. Exception faite que le conflit international
qui a lieu actuellement n’est pas mené à coups de troupes et de chars, mais
de taux d’intérêt et d’échéanciers de remboursement. L’Allemagne lambine en
réponse au gant jeté dimanche par le « Non » grec. La stratégie
immédiate de l’Allemagne est, semble-t-il, de mettre en place une bonne
vieille todesfurcht teutonique – laisser
les Grecs mijoter dans leur jus pendant quelques jours, le temps que les
déposants retirent leur argent des banques et que les étalages des magasins
de quartier se vident. Et puis quoi ?
Personne ne le sait. Et
tout pourra arriver.
Il est une chose que
nous devrions savoir : les deux camps se battent contre la réalité. Les
Allemands continuent sottement d’insister pour que les Grecs respectent leurs
engagements. Dans ce cas précis, les Allemands pissent contre le vent, une
entreprise quelque peu dangereuse pour une nation de buveurs de bière. Les
Grecs s’entêtent à vivre une vie industrielle luxueuse digne du XXe siècle,
et à disposer d’un accès quotidien à l’électricité, à des produits
alimentaires abordables, des emplois de bureaux bien rémunérés, une retraite
précoce et beaucoup d’argent de poche. En matière de confort, ils auront de
la chance s’ils parviennent à ne retomber que jusqu’aux années 1800.
Les Grecs ne s’en
rendent peut-être pas compte, mais ils sont en proue d’un mouvement qui
déchire les nations techno-industrielles et les portera vers des arrangements
plus anciens, plus locaux et bien plus simples. L’euro représente au
contraire une tendance déjà terminée : centralisation et grandeur. Les
questions à se poser aujourd’hui sont de savoir si la centralisation aura
encore assez de force pour supporter la phase de transition à venir, combien
de temps elle prendra, et le degré de chaos qui en naîtra.
Les affaires
internationales souffrent de complexité excessive terminale. Pour compliquer
davantage la situation, cette complexité tardive opère au service des fraudes
comptables, de quelque sorte qu’elles soient. Le système bancaire mondial est
englué dans le monde irréel des engagements intenables, des bilans trop
cuisinés, des routines de bonneteau, des manipulations de taux d’intérêt, des
arbitrages secrets et des traficotages des marchés monétaires, truffé de
diverses arnaques et escroqueries, au point que tous les auditeurs du monde
ne pourraient jamais déterminer avec cohérence ce qui a décimé notre univers
(et nos univers parallèles). Vous souvenez-vous de la gestion de capital sur
le long terme ? C’est exactement là ce qu’est devenu notre monde.
En cas de complexité insoutenable,
les évènements tendent à se succéder rapidement, et avec fureur. C’est
exactement la raison pour laquelle avalanches et tremblements de terre se
produisent souvent simultanément et ne s’étendent pas sur une période de six
semaines. La scène financière globale n’est pas si différente. Elle n’est
qu’une matrice de relations mutuelles susceptibles d’imploser si quelques
membres se trouvent affaiblis.
S’il est une question à
laquelle il est bon de réfléchir, c’est de savoir si l’implosion n’a pas déjà
lieu dans l’économie réelle, et si tout ne nous apparaît encore intact qu’en
raison du voile d’illusion qui recouvre la surface. C’est très certainement
ce qui semble être le cas aux Etats-Unis, où l’économie s’est déjà écroulée
et n’est plus aujourd’hui qu’un tas de gravats d’emplois à temps partiel, de
défauts de prêts étudiants, de prêts immobiliers en péril et de fonds de
pension gémissants – sans oublier une motorisation de masse inutile et
incessante.
Même en Euroland, le
« Non » grec implique que toutes les autres nations souveraines qui
nagent actuellement dans la vase financière demanderont elles aussi une
réduction du poids de leur dette (et une douche désinfectante). L’Italie,
l’Espagne, le Portugal, l’Irlande, et même la France, ne pourront jamais
rembourser leur dette. Leurs citoyens sont eux-aussi menacés de contrôles
monétaires, et ont le potentiel d’agir à la manière des Grecs. Notez que nous
n’avons pas entendu grand-chose de la bouche de leurs dirigeants et ministres
des finances ces dernières semaines. Ils se tiennent tous sur le banc de
touche, trop occupés à regarder les Grecs passer à l’essoreuse – mais soyez
certains qu’ils établissent aussi leurs propres plans.
L’échec de l’expérience
européenne s’avérera extrêmement démoralisante pour les citoyens optimistes
de ce continent, qui ont émergé du bain de sang du début du XXe siècle pour
faire de l’Europe le parc d’attraction touristique le plus paisible au monde.
Je ne dis pas qu’ils devront de nouveau s’opposer les uns aux autres sur des
champs de bataille armés jusqu’aux dents d’objets capables de faire exploser
et de détruire la chair humaine, mais ils devront sans doute, s’ils cherchent
à demeurer civilisés, décentraliser et remodeler un mode de vie plus simple
et sur une échelle plus locale.
La même chose aura lieu
partout. Les Japonais seront les prochains, cela va sans dire, mais ils
pourraient aussi être les plus chanceux, puisqu’ils ont pour beaucoup encore
en mémoire ce à quoi pourrait ressembler ce mode de vie : le shogunat de
Tokugawa (période Edo, 1600-1853), économie préindustrielle et culture
susceptible d’avoir persisté indéfiniment si le commodore Perry n’était pas
venu frapper à leur porte, pour ainsi dire, avec ses « navires
noirs ».
L’Ukraine a déjà
parcouru la moitié de son chemin de retour vers l’ère médiévale, et devrait
aller plus loin encore. Les P(F)IIGS ne disposent pas des ressources
énergétiques nécessaires à la poursuite de la modernité, et ne pourraient pas
s’en sortir même si le système bancaire était encore en état ; sans oublier
qu’ils font face au problème ethno-démographique qu’est la
« musulmanisation » - et les flottilles de clandestins désespérés
qui arrivent chaque jour par la mer.
Amérique, estimes-toi
heureuse. Les tatouages, l’obésité, la drogue et la fainéantise ne sont que
des choix comportementaux. Nul besoin d’un ministre des finances ou d’un
banquier central pour y répondre.