L’onde
de choc qu’a suscité l’immolation par le feu d’un
jeune Tunisien désespéré n’a pas fini de se
propager. Avant-hier, des Américains faisaient explicitement
référence à la contestation qui parcourt le monde arabe
dans les rues de Madison (Wisconsin), les dissidents chinois se sont depuis
emparés du symbole de la révolution du jasmin,
aujourd’hui les Grecs en grève générale
manifestent dans Athènes, à Salonique et au Pirée sous
une banderole proclamant « Nous n’en pouvons plus
! ». La prochaine fois ce sera « Dégage
! ».
Rien a priori
ne relie ces événements éparpillés, mais tout
pourtant les rassemble. Tous ont comme même origine de refuser de
continuer à silencieusement accepter l’inacceptable, les
atteintes instituées à la liberté ou renforcées
aux moyens d’existence. D’opposer une détermination accrue
aux pressions et moyens répressifs utilisés pour faire taire et
rentrer dans le rang, dompter et soumettre.
Il est
particulièrement impressionnant de voir comment sont déjouées
les habituelles diversions destinées à diviser pour
régner. Entre musulmans et laïcs en Tunisie, avec les coptes en
Egypte, ou bien entre sunnites et chiites ou nordistes et sudistes au
Yémen. En dépit des difficultés qu’ils
rencontrent, les Algériens vont finalement le plus loin, en demandant
non pas le départ d’un dictateur mais la fin d’un
système, car c’est de cela qu’il s’agit. Quant au
danger islamique dont la menace imminente résonnait en Europe et
justifiait les pires soutiens à des dictatures censées y faire
rempart, qu’en reste-t-il dans un monde certes chaotique mais
enivré de liberté et de promesses de mieux-être ?
Pour le moins,
les Européens n’en sont pas encore là, à
l’exception de ceux qui protestent, placés au cœur de la
zone des tempêtes et devant supporter le poids de charges accablantes.
Sans doute peuvent-ils compter, pour que s’élargisse le front du
refus, sur la constance avec laquelle les dirigeants européens passent
et repassent les mêmes faux-plis.
La place
d’honneur revient aux Allemands, qui imposent leur règle
à toute l’Union européenne. Partis de la coalition
gouvernementale, Bundestag et Bundesbank contribuent à une confusion
grandissante, ne permettant pas de comprendre où ils veulent en venir,
s’ils le savent !
En imposant d’être
consulté avant tout accord dans le cadre des discussions
européennes en cours, le parlement allemand vient de restreindre
encore plus les marges de manœuvre d’Angela Merkel et de rendre
les négociations sur le renforcement du fonds de stabilité financière
encore plus incertaines. Pour ne pas parler du futur fonds qui doit
être lancé en 2013, ou bien des refus qui se multiplient en tous
sens de toute solution qui allégerait la charge de la dette des pays
en difficultés, pour leur imposer de racler jusqu’à
l’os. Les unes après les autres, toutes les portes sont
fermées : eurobligations, achats obligataires par le fonds,
financement du rachat de leur dette par eux-même, etc…
Un seul credo
subsiste, que la BCE vient à nouveau d’énoncer en
réclamant l’instauration de plus d’automatisme dans le
contrôle des politiques économiques et budgétaires des
pays de la zone euro, et la mise en place d’un régime de
sanctions financières pour les contrevenants. Un rappel qui suit la
déclaration de Jean-Claude Trichet s’exclamant que
« la dernière bêtise à faire »
serait d’augmenter les salaires, expliquant du haut de son
magistère : « Nous ne pouvons rien contre
l’augmentation immédiate des prix du pétrole ou des
matières premières. Mais en revanche, nous devons éviter
à tout prix ce que nous appelons les effets de second tour,
c’est-à-dire que les autres prix se mettent à
bouger », précisant que les salaires en faisaient partie.
Voilà un choix clairement énoncé.
La
compétition à sa succession à la tête de la BCE,
à l’automne prochain, est lancée. Elle donne
déjà lieu de la part des candidats à une
surenchère destinée à démontrer aux Allemands que
chacun d’entre eux sera le meilleur défenseur de leur politique.
L’Italien Mario Draghi et le Hollandais Nout Welling (l’actuel
président de la BRI – Banque des Règlements
Internationaux) rivalisent d’ardeur pour s’opposer à tout
système de transfert fiscal au sein de la zone euro afin d’aider
les pays les plus faibles. S’il est un front du refus
déjà constitué, il ne faut pas aller le chercher
ailleurs.
D’intenses
négociations ont déjà commencé en vue de
desserrer un peu les contraintes des plans de sauvetage de la Grèce et
de l’Irlande, car elles ne sont pas tenables. A la stricte condition
que deux tabous ne soient pas transgressés : pas de
restructuration de la dette publique et pas de décote imposée
aux créanciers seniors des banques. Le but est comme toujours de
préserver les intérêts des banques, la seule ligne
directrice que les dirigeants européens ont en réalité.
Il ne reste alors comme éventualité qu’un petit
allongement de la durée des prêts consentis aux Grecs et une
baisse a minima du taux infligé aux Irlandais. Ce dernier est à
juste titre jugé « punitif » (et
d’ailleurs revendiqué ainsi par ceux qui l’ont
imposé). Comme d’habitude, c’est reculer pour mieux
sauter.
Que peuvent de
leur côté espérer les Portugais et les Espagnols,
toujours au bord de la zone des tempêtes ? Une mission de la Commission
européenne et de la BCE se trouve actuellement à Lisbonne,
avant de se rendre à Madrid, afin d’évaluer dans les deux
capitales la situation budgétaire et les perspectives de croissance,
ainsi que la solidité du système bancaire. Cette
dernière question est d’autant plus cruciale que la BCE agite de
plus en plus le chiffon rouge d’une prochaine augmentation de ses taux,
ce qui réduirait le soutien dont les banques bénéficient
et nécessiterait la mise en place immédiate de solutions
alternatives, comme cela est déjà le cas en Irlande avec la
banque centrale irlandaise.
Dans
l’urgence, les Espagnols tentent donc de restructurer leurs Cajas, en
les privatisant si possible pour n’avoir rien à débourser
; les Portugais sont quant à eux plus démunis. Les uns et les
autres continuent de se financer sur le marché obligataire à
des taux toujours très élevés, en dépit des
interventions de la BCE qui tente de calmer le jeu en achetant de la dette du
Portugal. Personne n’est prêt à parier que le pays pourra
éviter de faire appel à un soutien financier européen,
le Portugal s’apprêtant à rejoindre le club des pays
condamnés à être sinistrés pour avoir
été sauvés.
En visite
à Lisbonne, Jerry Buzek, le président du Parlement
européen, a appelé le gouvernement à
accélérer les réformes structurelles pour
accroître sa compétitivité, car « l’austérité
ne suffit pas ». Il a précisé ce qu’il avait
en tête : le marché du travail, l’âge de la
retraite et le système des pensions. Lui succédant, Jean-Claude
Trichet a appelé à suivre le programme engagé
« de manière rigoureuse et impeccable » ainsi
qu’a « respecter tous ses engagements ». Cela ne
fait que commencer.
De leur
côté, les Espagnols font face à la poursuite de
l’explosion de leur bulle immobilière, tout en conservant les
yeux rivés sur leur objectifs de réduction du déficit.
Comme toujours, les prévisions de croissance établies pour les
besoins de la cause pêchent par optimisme, quand ce ne sont pas comme
en Grèce les rentrées qui ne sont pas au rendez-vous (ce qui
explique l’exigence formulée par les représentants du
FMI, d’importantes cessions du patrimoine du pays). Combien de temps le
stock actuel d’un million de logements invendus mettra-t-il a
être écoulé en Espagne ? De combien vont encore
chuter les prix de l’immobilier sur le marché (l’hypothèse
de 30 à 50% est évoquée) ? La réponse à
ces deux questions commande la suite des opérations, et notamment la
réussite incertaine du sauvetage des Cajas.
Le risque est
élevé que des concours publics plus importants que
prévus soient nécessaires, des solutions type bad banks
étant à un stade avancé d’étude. Une
solution à peu de frais, dans l’immédiat, pour
améliorer les ratios comme exigé par le gouvernement, sans
avoir à augmenter les fonds propres. Là encore, c’est
reculer pour mieux sauter, car cela reviendra à affecter à la
charge du budget de l’Etat des pertes qu’il faudra bien
reconnaître.
Il n’y
aura pas d’autre issue en Irlande, car la baisse homéopathique
du taux d’intérêt des prêts européens –
si elle intervient – ne rendra pas plus réaliste le plan de
sauvetage, que seules des décotes des obligations seniors
émises par les banques irlandaises et détenues par les banques
européennes pourraient substantiellement soulager. Cette solution
vraisemblablement rejetée, les Etats européens peuvent
s’attendre à faire demain les frais d’un défaut
irlandais et à être mis à contribution.
Une autre
dimension de la crise est en train d’apparaître : ce ne sont
plus seulement les banques qui sont sur la sellette et doivent être
protégées. Moody’s vient de rendre publics des calculs
selon lesquels le secteur des assurances serait menacé si la crise de
la dette obligataire s’étendait à l’Espagne et
à l’Italie, alors que leur exposition à la dette grecque,
irlandaise et portugaise est limitée. L’Espagne est
décidément le pont trop loin.
Il y a enfin
un trou potentiel béant dans le dispositif européen. Si la BCE
en venait à progressivement arrêter ses mesures
non-conventionnelles d’achats obligataires, comme elle en est
pressée par ses faucons, que se passerait-il si le fonds de
stabilité actuel – ou son successeur –
n’était pas en mesure de prendre le relais comme les
surenchères actuelles semblent le présager ?
Tous ces
éléments convergent pour confirmer que la barque est trop
chargée et ne peut que couler. L’objectif assigné de
faire payer la facture aux Etats et aux contribuables n’est pas
réaliste. La tentative en cours de rééquilibrer
l’édifice de la dette publique et privée –
étroitement dépendantes l’une de l’autre –
est voué à l’échec. Ne serait-ce qu’en
raison de ce qu’elle suppose de faire endurer. Ce serait folie de les
laisser poursuivre sur cette pente !
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
(*)
Un « article presslib’ » est libre de reproduction en tout
ou en partie à condition que le présent alinéa soit
reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste
presslib’ » qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs
et de vos contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il
le fait aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
|