Dans un article précèdent sur l’impérialisme de gauche, j’émettais
l’opinion selon laquelle « toute décision
d’intervenir [militairement à l’étranger] devrait
passer au cas par cas un barrage de questions – émanant des
institutions mais surtout de la société civile – afin de
déterminer ce que l’usage de la force de l’État est
censé accomplir ».
Afin de
clarifier ce que j’entends par là, je vous livre ici une
série de questions permettant d’identifier les conditions devant
être remplies avant d’engager des forces militaires à
l’étranger.
Comme le
rappelle Wikipedia, « la doctrine Powell est
un principe d'engagement militaire défini par le général
américain Colin Powell à l'aube de la guerre du Golfe en
1990-91 ».
N’attaquons
pas le messager : laissons de côté le fait que certains
éléments de la carrière de Colin Powell soient
controversés. Concentrons-nous plutôt sur le message.
Cette
doctrine se résume à la série de questions suivantes :
1. Des intérêts nationaux vitaux sont-ils en jeu ?
2. Des objectifs atteignables ont-ils été définis
?
3. Les risques et coûts ont-ils été objectivement
analysés ?
4. Toutes les autres options non-violentes ont-elles
été épuisées ?
5. Existe-t-il une stratégie de sortie permettant
d'éviter un embourbement ?
6. Les conséquences d'une intervention ont-elles
été évaluées ?
7. Le peuple soutient-il cette action ?
8. Avons-nous un réel soutien de la communauté
internationale ?
Pour Colin
Powell, chaque question doit avoir une réponse affirmative avant
d'engager la puissance militaire.
Ces lignes
directrices ont été pensées afin de s’assurer que
les États-Unis ne s’engagent pas dans des guerres inutiles.
Colin Powell a compris que les civils ont souvent l’idée
chimérique d'améliorer le monde en usant de la puissance
militaire tout en oubliant de penser aux implications stratégiques de
tels choix.
Cet
aide-mémoire destiné à freiner le désir bien
intentionné mais naïf de « faire le bien » serait
bien utile en France.
La doctrine
Powell repose d’abord sur une vision réaliste de la situation du
pays. Comme les États-Unis, la France ne fait pas face à une
menace immédiate. Faire la guerre n’est pas nécessaire
à sa sécurité.
C'est ensuite
une vision qui accepte de recourir à la force militaire, mais
seulement si un intérêt national vital est en jeu. Si
c’est le cas, toutes les ressources et capacités disponibles
doivent être utilisées de manière à submerger
l'ennemi, afin de minimiser les pertes et forcer une capitulation rapide de
la partie la plus faible. Mais la plupart du temps, un intérêt
national vital n’est pas menacé et l’État doit
plutôt compter sur les autres options non-violentes.
C'est enfin
une doctrine conçue pour ne pas épuiser la puissance militaire
inutilement, de sorte que lorsque l’État doit entrer en guerre,
il le fasse avec le soutien populaire domestique et international
suffisant et avec des forces militaires qui ne sont pas
dégradées par des interventions sans fin dans des
régions sans importance stratégique.
L’intervention
en Centrafrique au crible de la doctrine Powell
Que
révèle l’application de la doctrine Powell à
l’intervention de l’armée française en Centrafrique
?
1. Des intérêts
nationaux vitaux sont-ils en jeu ?
Pas du tout.
L’État français s’est peu soucié de la
manière dont le pays était gouverné depuis
l’indépendance et a fait affaire avec les régimes
successifs.
2. Des
objectifs atteignables ont-ils été définis ?
Non.
L’objectif de l’armée française est de
protéger les ressortissants français en Centrafrique et de
soutenir logistiquement la force africaine de stabilisation. Mais qui peut citer
l’objectif du gouvernement ? Est-ce d’affaiblir le régime
actuel un peu, beaucoup, tout à fait mais sans faire disparaitre
l’État ? De restaurer le gouvernement précédant ?
De faire cesser les violences dans le pays ? D’envoyer un avertissement
à d’autres apprentis putschistes ?
3. Les
risques et coûts ont-ils été objectivement
analysés ?
Peut-être.
Donnons au gouvernement le bénéfice du doute. On estime
toutefois que l’intervention militaire au Mali a coûté aux
contribuables français 400 millions d’euros en 2013. Admettons
que l’intervention en Centrafrique ait un coût équivalent.
L’État français a-t-il les
moyens de s’engager dans une 9ème opération militaire
simultanée sachant
qu’il est endetté à 90% de son PIB ?
4. Toutes les
autres options non-violentes sont-elles épuisées ?
Dans le cas
centrafricain, il semble que cela soit le cas.
5.
Existe-t-il une stratégie de sortie permettant d'éviter un
embourbement ?
Oui et non.
Le gouvernement semble reconnaitre le danger d’un embourbement en
Centrafrique de sorte que sa stratégie de sortie consiste à
limiter l’opération militaire française (protéger
les ressortissants français et soutenir logistiquement la force
africaine). Au lieu d’une guerre préventive, on voit là
une sorte de retraite préventive. Mais cela signifie également
que l'intervention ne permettra pas d’accomplir beaucoup de choses, et
qu’elle créera toujours le risque d'une pente
glissante.
6. Les conséquences
d'une intervention ont-elles été
évaluées ?
Peut-être
mais c’est difficile à croire. L'action militaire pourrait
contribuer à faire tomber définitivement la structure
étatique du pays, alimentant une lutte acharnée entre
concurrents ethniques ou sectaires, créant un terrain
d'entraînement idéal pour de futurs aventuriers militaires.
7. Le peuple
soutient-il cette action ?
Non. Les
sondages montrent une opposition publique envers l’engagement militaire
de l’État en Centrafrique. Selon un sondage Ifop
du 5 janvier 2014, 59% des personnes interrogées se disaient
plutôt pas ou pas du tout favorables à cette intervention. Au
début de l'intervention lancée le 5 décembre, 51% des
Français se disaient favorables. Une semaine plus tard seulement, ce
taux passait à 44%. Il est aujourd’hui de 39%.
8. Avons-nous un réel
soutien de la communauté internationale ?
Il semble
bien que oui et le gouvernement a été remarquablement prudent
et attentif à cet aspect des choses, consultant
systématiquement les acteurs internationaux.
Je tire alors
deux conclusions de cet exercice.
Tout d'abord,
le dossier justifiant une intervention militaire en Centrafrique est trop
léger, des éléments essentiels ont été
négligés ou ignorés par le gouvernement (pas
d’intérêt national vital à défendre, des
objectifs mal définis, un soutien populaire trop faible). Le fait
qu’il n’y ait pas eu débat avant que la décision
d’intervenir en Centrafrique soit prise est en soi un
réquisitoire contre la politique étrangère du
gouvernement français.
Deuxièmement,
la société civile ferait bien de s’inspirer de cette
doctrine Powell afin de commenter et critiquer constructivement la politique
étrangère des gouvernements français successifs.
N’attendons pas de l’État qu’il se remette en
question : c’est à la société civile
d’intervenir.
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