Le 26 juin dernier, notre Institut national de la statistique et
des études économiques (Insee) publiait l’édition 2016 de son rapport annuel
sur “Les revenus et le patrimoine des ménages”. Et si cette étude n’est pas
franchement positive quant à la situation financière des Français, elle
révèle également les dessous d’une manipulation des données propres à
orienter l’opinion publique. Une manipulation qui atteint aujourd’hui ses
limites et qui pourrait nuire définitivement à la crédibilité des fameux
“chiffres officiels”.
Au fil des 176 pages du rapport
de l’Insee, on apprend que les inégalités de niveaux de vie ne se sont
pas vraiment améliorées en France par rapport à la précédente étude, bien au
contraire. Insécurité de l’emploi, effondrement des revenus,
augmentation de la pauvreté, stagnation du niveau de
vie médian, tous les indicateurs semblent montrer que la population
française peine de plus en plus à garder la tête hors de l’eau. Plus grave,
car cette information traduit la plus ou moins bonne santé d’une économie, on
découvre également que le niveau de vie des classes moyennes est plus
bas qu’en 2008-2009, lorsque la crise financière qui a secoué le
monde était à son paroxysme.
En clair, la France va mal et… Mais attendez ! C’est étrange, le rapport a
beau avoir été daté de juin 2016, tous les chiffres s’arrêtent en
2013. Les évolutions, les progressions statistiques, les
comparaisons, les chiffres définitifs… rien n’est plus récent que 2013.
Pourtant, en consultant la liste des autres études publiées ce même mois de
juin 2016, on constate que nombre d’entre elles s’appuient sur des
données beaucoup plus récentes, datant de 2015 par exemple, voire…
du mois de mai 2016.
Un problème de date ?
Que peut-on en déduire ? Qu’il faut 3 ans pour faire remonter des chiffres
collectés aux quatre coins de la France jusqu’aux bureaux du boulevard
Adolphe Pinard, à Paris (siège de l’Insee) ? Qu’il ne se trouve pas d’agents,
parmi les 5 868 que compte de cette noble institution, qui
sachent utiliser les fonctions de base d’un tableur pour organiser, recouper
et exploiter toutes ces données informatiques (oui, car les relevés à la
plume d’oie sur de gros registres foliotés deviennent rares, même dans nos
campagnes), et tout cela en moins de 3 ans ? Une telle
inefficacité serait déjà difficilement tolérée dans n’importe quelle autre
entreprise, mais quand on sait l’intérêt de telles informations pour orienter
la politique du gouvernement, on se dit que le minimum serait qu’elle soient
rendues, au pire, quelques mois après leur collecte, ne
serait-ce que pour être réellement exploitables.
Or, ne jetons pas trop vite la pierre sur les agents de l’Insee dont il
serait trop facile de brocarder l’apparente lenteur. Pour rappel, l’Insee
dépend directement du ministère de l’Économie, des Finances et de
l’Industrie ; il en constitue même une direction générale. On a beau
nous faire croire que l’institut bénéficie d’une indépendance la plus totale
vis-à-vis du gouvernement, on a du mal à ne pas se méfier d’une
administration créée par le gouvernement de Vichy (l’Insee s’appelait alors
le Service national des statistiques), dont les directeurs ont
presque toujours été des conseillers politiques de premier plan agissant dans
l’ombre des grands chefs de partis, et qui s’est déjà fait quelques
fois remonter les bretelles par les institutions européennes pour son manque
de transparence. Oui, c’est vrai, l’Union européenne n’est pas non
plus une référence en la matière, mais c’est dire à quel point le
fonctionnement de l’Insee interpelle si même les eurocrates trouvent qu’il y
a de l’abus.
Des chiffres qui contredisent les promesses de 2012
Alors, quel rapport avec les récentes statistiques sur le patrimoine et
les revenus des Français ? À l’heure où le recensement de la population est
devenu annuel, où le marché de l’emploi bénéficie même de rapports trimestriels,
on s’étonne que certaines données politiquement “sensibles” mettent 3 ans à
être publiées. Lorsque l’on sait que l’Insee est financé sur le
budget de l’État pour ses travaux d’intérêt national, on s’étonne un
peu moins et on peut comprendre que le rythme des publications suive celui
des financements (en fonction de l’intérêt du gouvernement à voir sortir
certains chiffres plus ou moins rapidement). En l’occurrence, les chiffres de
2013 montraient que, contrairement aux promesses électorales de 2012, la
situation des Français un an après l’arrivée de François Hollande au pouvoir
ne s’était guère améliorée, bien au contraire.
Un délai de publication stratégique
En réalité, et d’une manière plus générale, la publication des
données sensibles est traditionnellement retardée pour des raisons
stratégiques : si les chiffres sont mauvais, on pourra toujours
arguer du fait qu’ils datent de plusieurs années (sous-entendu, qu’ils se
sont probablement améliorés depuis) ; et s’ils sont bons, personne n’y
trouvera à redire… même s’ils se sont dégradés depuis.
L’ennui, c’est que la méthode atteint désormais ses limites.
Pour des raisons techniques notamment, car, comme expliqué plus haut, il
devient de plus en plus difficile de justifier un retard de plusieurs années
dans la publications de chiffres qui sont pourtant quasiment exploitables dès
leurs saisie initiale, laquelle s’opère directement sur des plateformes
informatiques de plus en plus performantes, permettant généralement un grand
nombre de traitements et d’analyses en quelques minutes seulement. Mais la
légitimité d’un rapport publié en 2016 basé sur des données de 2013 peut
également être battu en brèche par la multiplicité d’études et de rapports
intermédiaires, publiés non seulement par l’Insee mais aussi et surtout par
un très grand nombre d’organismes indépendants et de think tanks qui
ont désormais accès à tout un océan de données sectorielles brutes dans le
monde économique ultra-connecté qui est le nôtre. Et lorsque ces
études s’appuient sur des chiffres plus récents, il devient difficile d’en
contester le bien-fondé, à plus forte raison quand les politiques
eux-mêmes s’en servent pour appuyer leurs décision du moment.
Les conclusions gênantes du rapport
En bref, le rapport 2016 de l’Insee montre que, si le revenu médian a
connu une quasi-stabilité, une étude approfondie des chiffres montre que la
population n’a pas vécu ces dernières années économiquement tendues de la
même façon. Certes, l’Insee a fait de gros efforts pour noyer les conclusions
pourtant évidentes sous un galimatias indigeste, mais sauf a
trafiquer les chiffres comme elle le fait si souvent avec ceux de l’inflation,
l’institution n’a pas pu masquer la triste réalité qui veut que les
Français dont les revenus ont le plus souffert entre 2011 et 2013 sont les
10% les plus pauvres (même si le commentaire accompagnant le
graphique spécifique semble dire le contraire de ce que montrent les
courbes). Et ce, en dépit d’une très forte correction fiscale qui n’a pas
donné les effets escomptés mais qui, au contraire, semble avoir
principalement pesé sur les classes moyennes, qui n’ont pas retrouvé
leur niveau de vie du début des années 2000… Quant aux plus riches (en
tout cas, ceux qui ne sont pas partis sous des cieux fiscalement plus
cléments), ils ont continué à voir leurs revenus progresser
de façon, certes, plus modérée… mais à progresser quand même.
Autant dire qu’à 10 mois d’une échéance électorale majeure, le
gouvernement n’a pas très envie de le crier sur tous les toits, et une
publication estivale (à deux jours du Brexit, ô joie du
calendrier des tuiles !) semble idéale pour atténuer l’effet du rapport.
Certes, on pourrait se demander alors pourquoi ne pas avoir cherché à publier
des chiffres plus récents susceptibles de montrer une
éventuelle embellie de la situation… Sans doute parce que les chiffres de
2013, pour aussi médiocres qu’ils soient, n’en sont pas moins les meilleurs
que l’on ait pour l’instant sous la main.