Les
lecteurs du QL et du Blogue du QL savent que ça a pris
des années avant que les journalistes qui parlent de nous utilisent
le mot « libertarien » plutôt que « libertaire
». Pour ne pas avoir l'air trop déconnectés de la
réalité en parlant d'un phénomène qui prend de
l'ampleur, ils sont maintenant obligés de faire un peu plus
attention. Ces dernières semaines, pour décrire la prise de position de Maxime Bernier sur la question
linguistique, on a probablement lu et entendu plus de fois le terme
libertarien dans les médias que durant les dix années
précédentes.
Il reste bien quelques ignorants professionnels qui continuent d'utiliser
libertaire, notamment à La
Presse où l'on est décidément dur
de comprenure, mais ça n'a plus d'importance. Bientôt, on
les regardera avec l'oeil compatissant qu'on accorde à ces gens qui
pensent que les habitants de l'Inde sont des hindous, ignorant que ce mot
décrit la religion d'une majorité d'Indiens et non leur
citoyenneté.
Cela dit, ce n'est pas parce que le mot libertarien commence à se
répandre que tout le monde comprend bien ce qu'il signifie. On en a
un bon exemple en lisant la
recension que fait Jean-François Nadeau dans Le Devoir du
19 février dernier d'un nouveau livre sur l'histoire récente
du conservatisme au Québec.
J'ai acheté ce
livre de Frédéric Boily à sa sortie il y a
quelques mois et l'ai rapidement parcouru. Je voulais surtout savoir si
l'on y parlait de nous. Il n'y a aucune mention ni du QL,
ni des libertariens, ce qui se défend tout à fait.
Même s'ils se recoupent sur certains points (tout comme les
libertariens ont des points en commun avec les libertaires ou d'autres
courants de gauche), le conservatisme et le libertarianisme sont deux
courants philosophiques bien distincts. Les conservateurs mettent l'accent
sur le respect de la tradition, l'autorité, les rapports sociaux
conventionnels, la foi. Ce sont à bien des égards des
étatistes. Et les courants conservateurs passés en revue dans
cet essai depuis l'ère Duplessis sont souvent très
éloignés de la perspective libertarienne.
Une grille d'analyse
incohérente
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Ce
n'est toutefois pas parce que sa grille d'analyse est entièrement
cohérente que Boily nous ignore. C'est parce qu'il a
créé une catégorie fourre-tout, le «
conservatisme néolibéral » ou « droite
néolibérale », qui lui permet de parler un peu de nous
mais pas trop et sans définir clairement ses concepts.
Entrent dans cette catégorie, selon l'auteur, les positions de Mario
Dumont du temps de l'ADQ,
qui
se révèlent similaires à celles qui sont
avancées par des intellectuels de la droite
néolibérale, comme Jean-Luc Migué ou encore Nathalie
Elgrably. Gravitant dans l'orbite de l'Institut économique de
Montréal – ce dernier s'inscrivant dans le réseau des thinks
tanks ou des boîtes à idées de droite comme le
Fraser Institute –, Migué et Elgrably se sont donné
pour mission de propager des idées de droite sur le plan
économique ainsi qu'une « nouvelle » conception de l'État.
Cette
description pose plusieurs problèmes. Dumont du temps de l'ADQ
était simplement une girouette confuse qui grappillait des
idées à gauche et à droite, parfois en faveur de moins
d'État, d'autres fois plus.
Par ailleurs, j'ai travaillé au fil des ans autant avec Jean-Luc que
Nathalie. Jean-Luc a écrit plusieurs articles pour le QL.
Je ne veux pas parler pour eux, mais s'il y a une façon simple de
les décrire, c'est d'abord et avant tout comme des partisans
farouches du libéralisme économique. Tout comme l'IEDM
d'ailleurs, dont les positions n'ont rien à voir avec le
conservatisme philosophique. Je le sais, j'ai été responsable
de sa politique éditoriale pendant les sept premières
années de ses opérations.
Si l'IEDM, Migué et Elgrably peuvent faire partie de la tradition
conservatrice, pourquoi pas le QL et les libertariens? Où
est la frontière qui sépare ces idéologies? C'est quoi
cette bébitte « néolibérale » qui est
conservatrice sans l'être vraiment tout à fait?
Boily
réfère ailleurs à des « ultralibéraux
[qui] vont préconiser le rejet de toutes traditions parce que
celles-ci empêchent le progrès en freinant l'initiative
individuelle ». C'est nous ça? Je ne connais pourtant personne
dans la tradition libérale qui rejette toutes les
traditions, une position complètement absurde tellement elle est
englobante. Et qui n'a d'ailleurs rien à voir avec le
libéralisme ou le libertarianisme, qui préconisent de laisser
l'individu libre de choisir les traditions qu'il entend
préserver ou non.
Dans un livre qui prétend nous renseigner sur les courants
idéologiques, on se serait attendu à une explication pas mal
plus claire. Mais je soupçonne que comme la plupart des chercheurs
universitaires de nos jours, Boily connaît à fond son sujet de
recherche très pointu, mais ne connaît pas grand-chose des
domaines connexes. Quelqu'un qui sait ce que sont les libertariens
(ultralibéral est, comme néolibéral, un autre de ces
termes péjoratifs repris uniquement par nos opposants et que
personne n'utilise pour se décrire soi-même) ne les aurait
jamais définis de cette façon absurde.
Les méandres des
courants idéologiques
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Quoi
qu'il en soit, le plus cocasse, c'est de voir comment Jean-François
Nadeau (pourtant historien et politologue, qui a écrit des livres
sur Adrien Arcand, Pierre Bourgault et Robert Rumilly) se perd dans les
méandres des courants idéologiques et rajoute une
épaisse couche de confusion dans sa recension.
Il commence par associer Éric Duhaime et Maxime Bernier au
conservatisme. Je connais aussi très bien les deux et si on devait
décrire leur philosophie, il faudrait la rapprocher du
libertarianisme et non du conservatisme tel que décrit plus haut
(l'adhésion à un parti qui ratisse large comme le Parti
conservateur du Canada n'a rien à voir avec une idéologie
précise – de toute façon, la politique
économique du gouvernement Harper est aujourd'hui
social-démocrate).
Puis, le chroniqueur verse carrément dans le délire. Lisez
cette perle:
Les
lieux où s'expriment les intellectuels du conservatisme
d'aujourd'hui? Ils sont nombreux, selon les tendances de chacun. Les libertariens trouvent leur
miel dans une revue comme Égards, un
imprimé à la diffusion quasi confidentielle auquel collabore
notamment l'écrivain Maurice G. Dantec. Égards, note Boily
comme d'autres observateurs, paraît ouvertement « masculiniste,
homophobe et islamophobe ».
Aïe!!!
J'ai déjà parlé d'Égards dans un article
cherchant à définir la « droite » au
Québec. Ses collaborateurs sont en effet plutôt
obsédés par l'homosexualité et les musulmans. Ce sont
des conservateurs sociaux, religieux, des néoconservateurs partisans
de l'empire américain. Si Jean-François Nadeau croit que ce
magazine est de tendance libertarienne, c'est qu'il n'a aucune idée
de quoi il parle. Remarquez, ça fait peut-être partie des
conditions d'embauche au Devoir.
Même si nous sommes absents du livre, Nadeau mentionne tout de
même le QL plus loin dans sa chronique. Il n'a peut-être
pas compris que le QL est un magazine libertarien (il
faut tout de même le féliciter de ne pas nous décrire
comme libertaire!) mais, comme moi, il a bien vu qu'il était
arbitraire de s'arrêter à Migué, Elgrably et à
l'IEDM en parlant de la « droite néolibérale ».
Complétant l'analyse de Boily, il étire donc le concept
jusqu'à nous. Voici ce que ça donne:
Il
[Frédéric Boily] évoque encore les gens en orbite
autour de l'Institut économique de Montréal, comme l'économiste
Jean-Luc Migué et Nathalie Elgrably-Levy, cette dernière
étant surtout connue du grand public pour ses chroniques
publiées dans Le Journal de Québec et dans Le
Journal de Montréal. L'Action démocratique du
Québec, du moins sous Mario Dumont, développe « des
idées qui se révèlent similaires » à
celles de cette droite néolibérale qui trouve aussi sa voix
dans Le Québécois libre, un organe « en faveur
de la liberté individuelle, de l'économie de marché et
de la coopération volontaire ».
Oubliez
les 28 articles que j'ai écrits dès la fin des années
1990 pour dire que l'ADQ
n'avait aucune idéologie cohérente et n'allait nulle part.
J'étais dans les patates. En fait, Mario Dumont défendait les
mêmes idées que le QL!
Oubliez aussi mes nombreuses interventions pour distancer les libertariens
de la « droite
» et du terme «
néolibéral ». Le QL, quoi que son fondateur et
directeur prétende, ce n'est pas un magazine libertarien, mais
plutôt l'organe de la « droite néolibérale
».
Avant, ils nous ignoraient. Maintenant, compte tenu de notre influence
grandissante, ils se sentent obligés de parler de nous. Tout croche,
mais il faut être indulgent, les pauvres ont un tas de nouveaux
concepts exotiques et de théories compliquées à
apprendre. C'est comme la langue hindoue, ça ne s'apprend pas comme
ça du jour au lendemain...
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