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Article publié pour
la première fois, sous le titre "On The Randian Argument",
dans The Personalist, numéro
582 (Printemps 1971) : pages 282-304.
Repris comme essai numéro 11
dans le recueil Socratic Puzzles
(Harvard University Press, troisième édition en 2000)
Quels sont les fondements
moraux du capitalisme ? Plusieurs partisans du capitalisme,
particulièrement parmi les plus jeunes, pensent qu'ils ont
déjà été donnés et que nous pouvons
trouver dans les écrits d'Ayn Rand une démonstration, une
preuve, un argument irrésistible, une base solide des vues morales
permettant de justifier facilement le capitalisme.
J'ai deux raisons de
vouloir examiner cette preuve de plus près :
- (1)
Certaines personnes ne réfléchissent pas aux questions
fondamentales portant sur la morale, car elles estiment que le fond du
problème a déjà été résolu.
- (2)
L'argument lui-même constitue une tentative d'obtenir une
éthique du Droit naturel qui ne soit ni utilitariste ni
fondée sur l'idée d'un contrat social.
Comme je partage
l'idée selon laquelle un tel fondement moral est à la fois
juste et possible et que l'on peut justifier moralement le capitalisme de
laissez-faire sur une telle base, j'ai envie d'analyser une telle tentative.
Je voudrais bien présenter
l'argument comme un raisonnement déductif, pour en examiner ensuite
les prémisses. Malheureusement, la nature exacte de ce raisonnement
n'est pas claire (à mes yeux). [1] Nous devrons donc faire plusieurs
spéculations pour compléter les étapes du raisonnement
et étudier ces possibilités. Il se peut, évidemment, que
j'ai oublié d'autres possibilités,
qui rendraient l'argument satisfaisant. Si tel était le cas, je
présume que quelqu'un d'autre, qui affirme disposer de la
démonstration et la comprendre, pourra nous fournir les parties
manquantes.
Tel que je la comprends,
la preuve se divise en quatre parties. (J'utiliserai les chiffres romains
pour me référer à la fois aux étapes du
raisonnement et aux conclusions de celles-ci).
- (I) Arriver à la conclusion que
seuls les êtres vivants ont des valeurs conséquentes.
- (II) A partir de (I), conclure que la
vie elle-même est une valeur pour un être vivant qui la
possède.
- (III) A partir de (II), aboutir à
la conclusion que la vie, vécue
en tant que personne rationnelle, est une valeur à ses yeux.
- (IV) A partir de (III), arriver
à un principe sur le comportement interpersonnel, sur les droits
et les objectifs.
Je vais maintenant examiner
à tour de rôle ces quatre parties.
I
- (1)
Seul un être vivant est capable de choisir entre plusieurs actions
possibles, ou,
- (2)
Il ne peut y avoir de raison de choisir entre diverses
actions possibles que pour un être vivant, car
- (3)
Seul un être vivant peut être blessé, subir des
préjudices, voir son bien-être diminuer, etc., et
- (4)
Toute échelle de préférence rationnelle sera
reliée aux choses mentionnées en (3), et comme
- (5)
Les valeurs établissent une préférence
(rationnelle) ordonnant les diverses possibilités d'action,
il s'ensuit que
- (6)
Seul un être vivant peut avoir des valeurs qui puissent avoir un
sens. Les valeurs n'ont de sens que pour les êtres vivants.
Pour rendre ce point
parfaitement clair, essayons d'imaginer un robot immortel, indestructible,
une entité qui bouge et agit, mais qui ne soit affectée par
rien, qui ne puisse changer en rien, qui ne puisse être
endommagée, blessée ou détruite. Une telle entité
ne pourrait pas avoir de valeurs : elle n'aurait rien à gagner ou
à perdre, ne pourrait rien considérer comme étant pour ou contre elle, comme servant ou
menaçant son bien-être, comme satisfaisant ou entravant ses
intérêts. Ce robot ne pourrait avoir ni intérêts ni
objectifs. ("The Objectivist Ethics," p. 16.)
Je n'ai pas envie
d'aborder les questions compliquées portant sur les fonctions
cognitives et les fonctions de choix (s'il y en a) que des machines
pourraient avoir. Le fait qu'elles sachent qu'une situation donnée a
été obtenue est-il considéré comme constituant un
"changement" de la machine, au sens nécessaire ? Notons
l'hypothèse selon laquelle chacune de nos valeurs concerne la
manière dont elle nous affecte, hypothèse plus forte
que celle selon laquelle nos valeurs sont concernées par le fait
qu'une personne quelconque soit affectée. (Certaines approches
revendiqueraient des valeurs qui sont indépendantes de ce que pourrait
ressentir tout être, par exemple les
religions qui soutiennent qu'il est mieux de prier et d'adorer Dieu non parce
que Dieu en est affecté mais parce qu'il s'agit d'une réponse
appropriée et adéquate à lui adresser. Ou les
thèses qui affirment qu'il vaut mieux respecter et admirer les
personnes capables et talentueuses, même si elles ne l'apprendront
jamais et même si, l'apprenant, cela ne les affecterait pas
(sérieusement) ; et ceci non pas en raison des effets de ce
comportement sur nous, mais parce qu'il s'agit d'une réponse
appropriée aux accomplissements des autres.) Certes, il est
vraisemblable que je ne pourrais pas avoir de valeurs, ou agir
conformément à une valeur afin d'atteindre une situation
donnée, en demeurant très loin, en sachant que je ne pourrais
jamais savoir si mon acte a réellement été une
réussite ou un échec, et en sachant que, dans les deux cas, ses
conséquences n'auront pas d'effet sur moi. S'il existait quelque part
une île où nous ne pourrions aller mais où nous pourrions
envoyer des choses, et qui n'aurait aucune influence sur nous, il semble bien
que nous ne pourrions pas évaluer leurs habitants comme moraux et
ayant des arrangements sociaux justes, en ne faisant que leur envoyer des
exemplaires d'un livre donné dont la lecture est à nos yeux
instructive. On affirme peut-être qu'il n'est pas nécessaire que
chaque valeur soit, dans tous les cas, liée à un effet sur
notre personne, mais que, pour qu'un être puisse avoir des valeurs, certaines d'entre elles doivent l'être.
De telle sorte qu'un être qui deviendrait immortel, indestructible, incapable
d'être affecté, etc. ne pourrait pas évaluer les choix
qui lui sont offerts et ne pourrait pas agir de façon à rendre
probable la réalisation d'une valeur qu'il avait eu naguère (la
réduction de l'injustice dans le monde, par exemple) en sachant qu'il
ne pourrait pas savoir pas si son acte a réussi ou non (étant
isolé des effets). Ou peut-être l'affirmation signifie-t-elle
que, bien qu'un être puisse continuer à posséder des
valeurs dans cet état, s'il a toujours été dans celui-ci et
en a toujours eu connaissance, alors seulement il ne pourrait pas avoir de
valeurs. Je ne pourrais par exemple pas lire Atlas Shrugged et être convaincu par ses
arguments (nous n'émettons pas de doutes quant aux capacités
cognitives de la machine : quelle est donc la partie de la
démonstration dont l'aspect convaincant dépend de la nature
vulnérable du lecteur et des possibilités de
changer son bien-être ?), et ne pourrais avoir de valeurs ni agir
de manière à obtenir un monde qui réponde aux
idéaux de l'ouvrage. Mais pourquoi est-ce impossible ? La machine doit-elle
répondre : "Qu'est-ce que cela représente pour moi ?"
Les questions sur le
centre des objectifs de quelqu'un nécessitent une étude plus
approfondie (j'aborde des problèmes liés à certains
exemples dans la partie V) mais je propose de commencer par voir si des
valeurs et des objectifs particuliers peuvent être obtenus à
partir de (6) et d'une vision des buts centrés sur soi. [2]
II
A partir des
considérations de la partie précédente, il convient
maintenant d'atteindre la conclusion que la prolongation et le maintien de la
vie constituent en eux-mêmes une valeur. Notons tout d'abord qu'il est
peu probable qu'une telle conclusion puisse être obtenue sans
introduire un matériel supplémentaire important. Car supposons
que la mort constitue une grande valeur.
(Supposons). Seuls des êtres vivants pourraient l'obtenir, se battre
pour elle, choisir de l'obtenir. Se battre pour elle établirait une
préférence ordonnée parmi des actions possibles et guiderait
le choix d'un être vivant. Il semble que la mort en tant que valeur
soit compatible avec tout ce qui a été dit dans la
première partie et que les résultats de cette partie ne s'y
opposent donc pas. On ne peut pas conclure que la vie possède en
elle-même une valeur en se contentant d'énoncer plusieurs
phrases contenant en même temps les mots "valeur" et
"vie" ou "vivant," et en espérant que le lien
surgisse, par un mystérieux procédé d'association et de
mélange. Il peut y avoir d'autres liens entre vie et valeur.
La question est la suivante : quel est l'argument fournissant le lien
spécifique contenu dans "La vie en elle-même constitue une
valeur" ?
Considérons le
raisonnement suivant :
- (1)
Avoir des valeurs constitue en soi une valeur
- (2)
Une condition nécessaire à une valeur constitue une valeur
- (3)
La vie est une condition nécessaire pour avoir des valeurs
donc
- (4)
La vie constitue une valeur en elle-même.
Mais la condition (2)
est-elle vraie ? Toutes les conditions nécessaires aux valeurs
sont-elles elles-mêmes des valeurs ? Si être guéri du
cancer est une valeur, est-ce qu'avoir le cancer (qui est une condition
nécessaire pour en guérir), ou contracter un virus (par
exemple), représente une valeur ? Et pourquoi le fait d'avoir des
valeurs constitue-t-il en lui-même une valeur ? Nous pourrions
offrir l'argument suivant en faveur de (1) : Obtenir des
résultats de valeur a de la valeur. Nous ne sommes pas
préprogrammés pour cela. Par conséquent, si nous voulons
obtenir des résultats de valeur plus souvent que de manière
accidentelle, nous devrons choisir des actions qui le permettent, des actions
dont c'est l'objectif. Mais choisir de manière intentionnelle des
actions pour obtenir certaines choses, c'est en soi avoir des valeurs et agir en
fonction d'elles. Par conséquent avoir des valeurs et agir en fonction
d'elles a de la valeur en soi.
Notons que cet argument,
pour atteindre sa conclusion, semble lui-même faire usage de (2) comme
principe d'inférence. Cet argument suppose aussi réglée
la question de la mort comme ayant de la valeur, car si elle en avait, nous
sommes préprogrammés pour l'obtenir. Peut-être, au lieu
de (2), devrions-nous avoir (2') : si quelque chose est une condition
nécessaire pour (obtenir) toutes les autres valeurs (toute autre
valeur), alors il s'agit d'une valeur en soi.
En laissant de
côté la question sur la mort comme valeur, la condition (2')
est-elle vraie ? (Et passons sous silence, pour l'instant, la question
de savoir si cette condition (2') veut dire que l'on élimine toute
situation dans laquelle la mort serait nécessaire pour atteindre les
valeurs légitimes de quelqu'un.) Comme "ne pas avoir encore
obtenu tous les résultats de valeur" est une condition
nécessaire pour obtenir un résultat quelconque de valeur,
s'agit-il en soi d'une valeur ? [Nous pourrions
aussi prolonger cette question, en utilisant une liste de toutes les valeurs,
si nous possédions une telle liste] De même, si pour Miss Rand
le fait d'être vulnérable, destructible et mortel est une
condition nécessaire pour obtenir des résultats de valeur (et
pour avoir des valeurs), s'ensuit-il que cette condition elle-même
constitue une valeur ?
Nous ferons mieux, en
raison de ces difficultés, de considérer une autre
possibilité de raisonnement, que nous pourrions introduire en
considérant une objection à notre proposition
précédente de la mort comme valeur. "Comment la mort
pourrait-elle être considérée comme ayant de la valeur ?
La valeur se juge par opposition à une norme de mal, de blessure,
etc., dont la plus grande manifestation est la mort." (Mais sur quelle
base, qui nous ait été donnée, savons-nous que le plus grand
mal n'est pas la continuation des expériences de la vie ?) Dans
un essai écrit par quelqu'un qui fut intimement associé
à Miss Rand, essai qui peut nous éclairer sur ses intentions,
nous lisons : "'devrait' [should] est un concept qui ne peut
avoir aucune signification compréhensible s'il est
séparé du concept et de la valeur de la vie." [3] Nous avons ici un exemple de cette
forme d'argument transcendantal, tellement apprécié des
philosophes et si délicat à manier et à clarifier. Avant
de continuer, nous avons une autre aide, la présentation bienveillante
de John Hospers dans son ouvrage Introduction
to Philosophical Analysis (deuxième
édition) :
Supposons que quelqu'un
dise : "Prouvez-moi que la vie a de la valeur." Rand
soutiendrait que cette demande contient une incohérence. Selon elle,
c'est l'existence et la nature de la vie qui déterminent de ce qui a
de la valeur. C'est la nature distinctive de la vie qui explique le besoin de
valeurs. En disant cela, on dit bien plus que le simple fait qu'un homme doit
vivre afin de poursuivre des valeurs : on dit que l'homme doit
poursuivre des valeurs afin de rester en vie - et qu'il s'agit du fondement
de l'éthique et de toutes les questions de valeur morale. Tout comme
(dirait Rand) ce n'est que le concept de vie qui permet les concepts de
santé et de maladie - tout comme il n'y aurait aucun sens à
parler de santé et de maladie sans référence à la
norme et au but de la vie, et que parler de santé n'a de sens que dans
ce contexte - il n'y a aucun sens à parler de valeurs, de bien et de
mal, sans faire référence aux
besoins d'un organisme vivant. Rand maintient que le concept de valeur
dépend de manière génétique et
épistémologique du concept de vie, de la même
façon que les concepts de santé et de maladie. Dire ainsi
"Prouvez-moi qu'il est moralement obligatoire de considérer la
vie comme ayant de la valeur" est équivalent à demander
"Prouvez-moi qu'il est médicalement obligatoire
(c'est-à-dire nécessaire pour la santé) de
considérer la vie comme ayant de la valeur."
Nous avons ici une
affirmation disant qu'il serait impossible d'associer un contenu à ce
qui "devrait être" hors d'un cadre où la vie est
supposée être une valeur, et que, si la vie est effectivement
considérée comme constituant une valeur, alors ce qui
"devrait être" a un contenu, à savoir (en gros) :
il faudrait faire les choses qui nous maintiennent en vie et qui
améliorent cette vie. L'argument est de la forme : vous devez
effectuer un acte si cela conduit à la plus haute réalisation
de X (où X est la valeur la plus importante).
Même si l'on acceptait ce genre d'argument [4], pourquoi devons-nous remplacer X par quelque chose concernant la
vie ? Ne pourrait-on accorder une signification à des
propositions sur ce qui devrait être en remplaçant X par "la mort", ou "le
plus grand bonheur pour le plus grand nombre", ou tout autre des
nombreux autres buts possibles ? Et un tel contenu ne permet-il pas
à ces propositions de guider nos choix, ne s'applique-t-il pas uniquement
aux êtres humains, etc. ? Étant donné cela, pourquoi
donc affirmer que seul un cadre dans lequel la vie est (ou
est supposée être) une valeur permet de fournir un sens à
des affirmations sur ce qui "devrait être". Bien sûr,
on pourrait répliquer que ce type d'affirmations ne pourrait avoir de
sens correct que dans un tel cadre, mais nous
n'avons pas vu d'argumentation sur ce point. D'autres personnes, qui trouvent
éclairant de considérer que ce qui "devrait
être" possède un but, mais qui ne savent pas ce qui
constitue exactement X,
pourrait comprendre "devrait être" par "conduit à
la plus grande valeur", en laissant ouverte la question de savoir ce qui
est la plus grande valeur. Ces gens, se demandant "Devrais-je faire A ?", se
demanderait en fait "A conduit-il
à la plus grande valeur (quelle qu'elle soit) ?" Pour eux,
et pour ceux qui remplacent X par autre chose que la vie, il faut
proposer un argument pour démontrer que la vie est effectivement la plus grande valeur (ou simplement
une valeur). Je ne vois pas qu'un tel argument ait été encore
proposé.
III
En laissant de
côté les difficultés discutées au cours de la
partie précédente, supposons que nous soyons arrivés, d'une certaine façon,
à la conclusion que, pour chaque individu, sa vie et la continuation
de celle-ci soient une valeur pour lui. Comment, à partir de
là, en arriver à :
- (III)
Pour chaque homme, la préservation et la continuation de sa vie,
vécue en
tant qu'homme, en tant que personne, constitue pour lui une valeur.
Possibilités
(1) Ce qu'est l'homme, en
tant qu'homme, est entièrement déterminé par ce qui lui
est spécifique (à savoir la rationalité). Et ce qui est
spécifique aux êtres devrait être préservé
et s'épanouir. Pourquoi ? En laissant de côté
l'argument du dodo (qui dit que la disparition de la moindre diversité
constitue une tragédie), nous pouvons nous concentrer sur
l'idée que ce qui est spécifique à une chose marque sa
fonction et, à partir de là, déterminer la forme
appropriée de son comportement. Mais aucune conclusion ne pourrait
dépendre, de cette sorte, d'une propriété P spécifique à l'homme.
Car supposons que les dauphins, ou d'autres êtres quelque part, aient aussi cette propriété P : la conclusion
cesserait-t-elle d'être ? On pourrait dire que nous
découvririons de ce fait un nouveau type de chose (appelé, par
exemple, "homme-ou-dauphin") et que P serait spécifique à ce nouveau type. Mais il se pourrait
qu'il n'y ait rien de spécifique à l'homme, car toutes ses
jolies propriétés pourraient aussi être
possédées par d'autres choses qui auraient de plus des
propriétés sensass Q,
que l'homme n'aurait pas. (Appelons ces choses, juste pour les nommer, des
anges.) On pourrait dès lors dire que l'homme (ou le dauphin) a
quelque chose de spécifique, à savoir la
propriété P sans les propriétés Q. Mais comment quelqu'un
pourrait-il penser que quelque chose dépende du fait que ce soit
spécifique ; que rien de ce qui présente un
intérêt moral ne puisse découler de
en liaison avec d'autres
prémisses, mais que l'on puisse tirer quelque chose présentant
un intérêt moral de ces prémisses en conjonction avec
- L'homme
a P, et rien
d'autre n'a P ?
Des découvertes
faites sur d'autres planètes pourraient-elles rendre caduques nos
conclusions morales fondamentales ? A coup sûr, c'est en vertu du
fait que l'homme possède la qualité P que l'on tire
ces conclusions, et non en raison du fait que d'autres créatures ne
l'aient pas. Tout ceci ne nie pas qu'il soit heuristiquement utile de porter
son attention sur ce qui est spécifique à l'homme. Car si nous
n'appliquons pas de critères et de principes moraux aux autres
créatures effectivement rencontrées, alors que nous le faisons
pour l'homme, alors nous pouvons demander quelles sont les
propriétés possédées par l'homme en vertu
desquelles les principes moraux s'appliquent à lui, en vertu
desquelles il est un acteur moral, soumis aux jugements moraux. Quelque chose
de fondamental à l'éthique se trouve impliqué dans les
propriétés qui distinguent l'homme des autres choses que nous
connaissons, mais rien de fondamental à la morale ne dépend du
fait que ces propriétés soient celles qui distinguent l'homme
des autres choses.
(2) Ce qu'est l'homme, en
tant qu'homme, est déterminé par son essence, qui est la
rationalité. Il devrait agir pour faire perdurer son essence.
(a) Si l'essence
mentionnée dans ce raisonnement est la véritable essence, il
s'agit d'une théorie douteuse. De plus, un être (par exemple
l'homme) cesserait d'exister si son essence changeait (mais une autre chose
existerait alors), de sorte que si son existence continuée constitue
une valeur, de même l'existence continuée de son essence.
Cependant, dans le cas du raisonnement proposé, son essence ne change pas, elle est juste exercée.
L'être continue d'exister. La conclusion de II est trop fragile pour
soutenir un tel raisonnement. Car si l'être cesse d'exister, un autre
type d'être à la poursuite de valeurs, intimement lié à lui, existerait.
Et pourquoi se soucier de celui qui existerait ?
(b) Si, dans ce
raisonnement, l'essence est constituée par l'ensemble des
propriétés, dans l'état actuel de nos connaissances, qui
sous-tendent, systématisent, expliquent, etc., le reste de notre
connaissance générale de telles entités (les
propriétés indiquées par notre théorie
réductrice (et non réduite) la plus fondamentale actuellement
sur ce que sont les entités, ou, s'il existe deux théories
différentes de ce genre, les deux ensembles de
propriétés), alors l'injonction nous demandant de la
préserver et d'exercer ces propriétés nécessite
des explications. Pourquoi ne devrions-nous pas changer ? Il ne s'agit
certainement pas d'une simple injonction conservatrice. Deux réponses
surgissent naturellement. Premièrement, il s'agit d'un changement vers
une forme de vie moins élevée, et on ne devrait donc pas
l'entreprendre. Mais il faut alors une théorie, non fournie, pour
soutenir cette idée, et de plus, ceci implique qu'il serait parfaitement acceptable de changer
pour une essence plus élevée, si
c'était possible. Et ce même si le changement permettant de
devenir un être angélique ne permettait pas de préserver
la vie en tant qu'homme. La seconde réponse, plus intéressante,
est que l'être ne pourrait pas survivre (point barre), s'il ne
vivait pas en tant que
personne. Cette idée mérite d'être
considérée comme un argument à part de III.
(3) Si une personne ne
poursuit pas sa vie comme être rationnel, il ne survivra pas longtemps.
Selon ce raisonnement, nous ne possédons pas de méthode de
connaissance automatique nous permettant de prolonger nos vies. Nous devons
utiliser notre appareil conceptuel pour y réussir, et devons imaginer
des façons de le faire. Sinon, nous ne survivrions pas du tout, sauf par accident ou
à moins qu'un autre être rationnel ne prenne soin de nous.
Ainsi, si le but est de prolonger sa vie (en durée) et de minimiser,
constamment, la probabilité qu'elle prenne fin, un grand nombre de connaissances, d'inventions,
etc., seront utiles.
Il reste la
possibilité d'être "sous tutelle", en prenant l'unique
décision de laisser un autre prendre soin de nous, en nous donnant des
ordres, etc. On pourrait objecter que cela pourrait ne pas marcher (et vous
ne sauriez pas quand il faudrait quitter la tutelle avant que ça ne
commence à sentir mauvais), qu'une telle vie est parasitaire et
dépend du fait qu'une autre personne vive différemment de vous.
Il existe deux formes de
l'argument du parasite : l'une conséquentialiste, l'autre
formelle. L'argument conséquentialiste dit qu'être un parasite
ne marchera pas à long terme. A la fin, les parasites manqueront
d'hôtes, de personnes dont ils puissent vivre, qu'ils puissent imiter,
qu'ils puissent voler. (Le roman Atlas
Shrugged propose cette
vision.) Mais il est possible, à court terme, de survivre comme
parasite ; et ce même pendant toute une vie et sur plusieurs
générations. Et de nouveaux hôtes se succèdent.
Ainsi, si l'on est effectivement en situation de survivre comme parasite,
quelles raisons a-t-on donné pour l'interdire ?
L'argument formel est
difficile à énoncer de manière précise et délicate
à faire entrer dans une optique randienne. Il affirme que les
règles morales s'appliquent à tout le monde, de sorte que si
suivre certaines règles et certaines valeurs ne peut fonctionner que
si d'autres suivent des
règles différentes, et ne peut fonctionner que parce que d'autres en suivent de
différentes, alors ces règles et ces valeurs ne peuvent pas
être les bonnes. ("Que se passerait-il si tout le monde faisait de
même ?")
Il est toutefois difficile
de trouver le bon niveau d'expression en utilisant cet argument. Je ne puis
être professeur que parce que d'autres personnes font d'autres choses,
produisent de la nourriture et des vêtements par exemple. De même
pour les autres activités.de chacun d'entre nous. La question :
"Que se passerait-il si tout le monde faisait de même ?"
ne devrait pas pouvoir s'appliquer ici, mais comment ce cas peut-il
être éliminé ?
Intuitivement, il existe
une certaine description de ce que je fais (accepter un emploi pour remplir
une nécessité, etc.) qui est acceptable ;
c'est-à-dire qu'il est autorisé à tout le monde de faire cela.
Par conséquent, le
fait qu'il existe une certaine description D1, qui correspond
à ce que je fais, et telle que le résultat serait
désastreux si tout le monde faisait D1, ne montre pas que je ne devrais pas le faire. Car il peut
y avoir une autre description D2, qui correspond aussi à ce
que je fais, mais où tout irait pour le mieux si tout le monde faisait
D2.
Nous ne devons toutefois
pas traduire ce fait en condition disant que s'il existe une description quelconque de mon activité telle qu'il
soit possible à tout le monde faire de même, alors cette activité
est acceptable. Il s'agirait en fait d'une condition suffisante trop faible
pour définir le caractère moralement acceptable. Il est
probable qu'une description générale de ce type conviendrait
aussi à l'activité du voleur, par exemple : "se
livrer à une activité qui nourrisse ses auteurs."
On pourrait
suggérer ici que la description appropriée est celle qui
présente l'essence d'une action. Mais même si une telle notion
pouvait être clarifiée, comme dans l'exemple (2b) ci-dessus, son
application supposerait la question résolue, car, parmi les faits
généraux pertinents à prendre en compte pour
définir l'essence, les faits moraux sont particulièrement
importants. Nous devons par conséquent d'abord nous mettre d'accord
sur les faits moraux avant de nous accorder sur l'essence d'un acte, de sorte
que les considérations sur l'essence des actes ne peuvent servir de
base pour définir leur nature morale.
Mon but ici n'est pas de
poursuivre en détail comment de tels arguments de
généralisation pourraient être énoncés au
mieux (il existe une littérature croissante sur le sujet), mais de
noter que si de tels arguments peuvent être fournis, ils impliqueront
des principes supplémentaires (et pas seulement l'affirmation
selon laquelle le parasitisme est voué à l'échec).
Certains philosophes considèrent que fournir la base à de tels
principes, et les énoncer clairement, représente l'une des
tâches centrales de la philosophie morale. Mais c'est une tâche
à laquelle Miss Rand ne s'est pas attelée.
Une dernière
tentative d'énoncer un principe formel mérite d'être
mentionnée. On pourrait dire qu'une personne rationnelle suit des principes, une politique
générale, et que nous devons donc étudier les principes
d'action qui permettent la survie de l'homme. Il n'a cependant pas été
montré en quoi chaque individu doit suivre les mêmes principes, et pourquoi je ne
pourrais pas, en tant qu'être rationnel, disposer d'une clause
personnelle me recommandant le parasitisme sous certaines conditions.
IV
En supposant admis que
vivre comme être rationnel constitue une valeur pour chaque personne,
comment en arrivons nous à une conclusion sociale sur les droits des gens ?
Le principe social de base de l'éthique
Objectiviste est que, de même que la vie est une fin en soi, chaque
être humain vivant est une fin en soi et non les moyens pour les fins
ou le bien-être d'autrui - et que, par conséquent, l'homme doit
vivre pour son propre bien, sans se sacrifier pour les autres ou sans
sacrifier d'autres pour lui. Vivre pour son propre bien veut dire que l'obtention de son propre bonheur est le plus haut but moral de
l'homme. [5]
En commençant par
- (1)
Pour chaque individu, vivre et prolonger sa propre vie est une valeur pour lui.
et pour arriver à
- (2)
Personne ne devrait sacrifier sa vie pour un autre
nous avons besoin, en plus
de (1) de
- (1')
Pour chaque individu, vivre et prolonger sa propre vie (en tant
qu'être rationnel) est la
plus grande valeur pour
lui.
(Et : Chaque individu devrait poursuivre sa plus grande valeur]
Aucun argument n'a encore été proposé pour (1'). Miss
Rand a quelques choses à dire sur la vie en tant que valeur ultime, ce qui pourrait la
conduire à accepter (1'), mais ces choses, en raison de notre discussion
préalable de la partie II sur la vie en tant que valeur, ne sont pas
suffisamment claires et convaincantes pour établir (1'). [6]
Mais supposons que nous
ayons (1') et que nous en soyons arrivés à (2). Comment
dès lors continuons-nous le raisonnement pour atteindre l'importante
conclusion sociale
(3) Personne ne devrait
sacrifier (la vie d') autrui pour son (propre) compte.
Et pourquoi donc ? Il
y a certes l'argument déjà considéré pour le
parasite : sacrifier la vie d'autrui pour son propre compte n'est pas
dans son intérêt à long terme. Mais ce n'est pas un
argument permettant de convaincre (ou s'appliquant à) quelqu'un vivant
à une époque où les victimes n'ont pas encore disparu,
à savoir le présent. Une approche plus prometteuse se concentre
sur la notion de droits.
Considérons le
raisonnement suivant :
- (4)
Chaque individu a un droit sur sa propre vie, c'est-à-dire est
libre d'entreprendre toute action requise par la nature d'un être
rationnel pour pouvoir permettre, continuer et accomplir sa vie, ainsi
qu'en profiter.
- (5)
Comme chaque individu dispose de ce droit, forcer quelqu'un à
sacrifier ses intérêts aux vôtres viole ce droit.
- (6)
On ne doit pas violer les droits d'autrui.
Par conséquent
- (7)
On ne doit pas forcer autrui à sacrifier ses
intérêts pour son propre compte ou pour ceux d'une tierce
personne.
Mais pourquoi tout
individu possède-t-il un droit sur sa propre vie, droit d'être
libre d'accomplir ces actions ? Si nous acceptons, pour les besoins du
raisonnement, l'énoncé (1') ci-dessus et que nous ajoutions
- (8)
Chaque individu a le droit d'être libre de poursuivre sa valeur la
plus grande et la plus élevée,
alors nous obtenons (4).
Mais (8) est certainement une condition trop forte : Hitler avait-il le
droit de poursuivre sa plus haute valeur ? (Mais, dira-t-on, sa plus
haute valeur n'était pas rationnelle. Insistons donc plutôt sur
le "devrait"). Peut-être qu'à la place, le
raisonnement pour arriver à (4) est-il le suivant :
- (9a)
Chaque individu devrait poursuivre le maintien de sa
vie en tant qu'être rationnel.
- (9b)
Le "devrait" de (9a) a et devrait avoir plus de poids, pour
lui, que tous les autres "devrait".
- (10a)
Tout individu a le droit de faire ce qu'il devrait faire.
- (10b)
Tout individu a le droit, qu'on ne peut lui refuser, de faire ce qu'il
devrait faire (avec le "devrait" qui a le plus de poids).
L'idée de (9) est
de découler d'autres considérations examinées dans la
partie II et trouvées non convaincantes. Qu'en est-il de (10).
La force du
"droit" est ici que les autres ne devraient pas intervenir, en
faisant usage de la force, afin d'interdire à quelqu'un d'exercer ce
droit. La question est : pourquoi, étant donné que vous
devriez faire quelque chose, n'aurais-je pas le droit de vous en
empêcher ? [7]
Il est possible d'avoir la
vision d'un univers moralement harmonieux dans lequel n'existent pas de
conflits de devoirs ou d'obligations irréconciliables et dans lequel,
si vous devez faire quelque chose, je ne devrais pas vous en empêcher
par la force. Mais aucun argument convaincant n'a été
donné pour justifier une telle vision. Si l'on croit que
l'éthique implique (quelque chose comme) une dimension ou un ensemble
pondéré de dimensions à utiliser pour nous juger et pour
juger le monde, de sorte que notre activité morale (l'activité
morale de chacun d'entre nous) est dirigée vers l'amélioration
(la maximisation) du score mondial suivant cette dimension, alors il est
naturel de tomber sur cette vision. Mais si nous avons, de manière
légitime, des objectifs séparés et s'il y a des sources
indépendantes de la responsabilité morale, il est possible
d'avoir un conflit des "devoirs". Ainsi, avec peut-être une
légère modification des personnages de Sophocle, Antigone
devrait enterrer son frère et Créon devrait interdire et
empêcher cet enterrement. [8]
Mais Miss Rand a besoin de
quelque chose d'encore plus fort, dans son raisonnement, que l'harmonie
objective des "devoirs" : elle a besoin d'une harmonie objective
des intérêts. [9]
Ce que j'appellerai la tradition optimiste soutient qu'il n'y a pas de conflit
d'intérêts objectif entre les individus. Platon, dans la République,
étant le tenant le plus célèbre et ancien partisan de
cette idée, nous pourrions l'appeler tradition
platonique de
l'éthique. [10] Miss Rand fait partie de cette
tradition platonique de l'éthique, en ce qu'elle croit qu'il n'existe
pas de conflits d'intérêts objectif entre les hommes et qu'il
n'y a pas de situations dans lesquelles il est de l'intérêt de
quelqu'un de forcer un autre à faire ce qui est contraire à ses
intérêts ; il ne peut y avoir aucune situation où un
individu servirait ses propres intérêts en empêchant par
la force un autre de servir les siens. Aucun argument massue n'a
été présenté à l'appui de cette thèse [11] et Miss Rand n'a pas donné
(ou essayé de donner) une raison quelconque expliquant pourquoi, si de
tels conflits étaient possibles, je devrais, moi, en poursuivant mes
intérêts, me limiter afin de ne pas interférer par la
force dans votre poursuite de la vie en tant qu'être rationnel.
La position de Miss Rand
est celle d'un égoïsme contraint : égoïsme
soumis à la contrainte de non-violation de certaines conditions (qui
sont les droits d'autrui). [12] Une façon de soutenir
l'égoïsme contraint est de dire qu'il est identique à
l'égoïsme, d'affirmer que les contraintes n'ajoutent rien parce
qu'elles sont dans votre intérêt bien compris (c'est la
tradition optimiste). Si de tels arguments identifiant égoïsme et
contraintes morales échouent, alors le partisan de cette position
devra choisir.
V
Nous n'avons
jusqu'à présent considéré qu'une seule partie du principe social de
refus du sacrifice (ne sacrifiez pas autrui pour votre compte) et
trouvé les arguments non convaincants. Tournons-nous maintenant vers
l'autre partie de ce principe : ne vous sacrifiez pas pour autrui, vivez
pour votre propre bien. "Vivre pour son propre bien veut dire que l'obtention de son propre bonheur est le plus haut but moral de
l'homme."
Est-ce le cas ? Nous
avons un exemple, donné par Miss Rand dans son roman Atlas Shrugged, qui semble
incompatible avec ce principe. Dans le récit, John Galt risque sa vie
pour sauver celle de Dagny Taggart, qu'il aime, et dit qu'il se tuerait si on
la torturait pour le faire parler. Comment peut-il le faire ? Il dit
à Dagny Taggart : "Ce ne serait pas un acte d'autosacrifice.
Je ne veux pas vivre dans leurs conditions. Je ne veux pas leur obéir
et ne veux pas vous voir endurer un assassinat prolongé. A mes yeux,
il n'y aurait plus de valeurs à chercher après cela - et je me
refuse à vivre sans valeurs." C'est assez incroyable. Car il
semble en résulter que si Dagny Taggart devait souffrir et mourir
tragiquement en raison d'une maladie, alors John Galt se suiciderait. Ce
serait une terrible perte, mais John Galt, "l'homme parfait",
a-t-il si peu de fibre et de ressources morales que la vie lui serait
insoutenable même après (et l'agonie du moment
suivant immédiatement sa mort aurait-elle un poids plus grand que la
vie pouvant être vécue après que le temps eut fait son
oeuvre) ? Sortirait-il de son repaire pour essayer de sauver sa vie,
s'il avait la possibilité d'y rester, n'obéissant à
personne et n'ayant pas à assister à son meurtre ?
Galt sauverait-il la vie
de Dagny Taggart, s'il savait que ce serait au prix de la sienne ? Ceci est-il compatible avec ses
principes ? Cela signifierait-il qu'il n'était pas un
égoïste ? Une voie stérile serait de dire [13] que
c'est le bref instant de bonheur durant laquelle il sacrifie sa vie qui
justifie le tout. Dans ce cas, en imaginant une situation où les deux
seraient inconscients et où seul l'un des deux pourrait être
sauvé par une tierce personne, préfèrerait-il être
celui-là parce que dans cette situation il ne pourrait pas
ressentir le bonheur de sauver sa vie ? Ou devons-nous imaginer que dans cette analyse de la situation, il
préfèrerait que la vie de Dagny Taggart soit sauvée en
raison du bonheur qu'il éprouverait au
moment de l'analyse de
cette éventualité ?
Mais (a) nous pouvons
imaginer qu'il répond rapidement à un grand nombre de questions
de tests psychologiques, de sorte qu'il n'y ait pas de temps pour ressentir
le bonheur. Est-ce en raison du bonheur qu'il prévoit de ressentir après la fin du test (ne pourrait-il
oublier la question ?) qu'il répond comme il le fait ?
(b) Pourquoi ne se sent-il
pas triste d'envisager sa mort et la survie de Dagny Taggart ? Il est
sûr qu'il peut penser que ce serait préférable à
la mort des deux, ou sa mort à elle et à sa survie, mais pourquoi
l'existence de possibilités pires que A devrait-elle rendre heureux
quelqu'un qui pense à A ?
En fait, tel n'est pas le cas et nous ne disposons pas de ce chemin facile
vers le bonheur.
(c) Plus important, cette
réponse prend les choses à l'envers. Car nous serions heureux
de laisser à notre famille les seules places disponibles d'un radeau [14] uniquement parce que nous
considérons leur survie comme plus importante que la nôtre, leur
bonheur comme plus important que le nôtre.
On ne possède pas
(ou on ne choisit pas de posséder) ces valeurs parce qu'on sait
qu'elles nous rendrons heureux. Et je ne le fait pas parce que ne pas le
faire me donnerait par la suite un sentiment de culpabilité. Il en
serait ainsi uniquement si une autre raison morale nous demandait de
sauver leurs vies plutôt que la nôtre ; il n'est pas
possible que la raison première soit d'éviter un sentiment de
culpabilité ultérieur. En outre, nous pourrions imaginer des cas
où la connaissance serait éliminée par un procédé
chimique permettant l'oubli sélectif.
De telles
possibilités (de science-fiction) entraînent des
difficultés. Si l'on n'était préoccupé que du
bonheur de son enfant et si on en avait la possibilité, on
implanterait un dispositif pour qu'il agisse suivant les principes P (les principes moraux corrects)
à l'exception des situations S (où il sait qu'un
écart par rapport aux principes serait dans son intérêt,
comme par exemple tuer quelqu'un et lui prendre sa fortune) dans lesquelles
il s'en écarterait, oubliant par la suite cet écart. Une telle
personne serait plus heureuse que celle suivant systématiquement les
principes P, et sa vie
serait identique à celle de celui vivant selon les principes P uniquement, sauf à des
instants sélectionnés. De plus, il croira suivre
systématiquement et avec une grande intégrité les
principes P, et aura
donc un amour-propre plus grand. Et si quelqu'un n'était
concerné que par son propre bonheur, il souhaiterait avoir
été préprogrammé de cette façon. Ne pas le
vouloir, c'est ne pas être concerné par son seul bonheur.
Prétendre ne s'intéresser qu'à son propre bonheur et
dire qu'une telle personne préprogrammée ne pourrait pas
être heureuse parce qu'elle maquille la réalité suppose
résolue la question (en mettant de côté le fait qu'il ne
maquille pas la réalité : elle est maquillée pour
lui). Il semble que l'on puisse décrire un
cas où "rationalité" (et conscience rationnelle de
soi) et bonheur divergent ; où quelqu'un de moins rationnellement
conscient de lui serait moins heureux. Si, en étudiant ce cas, vous
choisissez l'option de conscience rationnelle et de rectitude morale
plutôt que celle du bonheur, alors les premières ont une valeur
indépendante et ne sont pas justifiées à vos yeux uniquement parce qu’elles conduisent au bonheur.
Pour aller plus loin;
supposons que nous lisions la biographie d'un homme qui se sentait heureux, tirait orgueil de son
travail, de sa vie de famille, etc. Supposons de plus que nous apprenions que
ses enfants le méprisaient en secret, que sa femme le trompait
à son insu avec de nombreux amants, que son travail était objet
de quolibets de la part des autres, qui ne lui faisaient cependant pas part
de leurs opinions. Imaginons que toutes les sources dont cet homme tirait
satisfaction soient basées sur un mensonge, sur une duperie.
Penseriez-vous, en lisant la vie de cet homme : "Quelle vie merveilleuse. Je souhaiterais
que moi, ou mes enfants, vivent la même" ? Et ne dites pas
que vous ne le voudriez pas parce que toutes ces tromperies et tous ces mensonges
auraient pu rendre l'homme malheureux. Ce ne fut pas le cas. Bien sûr,
il est difficile de s'imaginer les autres se comportant de manière
appropriée, et la personne elle-même n'étant jamais en
proie au doute. Mais ceci est-il la cause de notre réaction ?
Était-ce une bonne vie ? Manquait-elle de bonheur ?
L'homme a vécu un
mensonge, mais pas un mensonge de sa part. Nous pouvons imaginer d'autres
situations. Supposons que vous entreteniez une relation privée avec
quelqu'un. Toutefois, à votre insu, je vous filme avec mon super
équipement vidéo et distribue le film à des gens que
vous ne rencontrerez jamais. Rien dans votre vie n'est changé par le
fait que des spectateurs remplissent les salles de cinéma porno en Mongolie
extérieure pour se renseigner sur les derniers épisodes de
votre vie. Eh bien, quelqu'un devrait-il s'en soucier? Et la seule raison qui
permette de critiquer mon action est-elle la nature de l'expérience
des spectateurs ? [15]
J'ai donné tous ces
exemples, non pas seulement pour que le lecteur comprenne l'insuffisance de
l'approche de Miss Rand, [16] mais aussi avec un autre objectif.
Les exemples que nous venons d'étudier s'opposent également
à une vision plus générale, que l'appellerai l'éthique de
l'expérience ["experiental
ethics"]. Pour aller vite, les théories basées sur
l'éthique de l'expérience soutiennent que les seuls faits ayant
une importance pour les jugements moraux de l'action sont les faits
concernant la manière dont ces actions affectent, ou sont
supposées affecter, les expériences de diverses personnes. Les
seules informations moralement pertinentes (bien que d'autres informations
puissent être pertinentes en tant que preuves de ce qui est avancé)
concernent la distribution des expériences dans la
société. Ces théories diffèrent sur le type d'expériences qu'elles
retiennent, ou à propos du critère de distribution optimale des
expériences, mais sont d'accord entre elles pour dire que toutes les considérations doivent
porter sur de telles expériences et sur la façon dont elles
sont ressenties de l'intérieur. Que pourrait-il y a voir d'autre
d'important ? Il est intéressant d'expliquer ces autres choses
importantes, pourquoi elles le sont et de montrer pourquoi la vision de
l'éthique d’expérience nous attire. [17]
En conclusion, je tiens
à répéter que mon but était d'examiner les
arguments de Miss Rand la conduisant à ses conclusions. Il
n'était pas de défendre l'idée
selon laquelle la mort serait une valeur, ou que nous devrions sacrifier les
autres pour nous-mêmes, ou que les gens n'auraient pas de droits
à vivre leur vie sans interférences de notre part, ou de
diminuer les vertus de la rationalité, de l'honnêteté, de
l'intégrité, de la productivité, de la fierté, de
l'amour-propre, de l'indépendance et de la justice. Notre but
était d'étudier si, dans ses écrits, Miss Rand avait
objectivement établi ses conclusions. Tel n'est pas le cas.
Notes
[1] Les sources
principales sont Atlas
Shrugged, en particulier le long discours de Galt, et l'essai "The
Objectivist Ehics" inclus dans le recueil The Virtue of Selfishness.
Les autres essais de ce livre sont également utiles pour comprendre sa
pensée (les références ultérieures à
d'autres essais de Rand se référeront à ceux contenus
dans cet ouvrage), tout comme ses autres livres, y compris Introduction to Objectivist
Epistemology.
Comme je vais
être assez critique avec l'argument de Miss Rand dans la suite du
présent essai, je dois préciser ici (et plus
particulièrement parce qu'elle a rencontré un écho
très largement insultant et injurieux) que j'ai trouvé ses deux
principaux romans excitants, puissants, éclairants et poussant
à la réflexion. Ces qualités, même jointes
à un "sens de la vie" qui soit digne de l'homme, ne
garantissent pas, bien entendu, que ses conclusions soient vraies, et
même si nous supposons qu'elles le soient, tout cela ne veut pas dire,
bien sûr, que les arguments qu'elle propose soient convaincants,
qu'ils prouvent les conclusions. Tout ce que je peux dire ici ne nie
aucunement le fait que Miss Rand soit un penseur intéressant et digne
d'attention.
[2] Notons au passage
que des personnes peuvent avoir des préférences innées
non liées à leur propre bien-être ou à leur propre
survie. Il existe un argument de sélection naturelle qui veut que,
dans le processus d'évolution, les préférences tendant
à vous maintenir en vie jusqu'à l'âge de la reproduction
serons sélectionnées, mais il y a aussi des arguments de
sélection naturelle pour expliquer la sélection des
préférences innées pour un comportement reproducteur et
pour un comportement augmentant les chances de survie de la
progéniture après reproduction, allant jusqu'à
l'autodestruction pour sauvegarder ses enfants. Les êtres pourraient
donc être préprogrammés ou prédisposés
à faire des choses qui diminuent leurs chances individuelles de survie.
[3]
Nathaniel Branden, "Rational Egoism: A Reply to Professor Emmons," The Personalist, Printemps
1970, p. 201.
[4] Il peut sembler
nécessairement vrai que les mots "droit",
"devrait", "faudrait" etc. soient à expliquer en
termes de ce qui est (supposé se révéler) producteur du
plus grand bien. On pense ainsi souvent que ce qui est erroné dans
l'utilitarisme (qui prend effectivement cette forme), c'est une conception
trop étroite du bien : l'utilitarisme ne prend pas en compte
correctement, par exemple, les droits et leur non-violation, mais leur donne
un statut dérivé. (D'où les nombreux contre-exemples
opposés à l'utilitarisme : punir un innocent afin de
sauver le quartier d'une vengeance dévastatrice, etc.) Mais même
si l'on inclut dans une théorie la non-violation des droits au premier
niveau (et ceux d'entre nous pour lesquels il existe une
société désirable dans laquelle nous souhaiterions
vivre, même si certains de nos droits y sont violés de temps
à autres, plutôt que de demeurer sur une île
déserte où nous pourrions survivre (seuls), ne
considèrent pas qu'il s'agit de l'unique bien le plus
élevé), on pourrait l'y mettre à la mauvaise place, de
la mauvaise façon. Supposons en effet que nous introduisions dans
l'état final que l'on souhaite atteindre une condition indiquant qu'il
convient de minimiser la quantité et l'importance des violations du
droit au sein de la société. Nous obtenons en quelque sorte un
utilitarisme des droits, qui nous demanderait encore de violer certains
droits si cette violation entraînait une violation moindre de
l'ensemble des droits dans la société. Ceci pourrait se
produire en incitant certaines autres personnes à ne pas entreprendre
une action violant gravement les droits des gens, en supprimant les motifs
à l'origine de cette action, en détournant leur attention, etc.
(Une horde saccageuse qui traverse une partie de la ville en tuant et mettant
le feu, violera effectivement les droits de ceux qui y habitent,
et l'on peut chercher à justifier le fait de punir un innocent pour le
crime qui a déchaîné la horde, au motif que cette action
conduira à minimiser le total des violations du droit dans la
société.)
A l'opposé de
cette conception, qui introduit les droits dans l'état final à
atteindre, on peut dire qu'ils ont leur place comme contraintes sur les
actions à mener. La structure de cette optique est la suivante :
"Parmi les actes possibles ne violant pas les contraintes, agissez de
façon à maximiser le but B."
Ceci diffère du principe disant : "Agissez de façon
à maximiser le but B"
et essayant d'introduire les contraintes annexes C dans le but B. Car l'approche par les
contraintes annexes empêche que votre violation, en minimisant la
violation de ces contraintes contenues dans le but, vous permette de violer
les contraintes afin de réduire la quantité totale de violation
de telles contraintes dans la société. Je mets de
côté les questions concernant la possibilité de trouver
une façon de mettre l'approche des contraintes annexes sous la forme
d'une approche but-sans-contraintes-annexes, par exemple peut-être en
effectuant une distinction, dans le but, entre votre violation de la contrainte et la
violation par quelqu'un d'autre, et où la première
possèderait un poids infini, de sorte qu'aucune action empêchant
les autres de violer ces contraintes, quel que soit le poids total
associé à l'ensemble de ces violations, ne puisse avoir plus
d'importance que votre violation des contraintes. Même dans ce cas, il
convient de noter que des expressions indexées de manières
lexicales ("mon action")
apparaissent dans le but. Je mets aussi de côté les questions
sur la possibilité de violer les droits d'innocents afin
d'empêcher des crimes monstrueux commis par d'autres. Supposons par
exemple que la seule façon d'arrêter les nazis de tout conquérir
fut d'utiliser contre eux une arme qui aurait aussi tué des personnes
innocentes habitant la ville attaquée (qui ne pouvaient fuir et
n'avaient pas choisi d'y habiter). Peut-être que le fait d'éviter de
grandes horreurs morales surpasse les droits des gens, de sorte que
soit justifié quelque chose comme tuer des innocents afin
d'éviter ces horreurs (Voir l'article de Michael Waltzer "World
War II: Why Was This War Different?" présenté lors de la
conférence de l'American Political Science Association en septembre 1970).
La possibilité
de "surpasser" les droits peut conduire à penser que c'est
la structure reposant sur le but, avec une pondération des contraintes
à l'intérieur du but, qui est appropriée, plutôt
que la structure reposant sur des contraintes annexes absolues. Mais d'autres
structures sont envisageables : par exemple une structure à base
de contraintes annexes couplée avec des principes édictant les
règles permettant de mettre de côté toute la structure.
(Mais comme une bonne partie des caractéristiques de la structure
écartée devront réapparaître lors de son
remplacement, est-ce la bonne manière de voir les choses ?) Ces
problèmes, liés avec ceux discutés dans mon article "Moral
Complications and Moral Structures" (Essai 10 de Socratic Puzzles), sont
très compliqués et j'espère les étudier en
détail dans une autre occasion.
Ces
considérations nous permettent de clarifier une difficulté
concernant la conception classique de l'État veilleur de nuit, qui
limite les fonctions légitimes de l'État à la protection
de ses citoyens contre la violence, le vol, la fraude et au respect des
contrats, etc., mais qui exclut spécifiquement tout rôle de
redistribution. La difficulté (que j'ai exposée pour la
première fois dans mon article, "A Framework for Utopia,"
présenté à la conférence de la division Est de
l'APA en 1969, avec Sidney Hook comme commentateur) tient au fait que la
protection des gens coûte de l'argent (pour les enquêteurs, les
policiers qui arrêtent les criminels, les tribunaux, les prisons). Comment
sortir l'argent et, en particulier, existe-t-il un moyen non redistribuer de
financer cette protection ? On pourrait imaginer un système dans
lequel l'État n'offrirait ces services protecteurs qu'à ceux
qui les paieraient, avec peut-être différentes offres de
services selon le prix. Ceux qui n'achèteraient pas de police de
protection ne seraient pas protégés. Considérons
maintenant un système où les individus achèteraient une
protection à l'État combiné
avec un système de
bons (similaire au bon scolaire de Milton Friedman, qui permet aux gens de
choisir leur école) financé par la taxation, et dans lequel
tout le monde (ou uniquement ceux dans le besoin, etc.) reçoit des
bons financés par la taxation, ne pouvant être utilisés
que pour acheter une police de protection à l'État. Il est
clair que ce système est redistribuer (comparez le au
précédent) et pourtant ce dernier système est
équivalent à celui de l'État veilleur de nuit. Ainsi,
à moins de trouver une autre méthode, non distributrice, pour financer
la protection (et, à première vue, il est difficile de voir
comment), l'État veilleur de nuit lui-même assure des fonctions distributrices
(parce que certains payent la protection des autres). Et l'on pourrait fort
bien demander : si cette fonction distributrice de l'État (afin
d'assurer la protection de tout un chacun) est légitime, pourquoi une
autre forme de redistribution, pour d'autre buts souhaitables et
sympathiques, serait-elle illégitime ? D'un autre
côté, si un opposant à la redistribution accepte le
premier système, alors sa position semblera incohérente (et
scandaleuse) à beaucoup.
Je veux me concentrer
ici sur la première de ces critiques. Le partisan de l'État
veilleur de nuit se préoccupe grandement de la violation et de la
protection des droits : c'est pourquoi il fait de la protection la seule
fonction légitime de l'État, dénonçant les autres
fonctions comme illégitimes du fait qu'elles violent par nature ces
droits. Comment donc, dès lors, étant donné l'importance
accordée à la protection et à la non-violation des
droits, peut-il en arriver à la première solution qui,
semble-t-il, ne garantit pas, ou garantit mal, les droits de certains
individus : comment peut-il y arriver au
nom de la non-violation des
droits ? Cette objection suppose que le partisan du premier
système est un "utilitariste des droits", dont l'objectif
est, par exemple, la minimisation de la quantité et de l'importance
des violations de droits dans la société, et qu'il poursuivra
son but même si ses objectifs réclament eux-mêmes de
violer des droits. Cependant, s'il considère la non-violation des
droits comme une contrainte portant sur l'action, plutôt que comme
partie prenante de l'état final à atteindre (il se peut, je
m'empresse de l'ajouter, qu'elle figure aux
deux endroits), et que sa
conception des droits est telle qu'être forcé de contribuer au
bien-être d'autrui viole vos droits, et telle que le fait que personne
ne vous fournisse une chose dont vous avez grand besoin, qui soit essentielle
à la protection de vos droits, ne constitue pas en soi une violation de vos droits (bien
que cela puisse faciliter, ou éviter de rendre plus difficile, une
telle violation des droits par quelqu'un d'autre) alors ce théoricien
sera conduit à quelque chose comme le premier système, dans
lequel les individus achètent des contrats de protection pour
eux-mêmes (et pour les autres personnes qu'ils ont envie, eux,
d'aider). Il s'agira dès lors d'une conception cohérente.
(Position cohérente ne voulant pas dire, bien sûr, position acceptable.)
Étant
donné le sujet de cet essai, nous ferions bien de mentionner la
proposition d'Ayn Rand, dans son essai intitulé "Le Financement
du gouvernement dans une société libre" ["Governement
Financing in a Free Society"]. Pour aller vite, sa suggestion est la
suivante : le gouvernement garantit uniquement le respect des contrats
de ceux qui ont payé une participation spéciale (d'autres
peuvent signer des contrats basés sur la confiance réciproque,
le désir de continuer à entretenir une bonne réputation,
etc., mais non garantis par la force du gouvernement) et que les autres
fonctions légitimes du gouvernement seraient financées à
partir de ces fonds collectés auprès d'individus ayant choisi
volontairement d'utiliser (et de payer pour utiliser) la puissance du
gouvernement pour faire respecter les contrats. Il est toutefois difficile de
voir en quoi Miss Rand trouve qu'il s'agit d'une solution légitime au
problème. Car le gouvernement dispose d'un monopole légal de
l'usage de la force, et que sa proposition implique que le gouvernement fasse
payer des frais supplémentaires pour garantir les contrats, afin de
couvrir le coût de ses autres fonctions protectrices. (Comparez avec ce
qu'il ferait payer pour garantir les contrats s'il ne prenait pas en charge
les autres fonctions redistributrices.) Pourquoi ne s'agit-il pas ici d'une
redistribution illégitime, et n'est-ce pas parler un peu trop vite que
d'évoquer des individus traitant volontairement avec un monopole
légal ? (et payant volontairement des frais plus
élevés pour payer les autres fonctions du monopole
légal ?) Si, dans les États-Unis d'aujourd'hui, la poste,
de par son monopole sur le droit d'acheminer le courrier, facturait un dollar
la lettre, afin de couvrir les frais d'autres activités redistributrices
(et ferait donc payer encore plus cher qu'une poste monopoliste ne faisant
que couvrir ses frais de gestion et ne s'occupant que de distribuer le
courrier), Miss Rand penserait-elle qu'on aurait trouvé un moyen
légitime de financer les activités de redistribution, par
exemple les frais d'éducation des étudiants de
collèges ? Quelqu'un qui pense par ailleurs que les
activités redistributrices du gouvernement posent problème,
peut-il imaginer avoir résolu ce problème en associant ces
activités à la fourniture d'un service protégé par un
monopole légal ? Il est certain qu'il existe de puissants
arguments pour justifier du monopole légal sur l'usage de la violence
(plutôt que d'autoriser des entreprises privées à faire
usage de la force pour faire respecter les contrats dont elle doivent
garantir les termes), alors qu'il n'y en a pas de tels pour justifier le
monopole légal de la poste. Mais comme les arguments en faveur du
monopole étatique sur l'usage de la violence ne comportent pas de
considérations redistributrices, il est difficile de voir en quoi il
est légitime de permettre à un tel monopole d'exploiter sa
position afin de poursuivre des objectifs de redistribution. Ces
considérations ne s'adressent pas (et auront peut-être à
leurs yeux peu d'intérêt) à ceux qui ne voient aucun
problème dans les activités de redistribution obligatoire de
l'État : elles sont simplement destinées à
souligner à ceux qui y voient un problème qu'ils ne peuvent pas
l'éviter en faisant entrer les activités redistributrices de
l'État par la porte de derrière (l'unique issue possible),
à la façon de Miss Rand.
[5] Rand,
"The Objectivist Ethics," p. 27.
[6] Voir aussi la
discussion de la partie V, qui étudie un exemple où John Galt
semble ne pas agir selon (1).
[7] Si on explique les
droits comme "les conditions de l'existence requises par la nature
humaine pour sa propre survie," nous pouvons alors reconstruire
l'argument randien du droit à la vie, mais cet argument ne
répondra pas à la question : pourquoi devrais-je m'abstenir
de violer le droit à la vie d'autrui ; pourquoi devrais-je
m'abstenir d'éliminer par la force l'une des conditions d'existence
d'un autre individu, requises par sa nature pour sa survie ? Ce qui veut
dire : avec cette explication des droits, il faut disposer d'un argument
pour la formulation (6) ci-dessus. Si nous supposons qu'il ne faut pas violer
les droits et que d'autres ne doivent pas intervenir par la force dans
l'exercice des droits d'un individu, alors il faut disposer d'un argument
pour conclure qu'un individu a bien un droit sur sa propre vie,
c'est-à-dire que les autres devraient s'abstenir d'y intervenir
par la force, même si le maintien de sa vie constitue sa plus haute valeur. Quelle que soit
l'approche retenue, nous devons faire face à la question de savoir
pourquoi un individu ne devrait pas intervenir par la force pour contrarier
les conditions d'existence d'un autre homme.
Une question similaire
est soulevée par le raisonnement de Mortimer Adler dans son livre The Time of Our Lives: The Ethics
of Common Sense (1970),
où il passe (chapitre 14, deuxième partie) d'une obligation
morale d'un individu à poursuivre son propre bien réel au droit
moral d'un individu (comprenant des obligations pour les autres de
s'abstenir) à poursuivre son propre bien réel. Il essaie de
combler le fossé (chapitre 16) en fondant nos obligations morales de
ne pas violer les droits des autres sur notre obligation de mener une bonne
vie. Son argumentation est la suivante :
(1) Chacun de nous a
besoin de la paix civile comme moyen de mener une bonne vie. Tout acte
universel faisant du mal à d'autres hommes de la communauté est
une brèche dans la paix civile. "Par conséquent, quand
j'agis de manière injuste envers les autres ou quand j'agis d'une
façon contraire au bien de la communauté, je me fais du mal
à moi-même. Il peut sembler qu'il n'en soit pas ainsi à
court terme : je peux retirer des biens apparents en commettant une
injustice envers les autres ou par des activités criminelles qui font
du mal à la communauté elle-même. Mais à long
terme, je ne peux retirer ces biens apparents qu'au
prix de la perte d'un bien réel dont j'ai besoin - la paix civile de
la communauté dans laquelle je vis. Ce n'est que sur le court terme
que l'injustice peut paraître opportune. Sur le long terme, qui est
l'augure de toute ma vie, le juste tend à être opportun"
(page 173, mes italiques).
Notons que ma conduite
individuelle ébrèche la paix : elle ne la détruit
pas. Et c'est une paix non détruite (plutôt qu'une paix non
ébréchée) dont il est dit que j'ai besoin.
(2) Dans des
conditions idéales "quand un individu cherche uniquement les
choses qui sont vraiment bonnes pour lui, il n'empiète pas sur ou
n'interfère pas avec la quête du bonheur des autres, qui
cherchent les mêmes choses véritablement bonnes pour eux"
(page 174). Car, selon Adler, la poursuite par un homme de son propre
développement (qui est son plus grand bien) ne peut pas
interférer avec une poursuite similaire de quelqu'un d'autre. Mais si
les ressources permettant le développement de sa personne (livres,
instruments de musique) sont rares (au sens économique, ce qui ne veut pas dire que la situation n'est pas
idéale au sens d'Adler, voir page 177-178), alors une telle
interférence est possible ; de même pour les professeurs, avec
la possibilité supplémentaire de forcer l'une des quelques personnes
compétentes d'un domaine donné (personne qui
préfèrerait se développer elle-même) à
vous instruire. Il est encore plus facile de voir comment cela peut se
produire avec les autres biens (hors développement de soi.) dont parle
Adler.
(3) Dans des
conditions non idéales, les hommes ne peuvent pas obtenir de
privilèges leur permettant de mener une bonne vie par la force ou par
la fraude (remarque de bas de page 3, pp. 309-310).
Aucune raison reliant
cette contrainte à une obligation faite à l'individu de
poursuivre une bonne vie pour lui-même n'est offerte par Adler. (Ni
aucune une autre raison d'ailleurs). Il serait intéressant d'entendre
les justifications qu'il donnerait, étant donné ce qu'il
écrit par ailleurs (pp. 171-172) : "Si l'on pouvait
montrer, comme je pense qu'il est impossible de le faire, que les obligations
d'un individu envers les autres et la communauté sont
indépendantes de son obligation de mener une bonne vie, alors
l'acquittement de ces obligations lui imposerait un fardeau qui pourrait
empiéter sur sa poursuite du bonheur, voire la frustrer. Je voudrais
ajouter, en passant, que ceux qui considèrent leurs devoirs envers les
autres ou envers la communauté comme indépendants de leur
obligation de mener une bonne vie sont soit des sentimentalistes soit des
faiseurs irréfléchis" !!
[8] Ou, prenons le cas
suivant, destiné à mettre en garde quant à la
façon de formuler la condition d'harmonie : deux boxeurs ont
chacun promis de gagner le combat, et se sont engagés, chacun de son
côté et auprès de différentes parties
extérieures, à gagner ; chacun devrait gagner et, de plus,
il est permis à l'un des deux de contrecarrer les tentatives de
l'autre de faire ce qu'il devrait faire.
[9] Je dis "plus
fort" en étant conscient qu'elle nierait qu'il s'agisse d'une
affirmation plus forte, parce qu'elle pense qu'il n'y a pas d'étape
supplémentaire nécessaire pour passer du fait qu'une chose soit
dans notre intérêt au fait qu'il faille la faire.
[10]
Nous devons noter ici un glissement que font plusieurs auteurs et plusieurs
lecteurs de cette tradition : à partir de "X est un acte (moralement) meilleur
que Y", ils passent
à "il est (moralement) mieux de faire X que Y" puis à
"on est mieux en faisant X que". Un argument disant que la
juste conduite et l'intérêt ne divergent pas réclame des
méthodes indépendantes pour les identifier, plus un argument
montrant que ces deux choses identifiées indépendamment vont
toujours de pair. En tout état de cause, il en est ainsi si l'on
utilise les notions distinctes habituelles de justesse et d'intérêt. On
peut dire, dans une approche différente, que ces notions ne divergent
pas parce qu'elles ne sont pas indépendantes mais que l'une constitue
plutôt le socle sans lequel l'autre ne pourrait pas être
expliquée de manière cohérente (de sorte qu'elles ne
puissent pas diverger). Ainsi, on peut expliquer le "moralement
juste" ou "l'obligation morale" en termes
d' "intérêt" ou à partir d'une telle base
(Rand). Ou encore, on peut essayer d'expliquer que la notion d'intérêt elle-même ne peut pas
être expliquée de manière cohérente sans faire
appel à des notions de moralement
juste (avec une forme et
peut-être un contenu particuliers) de sorte que les notions ne puissent
diverger. La dernière possibilité est excitante et tentante, et
devrait être poursuivie.
[11] Voir son essai, "The Conflicts of Men's Interests,"
dans The Virtue of
Selfishness.
[12]
On affirme parfois que l'égoïsme non contraint (contraint) ne
peut accorder aucun poids aux intérêts des autres s'ils n'ont
aucun effet sur ses propres intérêts (et sur les contraintes).
Or une position théoriquement possible de l'égoïsme
pourrait réclamer : Maximisez votre propre intérêt
(soumis aux contraintes) et parmi les actions ayant le même poids en ce qui concerne son propre
intérêt (contraint), choisissez celle qui satisfait au mieux la
condition C (où C peut être n'importe quelle
condition, par exemple celle de l'utilitarisme). Nous serions en
présence d'un ordre lexicographique, le score égoïste
(contraint) étant la première composante du vecteur, de sorte
qu'aucune considération ne puisse venir avant l'intérêt
propre, et les autres choses ayant un certain
poids figurant dans les autres composantes du vecteur. J'utilise ici le terme
de "contrainte" de la façon dont il est utilisé en
programmation linéaire, pour signifier lié à un autre
processus de maximisation ou dirigé vers un but.
[13]
Ce n'est pas non plus une voie que Miss Rand suivrait, à mon avis.
(Voir "The Objectivist Ethics," pp. 28-30.) Mais on ne peut
pas simplement dire, pour utiliser la terminologie de Miss Rand, que le
bonheur est l'objectif de
l'éthique mais pas sa norme.
Car le problème est ici que l'on sait que l'action n'atteindra pas cet objectif, quand elle est
guidée par le fait que Galt met la vie de Dagny Taggart au-dessus de
la sienne. Dans le cas de science-fiction décrit plus bas, l'objectif
de bonheur est obtenu en ne suivant pas la norme, sans que des lubies ou des désirs
irrationnels ne dicte la conduite.
C'est une
énigme que d'expliquer la condition égoïste portant sur
les désirs, qui permet de placer la vie d'autrui au-dessus de la
sienne ou de préférer le triomphe de la justice et du droit
à sa propre vie, mais qui élimine d'autres désirs, altruistes, comme
incompatibles avec l'égoïsme rationnel.
J'étudie la
position dans le corps de l'essai parce que, lorsque les composantes de
l'optique randienne, supposées être indissolublement
liées, sont prises à part, il s'agit d'une possibilité permettant de
reconstruire la position (possibilité soutenue oralement devant moi
par des personnes se définissant comme disciples de Miss Rand, et dont
elle n'est évidemment pas responsable). Comme je l'ai dit, ce n'est
pas une voie que la partie dominante de son analyse (les composantes de ses
idées qui, je suppose, ont le plus de poids à ses yeux) la
conduirait à suivre. Mais, dans ce cas, il n'est pas évident de
dire quel autre argument téléologique elle pourrait offrir en
faveur d'une vie en accord avec les principes de rationalité,
d'honnêteté, d'intégrité, de fierté, de
productivité, de justice et d'indépendance.
[14]
Si "heureux" correspond à ses sentiments. Il vaudrait mieux
dire terriblement triste, et espérant que sa famille s'en sorte.
[15]
Les intrusions privées soulèvent un problème
intéressant pour la théorie libertarienne, car il semble que
nous pouvons imaginer de telles intrusions sans aucun des types d'intrusion
physique particulière sur lesquels les libertariens ont tendance
à se concentrer. Supposons, par exemple, qu'il existe un
télépathe qui recueille des émanations de votre part que
vous ne pouvez filtrer. Il sait parfaitement ce que vous faites, ce que vous
pensez, et ce à tout instant. Peut-être même vous
émet-il sur un canal de télévision : tout le monde
peut alors, à tout moment, voir ce que vous faites et ce que vous
pensez à l'instant. Le samedi soir, par exemple, après que vous
vous êtes endormi, il diffuse les moments forts de votre semaine.
Aucune de vos actions ne demeure privée, et pourtant le
télépathe n'a pas envahi votre propriété de
quelque façon que ce soit (au sens où les libertariens parlent
d'invasion). Le libertarien pourrait-il formuler des raisons pour interdire
légalement au télépathe d'opérer ? Voudrions-nous
l'interdire dans ce cas précis ,
On pourrait dire que
de tels cas sont impossibles, et il n'y a pas de problème avec une
approche qui ne traite pas certains cas impossibles que nous pouvons
imaginer. Mais il s'agit, à mon sens, d'une objection envers une
approche si elle ne traite pas ce type de cas correctement (comme ce
le serait de montrer qu'une des conséquences d'une approche morale
donnée serait, en cas de possibilité pour quelqu'un d'aller
plus vite que la vitesse de la lumière dans le vide, de l'autoriser
sur le plan moral à tuer qui il voudrait), même si il faudrait
du travail avant de préciser quel type d'impossibilités
constitue un problème pour une théorie morale.
[16]
Par insuffisance, je veux dire que cette approche ne traite pas certains cas
particuliers comme le lecteur, suivant son jugement mûrement
réfléchi, souhaiterait les voir traités. Bien sûr,
si le lecteur insiste pour examiner tout exemple au travers des principes
qu'il accepte ("Eh bien, puisque cela ne viole pas le principe P, c'est acceptable"),
il sera impossible de créer ce qu'il considérera comme un
contre-exemple aux principes. Les questions sur la manière de ne pas
s'en tenir dogmatiquement aux principes de sorte à rester ouvert aux
contre-exemples (aussi bien qu'aux contre-arguments : mais même
ici, quelqu'un de suffisamment attaché au principe P pourrait nier tout énoncer Q dont découlerait non-P),
tout en leur restant fidèle et en les acceptant plutôt qu'en se
contentant de les contempler, sont d'un grand intérêt et
méritent une discussion plus large.
Les disciples de Miss
Rand ne devraient pas mépriser le fait de juger les principes de cette
manière, si j'ai raison de penser que :
(a) Ils ne disposent
pas d'une démonstration déductive "massue" de leurs
principes.
(b) Une grande part de
l'attrait qu'exerce l'approche randienne est sa façon de traiter des
cas particuliers, le type de considérations qu'elle comprend, son
"sens de la vie." Pour beaucoup, la première fois qu'ils
rencontrent une approche libertarienne exposant qu'une vie rationnelle (avec
des droits individuels) est possible et justifiée se produit par la
lecture de Miss Rand, et le fait qu'ils estiment cette approche attirante,
juste, etc., peut aisément les conduire à penser que les arguments spécifiques proposées
par Miss Rand pour justifier ses idées sont convaincants ou
adéquats. Ce n'est pas le raisonnement qui les a conduit à
accepter ces idées, mais plutôt la manière dont ces
idées codifient, intègrent, unifient, étendent plusieurs
des jugements qu'ils veulent avoir et sentent être corrects et dont
elles soutiennent leurs aspirations. Si tel est le cas, on devrait soutenir
la proposition qu'elles sont sujettes au débat en provenance du genre
de données qui leur ont apporté leur soutien principal.
Nous ferions bien de
mentionner ici un problème qui a reçu peu d'attention dans la
littérature sur l'éthique. Certains auteurs ont
considéré que leur rôle est d'offrir des principes moraux
qui unifient et rendent compte des jugements moraux particuliers que nous faisons,
ajoutant souvent que le processus réciproque de formulation de tels
principes et de modification des jugements particuliers est lui-même le
processus de justification morale. Nous pouvons poser la question du
philosophe des sciences : Les données déterminent-elles de
manière unique une seule théorie qui puisse en rendre compte,
ou existe-t-il plusieurs théories qui rendent toutes aussi bien compte
des données dont nous disposons ou dont nous pourrions disposer ?
Poser cette question nous oblige à clarifier la notion de l'ensemble
des données morales possibles : y a-t-il, pour chaque acte dans chaque situation, une
association de cet acte avec un jugement d'acceptabilité morale ?
Il semble raisonnable de penser que des théories différentes
puissent rendre aussi bien compte de toutes les données (aussi
raisonnables que de penser que différentes théories physiques
puissent rendre compte de tous les données d'observation possibles).
Peut-être qu'ajouter à ces données d'autres types de
jugements particuliers (le caractère des individus par exemple)
pourrait représenter une aide, mais on la soupçonne faible. Une
affirmation plus prometteuse consiste à dire que, dans les
données, nous n'avons pas seulement des jugements particuliers sur des
actions particulières, mais aussi, souvent, des raisons (partielles)
du jugement. Et la théorie ne doit pas conduire seulement au jugement
particulier mais aussi, lorsque nous en disposons, à certains genres
de raisons conduisant au jugement.. (Je dis "certains genres" pour indiquer
une difficulté : si nous donnons comme raison d'un jugement
"C'est parce qu'il est conséquence de T", avec T une théorie morale
fondamentale complète, alors toute théorie rendant compte de
nos jugements devrait contenir ou conduire à T. Il faut donc disposer d'un
genre plus limité de raisons.). En introduisant ces raisons dans les
données, il se peut encore que des théories différentes
rendent également compte des données, aucune théorie ne
rassemblant ou ne réduisant toutes les autres. Si tel est le cas, les
différentes positions bien connues en philosophie des sciences et le
contenu de ces théories deviennent des options disponibles, et l'on
pourrait choisir une option éthique différente de celle que
l'on retient dans le domaine d'une théorie spécifique de la
physique. Toute cette discussion reste ouverte et mériterait une
recherche plus fouillée.
[17]
De manière indépendante, Thomas Nagel s'oppose au principe de
l'éthique de l'expérience dans son article "Death,"
Nous, 1970.
Traduction : Hervé de Quengo
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