Avec la crise actuelle de
l’État, les démocraties occidentales sont en train de
réaliser que la chute du communisme n’a pas résolu tous
leurs problèmes. Le temps est venu pour elles de repenser la place et
les limites de l’État. Pour cela, rien ne vaut un détour
par les pères fondateurs de la pensée occidentale.
Aux XVe-XVIe siècles, les
disciples de Thomas d’Aquin, proches de l’université de
Salamanque en Espagne, furent les véritables fondateurs du
libéralisme : Vitoria, Suarez, Mariana, Molina, Lessius... Tous ces auteurs affirmèrent que les hommes possèdent des
droits naturels qui précèdent la société
politique, légitimant ainsi l’établissement d’un
État limité, chargé de veiller au respect de ces droits
fondamentaux.
Thomas
Jefferson est un héritier de la tradition antique et
médiévale du droit naturel. Dans la Déclaration
d'Indépendance, il écrit : « Nous tenons ces
vérités pour évidentes, que tous les hommes sont
créés égaux, qu'ils sont dotés par leur
Créateur de certains droits inaliénables, parmi eux, la vie, la
liberté et la poursuite du bonheur ». Dans cette phrase, nous
retrouvons presque mot pour mot la théorie lockéenne des droits
inaliénables de l’individu, qui la tenait de Suarez.
Mais
l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme de
1789 s’inspire également de cette tradition du droit naturel : « le
but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la
propriété, la sûreté, et la résistance
à l’oppression. »
Comment cette tradition, qui
remonte à Aristote et à Cicéron est-elle parvenue
jusqu’aux penseurs des grandes Révolution du XVIIIe
siècle ? Nous
verrons dans un premier temps ce qu’en disait Thomas d’Aquin, le
fondateur de la Scolastique au XIIIe siècle puis nous reviendrons à
Locke, en passant par Suarez qui fait la transition entre Moyen Âge et
modernité.
Thomas
d'Aquin (1225-1274)
est un docteur de l'Église qui a considérablement enrichi la
doctrine du droit naturel issu de l’Antiquité.
Dans la Somme Théologique, il distingue
une loi divine, une loi naturelle et une loi humaine. Cette dernière
consiste en un ensemble de principes généraux que la raison
peut énoncer en étudiant la nature de l'homme telle que Dieu
l'a créée. La loi
naturelle est donc aussi en un sens une loi divine puisqu’elle vient de
Dieu. Mais cela ne l’empêche pas de pouvoir être connue de
façon autonome par la raison humaine, et ce en dehors de la foi
chrétienne : « il y a en tout humain une inclination
naturelle à agir conformément à sa raison, ce qui est
proprement agir selon la vertu. »
Selon Saint
Thomas, « il faut considérer que le juste
naturel est ce vers quoi la nature de l'homme l'incline ». La loi naturelle s’exprime
en nous par des inclinations telles que : « il faut désirer la
vérité » ou « personne
ne doit nuire injustement »,
ce qui peut se traduire aussi par la fameuse règle d’or «
Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas subir ». Ces inclinations
sont selon lui innées et s’imposent universellement, y compris
aux Princes.
Mais cette lumière intérieure ne suffit pas pour bien
agir. L’élaboration
de normes concrètes d’action et leur application à des
situations particulières nécessitent un travail de la raison. Il
revient alors aux juristes de définir ces normes, en accord avec les coutumes et les
traditions des peuples.
Suarez (1548-1617) est un Jésuite
né à Grenade et mort à Lisbonne. Théologien,
disciple de Saint Thomas, il a enseigné dans de nombreuses
universités : Paris, Ségovie, Salamanque, Valladolid et
Rome.
Son Tractatus de legibus et
deo legislatore est paru en 1612. Dans
celui-ci, Suarez explique que le
« vrai sens strict et correct du droit, c'est une sorte de force
morale que tout homme a sur ses biens personnels et à l'égard
de ce qui lui est du ». Le droit est donc quelque chose que
l'homme peut exercer en son nom propre et qui ne peut lui être
enlevé sans injustice.
Cela signifie
qu’un État ou une administration n’a pas le pouvoir de
conférer des droits naturels aux individus, ce qui lui permettrait de reprendre
éventuellement ces droits par la suite. Suarez insiste sur le fait que
les droits naturels appartiennent aux êtres humains par leur existence
même et non en vertu d’une reconnaissance sociale ou d’une concession
politique.
Selon Suarez,
le droit à la vie, le droit à la liberté et le droit de
poursuivre le bonheur, sont trois droits qui non seulement appartiennent
à l’être humain par son existence même, mais sont
aussi les motifs de toutes les autres lois. Si un État (les
autorités exécutives, législatives ou judiciaires)
échoue à protéger ces droits naturels, les lois de cet
État perdraient leur raison d’être. Elles deviendraient
alors de simples affirmations arbitraires des autorités politiques.
Locke vs. Hobbes
Suarez a sans doute été
le plus lu des philosophes scolastiques de son époque et il est
raisonnable de supposer que John Locke était familier de son œuvre,
ce qui lui a probablement permis de formuler sa célèbre
théorie des droits naturels dans le Second Traité sur le
gouvernement civil.
Locke reprend
à Hobbes sa théorie de l’état de nature, mais
comme pour Suarez, son point de départ est théologique. Pour
Locke, Dieu a appelé l’homme à une vocation dans le monde
et le pouvoir civil n’est là que pour assurer les conditions les
plus favorables à l’accomplissement de cette vocation (le
travail, la production). Dieu nous donne l’être. Nous avons donc
le devoir de conserver notre vie comme un dépôt que Dieu nous a
confié. De là découlent le droit naturel de
propriété (qui comprend la vie, la liberté et les biens)
et le droit de le défendre c’est-à-dire le pouvoir de
faire ce qui est nécessaire pour se protéger contre les menaces
et punir ceux qui commettent des crimes. « La plus grande et la
principale fin que se proposent les hommes lorsqu’ils s’unissent
en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est
de conserver leurs propriétés ».
Mais alors que
Hobbes plaidait pour un pouvoir absolu, conséquence logique de son
pessimisme absolu, Locke a développé
une théorie du pouvoir limité de façon à
combattre l’arbitraire du pouvoir qu’il considère comme le
plus grand mal. Le principe général est que chaque fois
qu’il existe un pouvoir parmi les hommes, celui-ci ne dispose
légitimement que des droits qui lui sont nécessaires à
atteindre sa fin propre. En vertu du statut de créature, le pouvoir
que l’homme possède sur lui-même et sur les autres est
limité par la loi naturelle qui nous commande seulement de conserver
notre vie, ce n’est pas un pouvoir arbitraire. Ce principe
s’applique aussi au pouvoir souverain et il est au fondement de la
critique lockéenne de l’absolutisme.
Enfin, contrairement
à Hobbes, l’état de nature selon Locke
n’est pas un état de guerre, c’est un état de
liberté et d’égalité, régi par la loi
naturelle. En principe, c’est un état de paix car la loi
naturelle nous interdit de nuire à autrui, mais en fait il menace
toujours de dégénérer car chacun est juge de sa propre
cause. Il manque donc un arbitre impartial pour régler les conflits,
des juges indépendant et des lois écrites.
La
véritable raison d’être de l’État
Ainsi l’unique
raison d’être de l’État, selon Locke, est de
remédier aux défauts de l’état de nature en
établissant une autorité publique capable de faire appliquer
les lois et les sentences des juges. Mais si l’État ne nous
protège pas, conformément à sa mission, ajoute Locke, il
devient alors un tyran et on a le droit de lui résister, y compris par
la force.
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