Le futur devrait nous réserver bien plus de surprises que
ce que peuvent penser les plus observateurs : très peu ont su
internaliser les implications du fait que le taux de changement lui-même
accélère – Ray Kurzweil, The Law of Accelerating Returns
Il ne s’agit que des paroles d’un homme au sujet du futur
de la technologie et de la race humaine. Et pourtant, un grand nombre des
prédictions de Ray Kurzweil se sont avérées
exactes.. En 2009, il
en a analysé 108 et jugé 89 d’entre elles comme étant correctes, et 13
autres comme « essentiellement » correctes. « Trois autres
sont partiellement correctes, deux ont dix ans de retard, et une, qui n’était
qu’une parole en l’air, est erronée », a-t-il
ajouté. S’il parvenait à maintenir un tel taux de succès, une majorité de ses
prévisions pourraient se matérialiser au cours de la vie d’un grand nombre de
personnes en vie aujourd’hui. Et aucune d’entre elles n’y serait préparée.
Dans The
Age of Intelligent Machines (1990), il expliquait que d’ici le début
des années 2000, les ordinateurs seraient capables de retranscrire la parole
sous forme de texte informatique, les appels téléphoniques seraient gérés par
des répondeurs intelligents, et les salles de classe seraient dominées par
des ordinateurs. Il a également ajouté que d’ici 2020, il existerait un
gouvernement mondial, bien que je suspecte qu’il ait depuis changé d’avis.
(Voyez son commentaire
sur Gorbatchev de 2005 selon lequel la technologie promeut la
décentralisation et travaille à lutter contre la tyrannie).
Dans The
Age of Spiritual Machines (1999), il a prédit qu’avant 2009, les
livres se liraient sur des écrans plutôt que sur du papier, que les gens
pourraient commander les ordinateurs par la parole, et que nous porterions de
petits ordinateurs pour contrôler nos fonctions vitales et nous diriger dans
l’espace.
Certaines de ses prédictions les plus modérées publiées
dans The
Singularity is Near
(2005) incluent l’existence d’ordinateurs à 1000 dollars avec la capacité
d’un cerveau humain (10TB ou 1013 bits) avant 2018, l’application
de nano-ordinateurs (nanorobots) aux diagnostics et
traitements médicaux d’ici à 2020, et le développement d’ordinateurs
suffisamment sophistiqués pour passer la
version la plus rigoureuse du test Turing — un ordinateur assez
intelligent pour faire croire à un humain qu’il est lui-aussi humain – avant
2019.
Après cela, nous pourrons nous attendre à une rupture de
réalité appelée singularité.
La singularité technologique
Utilisée par les mathématiciens, une singularité est une
« valeur qui transcende toute limite finie » comme la valeur de y
dans la fonction y = 1/x. A mesure que x se rapproche de zéro, « y
excède toute limite finie possible (il s’approche de l’infini) ». Les
astrophysiciens utilisent également le terme pour faire référence à la
densité finie d’un trou noir.
Dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), la
singularité réfère à un évènement imminent généré par des entités qui
possèdent une intelligence supérieure à celle des humains. Du point de vue de
Kurzweil, « la singularité a de nombreux
visages. Elle représente la phase quasi-verticale de croissance exponentielle
qui apparaît lorsque le taux d’amélioration technologique est si extrême que
la technologie évolue à un rythme infini. Lorsque nous fusionnerons avec
notre technologie, nous deviendrons bien plus intelligents
qu’aujourd’hui ».
La biologie a des limites inhérentes. Par exemple, chaque
organisme vivant doit être construit à partir de protéines pliées sous forme
de fils unidimensionnels d’acides aminés. Les mécanismes fondés grâce aux
protéines manquent de force et de vitesse. Nous serons un jour capables de réinventer les organes et les systèmes de nos
corps biologiques et de nos cerveaux pour les rendre bien plus efficaces
qu’ils le sont aujourd’hui.
La singularité implique, dans d’autres termes,
l’amplification de l’intelligence des humains. Sur une base volontaire, nous
deviendrons une seule et même entité avec les nanorobots :
« des robots créés à l’échelle moléculaire, qui se mesurent en
microns ». Les nanorobots auront des rôles
divers au sein du corps humain, comme le maintien de la forme physique et
l’extension de l’intelligence.
Une fois que la bio-intelligence aura pris place au sein
du cerveau humain (chose qui a déjà commencé avec les implants
neuro-informatisés), l’intelligence machine de notre cerveau pourra croître
exponentiellement, jusqu’à doubler de puissance chaque année. L’intelligence
biologique a quant à elle une capacité fixe.
Lorsque la nanotechnologie moléculaire impliquera la
manipulation de la matière à une échelle atomique ou moléculaire, il sera
possible d’infuser tout ce qui est présent sur Terre d’une intelligence
non-biologique. L’univers pourrait potentiellement être saturé d’intelligence.
A quoi les choses ressembleront-elles
post-singularité ?
La majorité de l’intelligence de notre civilisation sera
non-biologique. D’ici la fin du siècle, elle sera des trillions de trillions
de fois plus puissante que l’intelligence humaine. Mais pour répondre aux
inquiétudes souvent mentionnées, cela ne signifie pas la fin de
l’intelligence biologique, même si cette dernière se retrouve dérobée de sa
supériorité évolutionnaire. Même les formes d’intelligence non-biologiques
seront dérivées des formes d’intelligence biologiques. Notre civilisation
demeurera humaine – et sera dans une certaine mesure plus humaine que ce
qu’elle est aujourd’hui.
La tendance est la clé de l’histoire
Kurzweil
construit son argumentation autour de tendances historiques, comme nous
pouvons le voir sur ces graphiques :
Les deux graphiques présentent la même progression, mais à
différentes échelles. La vie est née il y a environ 3,7 milliards d’années
sous la forme de graphite
biogène. Les cellules sont apparues deux milliards d’années plus tard. A
partir de là, l’évolution accélère, comme le fait la technologie humaine.
D’un point de vue linéaire, tout semble s’être passé en un jour. Bien que la
période qui s’est écoulée entre le premier ordinateur et le World Wide Web
soit de 14 ans (du MITS Altair 8800 en 1975 à la proposition de Tim Berners-Lee en mars 1989), d’un point de vue
d’ensemble, cette évolution apparaît comme instantanée. Le second graphique
nous le démontre de manière frappante.
Mother
Jones a écrit un article l’année dernière qui illustre à quel point les
tendances exponentielles peuvent s’avérer fallacieuses. Imaginez que le Lac
Michigan ait été drainé en 1940, et que votre tâche ait été de le remplir à
nouveau en doublant le volume d’eau que vous y ajoutez tous les 18 mois, en
commençant avec seulement une once. Après 18 mois, vous ajouteriez deux
onces, puis quatre onces 18 mois plus tard, et ainsi de suite. Alors que vous
ajoutiez une première once d’eau au lac asséché, le premier ordinateur était
inventé.
Vous poursuivez votre tâche. En 1950, vous avez ajouté 680
litres d’eau au lac. En 1970, 77 mètres cubes. Vous n’allez nulle part. Même
en 2010, tout ce que vous auriez ne serait qu’un peu d’eau ici et là. Au
cours des 47 périodes de 18 mois qui se sont écoulées depuis 1940, vous avez
ajouté environ 640 trillions de litres d’eau. Vous avez beaucoup travaillé
mais avez à peine progressé. Vous sortez votre calculette et découvrez que
vous avez besoin de 655 QUADRILLIONS de litres d’eau supplémentaires pour
remplir le lac.
Vous n’en aurez jamais fini. Vous continuez de remplir le
lac comme vous l’avez toujours fait, en doublant les volumes d’eau tous les
18 mois. En 2025, votre lac est à nouveau rempli.
Au cours de soixante-dix premières années de votre tâche,
vous n'avez presque rien accompli. Et puis au cours des 15 années suivantes,
vous êtes parvenu à l’achever.
Le Lac Michigan a été utilisé comme exemple parce que sa
capacité en eau est égale à la puissance du cerveau humain mesurée en calculs
par seconde. Un intervalle de 18 mois a été utilisé pour correspondre à la
loi de Moore (dans les années 1970, Moore a expliqué que la performance
technologique pourrait doubler tous les 18 mois. En 2003, elle doublait tous
les 20 mois). Comme le note Kurzweil,
Nous sommes passés d'ordinateurs dotés d’une intelligence
égale à un millième de milliardième de celle du cerveau humain à des
ordinateurs dotés d’un milliardième de l’intelligence humaine. Puis un
millionième. Et un millième aujourd’hui. Les ordinateurs sont passés de la
balistique à la comptabilité au traitement de texte et à la reconnaissance
vocale. Et rien de tout cela ne semble à première vue nous mener vers une
intelligence artificielle.
La vérité est que tout cela nous rapproche bien plus de
l’intelligence artificielle que nous pourrions le penser. Nous avons
simplement été limités par des ordinateurs suffisamment développés pour
compléter le travail. Mais c’est une limitation qui est en train de changer.
A mesure que progresse l’intelligence artificielle, ses
réalisations sont souvent laissées de côté. Dans The Age of Intelligent
Machines (1990), Kurzweil décrétait qu’un
ordinateur serait capable de battre un champion du monde d’échecs avant 1998.
En revenant sur
sa prédiction en janvier 2011, il a dit ceci : « J’ai aussi
prédit que lorsque cela se produirait, nous estimerions bien plus
l’intelligence informatique, et moins l’intelligence humaine et les échecs,
et si l’Histoire devait nous servir de guide, nous déclasserions les échecs.
Et puis l'ordinateur
Deep Blue d'IBM a battu Garry Kasparov en 1997,
et nous en avons conclu que les échecs n’étaient après tout pas une bonne
représentation de l’intelligence humaine.
Que manquait-il? La capacité de gérer les « subtilités
et les complexités imprévisibles du langage humain ». Les ordinateurs ne
pourraient jamais faire ça. Ces talents sont purement humains.
C’est alors qu’est arrivé Watson.
La victoire du super-ordinateur Watson face à deux
champions du jeu Jeopardy! n’a représenté qu’un
petit pas pour IBM, mais un grand pas pour l’informatique – c’est ce qu’a
proclamé Kurzweil.
En février 2011, Watson s'est
opposé aux champions lors d'un match qui a duré trois jours. En cours
d’échauffement, l’une des catégories choisies était la rime. L’hôte de l’émission a lu l’indice aux joueurs :
« A long tiresome speech given by a frothy pie topping ». Watson
a répondu « What is
a meringue harangue? ». Les humains n’ont pas compris.
Comment Watson a-t-il acquis un
tel savoir ? Les ingénieurs d’IBM l’ont-ils manuellement nourri
d’informations ? Non. Telle une personne réelle, Watson a pu lire
énormément. Contrairement à une personne réelle, il a pu lire les 200
millions de pages de Wikipédia.
Et ce n’est pas tout. Selon IBM,
« au travers de ses usages répétés, Watson a la capacité de devenir plus
intelligent grâce aux commentaires de ses utilisateurs, et a pu tirer des leçons de ses échecs ». IBM a également
stipulé que « les serveurs de Watson sont capables de traiter 500
giga-octets d’informations par seconde, l’équivalent d’un million de livres,
avec sa mémoire partagée » qui représente un total de 8 téraoctets.
Chez Google, l’ambition de Kurzweil est de faire plus que d’apprendre à un
utilisateur à lire Wikipédia.
Nous voulons pouvoir développer un ordinateur capable de
lire tous les livres et toutes les pages web disponibles afin de pouvoir
avoir une conversation intelligente avec son utilisateur et de pouvoir
répondre à ses questions.
Et lorsque Kurzweil dit
"toutes les pages du « web », il veut dire toutes les pages du
web – dont les emails que vous ayez jamais écrit, chaque document, chaque
pensée oisive que vous ayez tapée dans la barre de recherches ».
Certains chercheront certainement une fois qu’ils auront
lu tout cela à chercher le réconfort après de la nature. Peut-être trouveront-ils de l’inspiration dans l’observation des
arbres. K. Eric Drexler a été inspiré par les arbres et leur rend hommage
dans Unbounding the Future :
Les arbres génèrent de l’énergie solaire grâce à leur
appareil moléculaire électronique, les centres de photosynthèse des
chloroplastes. Ils utilisent cette énergie pour alimenter des machines
moléculaires – des appareils actifs qui ont une structure moléculaire précise
et en mouvement – qui transforment le dioxyde de carbone et l’eau en oxygène
et en blocs moléculaires. Ils utilisent d’autres machines moléculaires pour
lier ces blocs entre eux et former des racines, des branches, des brindilles,
des collecteurs d’énergie solaire, et d’autres appareils moléculaires. Chaque
arbre produit des feuilles, et chaque feuille est plus sophistiquée qu’un
engin spatial, mieux pensée que la dernière micro-puce de la Silicon Valley. Et elles
travaillent sans un bruit, sans chaleur, sans fumées toxiques, sans travail
humain, et consomment des polluants. Les arbres sont une forme de haute
technologie. Les micro-puces et les fusées en sont loin.
Les arbres nous donnent une idée de ce à quoi ressemblera
un jour la nanotechnologie moléculaire.
Et la technologie moléculaire nous donne une idée de ce que
sera notre futur.