Grégoire Canlorbe. Il existe encore un troisième facteur
auquel on impute couramment (à l’instar du prix Nobel Maurice Allais) la
responsabilité du chômage : à savoir la mondialisation des échanges
marchands.
Le raisonnement qui sous-tend cette assertion peut se
formuler comme suit : Dans le contexte de la mondialisation des échanges
entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires différents, plus le
salaire minimal (déterminé par les forces du marché ou fixé par la loi) est
élevé dans les pays développés, et plus les importations en provenance des
pays à bas salaires sont favorisées. Ces importations sont certes compensées
en valeur par des exportations. Cependant la compétition des travailleurs
dans les pays développés avec les pays à bas salaires détruit nécessairement
des emplois – à moins que le patronat ne réussisse à procéder à une baisse du
coût du travail.
Dès lors la mondialisation des échanges mène soit à une
hausse du chômage s’il y a rigidité des salaires, soit au nivellement vers le
bas des salaires (et à une explosion des inégalités de revenu) s’il y a
flexibilité des salaires. Grâce aux délocalisations et aux importations en
provenance des pays à bas salaires, les consommateurs peuvent cela dit
acheter des produits meilleur marché. En contrepartie de cette baisse des
prix les consommateurs doivent cependant subir la perte de leur emploi ou la
baisse de leurs salaires. Ce sont tout à fait ces conséquences qu’on peut
observer en France depuis trente ans.
Que rétorqueriez-vous à cette analyse en vogue ?
Cécile Philippe : Pour répondre à votre
question, je crois qu’il faut d’abord bien comprendre que l’échange dans nos
sociétés est à la fois indispensable et source de grande richesse. Comme je
l’explique dans mon livre, les capacités de l’homme isolé sont limitées,
aussi bien dans le temps que dans l’espace. Il lui est impossible de produire
tout ce dont il a besoin. En effet, il lui est indispensable d’échanger avec
les autres pour satisfaire ses besoins.
Ce phénomène nous est devenu tellement familier et
habituel que nous ne nous réjouissons plus de trouver sans difficulté de quoi
manger, lire ou s’habiller. Nous en sommes même rendus à un point où nous
pouvons nous permettre d’être très exigeants en la matière. De même que nous
ne nous étonnons pas de pouvoir respirer, nous restons de marbre devant le
miracle qui s’accomplit sous nos yeux, à savoir que des milliers d’individus
œuvrent chaque jour à notre confort matériel et à notre bien-être psychique.
Or force est de constater que si nous devions aujourd’hui
tenter de nous procurer par nous-mêmes ce que nous utilisons et consommons
chaque jour, nous nous rendrions compte que ce serait tout simplement mission
impossible.
Songeons simplement à ce qu’il nous faudrait pour
confectionner une pizza à partir de nos seules ressources. La pizza est, par
excellence, un produit simple. Elle se compose d’une pâte (un mélange d’eau
et de farine), de fromage et de tomates. Il faut aussi la faire cuire. Or,
pour disposer de farine, il faut posséder une terre et y avoir fait pousser
du blé. Il faut avoir au préalable sélectionné des semences, les avoir
plantées et attendre qu’elles poussent pour ensuite les récolter. Le
processus est identique pour les tomates. Le fromage, quant à lui, suppose
d’avoir du lait et donc des vaches. Celles-ci doivent naître puis grandir
pour donner le lait qui permettra alors de faire un fromage. Le four à pain
nécessite aussi des matières premières et des compétences pour le
confectionner au même titre que le fromage ou la pâte à pain.
On l’aura compris, celui qui ne peut pas obtenir d’autres
personnes ce qu’il veut consommer, devra attendre des mois avant de pouvoir
déguster une pizza. Pendant ce laps de temps, il lui faudra subvenir à ses
besoins autrement et surmonter toutes sortes d’obstacles.
Ce miracle qui permet d’avoir envie d’une pizza et d’en
dévorer une dans l’heure a une explication : la division du travail.
Chacun, en se spécialisant, peut augmenter sa productivité et ainsi produire
ce qui lui permettra d’acquérir ce que d’autres développent.
Donc pour revenir à la mondialisation des échanges, si on
reconnaît qu’ils sont seulement une extension de nos échanges locaux et
proches, on ne peut que se réjouir de leur extension à une zone géographique
plus large, qui plus est si cela nous donne accès à des produits moins chers
et plus variés
Car cela libère du pouvoir d’achat qui permet d’acquérir
d’autres biens. Mais encore faut-il que ceux-ci soient produits et donc qu’on
laisse les entreprises s’adapter aux nouvelles demandes. Le fonctionnement
d’une économie de marché repose intrinsèquement sur la création et la
destruction simultanée d’emplois. Ce processus est indispensable pour
permettre aux entreprises de s’adapter à l’évolution des préférences des
consommateurs et aux changements technologiques. Ce faisant, l’économie
prospère et le niveau d’emplois peut augmenter et compenser les destructions
qui ont nécessairement lieu.
Dans un pays comme la France qui cherche avant tout à
bloquer les destructions d’emplois, ce processus d’adaptation des entreprises
est fortement retardé. On maintient trop longtemps des personnes dans des
emplois sans avenir si bien que lorsque l’inéluctable arrive, il leur est
parfois extrêmement difficile de s’adapter aux nouvelles offres d’emplois.
Vous mentionnez la baisse des salaires provoquée par la
concurrence des bas salaires dans les pays émergents, par exemple. C’est vrai
pour toute une catégorie d’emplois mais par pour tous les emplois et la
baisse des salaires dans les secteurs concernés ne devrait pas
inéluctablement conduire à une baisse de pouvoir d’achat. En effet, si la
monnaie conserve sa valeur (à savoir n’est pas inflationniste) et que par
ailleurs, nombre de biens et services voient leur valeur baisser, alors les
travailleurs moins payés ne s’en trouvent pas forcément moins bien.
Divers problèmes viennent de ce que la monnaie (dans tous
les pays du monde) est fortement manipulée et perd de sa valeur en alimentant
des bulles qui font augmenter les prix comme ceux de logement, de l’énergie
(au moins en Europe), etc. L’augmentation du prix de ces biens et services –
cruciaux pour le bien être – fait plus que compenser les baisses d’autres
biens et services dont nous pouvons profiter par ailleurs. D’où le malaise.
Incriminer la mondialisation et souhaiter le repli
nationaliste et protectionniste est cependant très dangereux car cela nous
conduirait au pire des mondes, à savoir un monde dans lequel nous subirions
les hausses des prix, sans avoir accès à des produits bon marché et plus
variés, un monde dans lequel le marché du travail continuerait de
dysfonctionner et de générer du chômage, bref une société dans laquelle nous
en aurions tous moins pour notre argent.
Les pertes d’emplois et le baisses de salaire sont des
choses inéluctables car elles sont liées aux changements technologiques, aux
changements des préférences des consommateurs, etc. Vouloir les empêcher est
un gaspillage d’énergie et de ressources. On peut, par contre, en limiter les
effets, en adoptant des structures flexibles et en cessant de manipuler comme
on le fait aujourd’hui nos monnaies.
Voir la 1ère
partie
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