Par Grégoire Canlorbe, Institut
Coppet
Auteur du livre Le Capitalisme et sa Philosophie et d’une étude sur Condillac, Jérémie TA Rostan enseigne la philosophie et
l’économie à San Francisco, après avoir fait ses
études en France.
I. Condillac et la philosophie libérale
1. Il n’y a pas vraiment de
consensus sur la définition du libéralisme ; et ce, aussi
bien parmi ses partisans que parmi ses détracteurs.
Friedrich A. von Hayek proposait de
définir comme suit ce courant de pensée : « Il
n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette
d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables,
fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à
savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand
usage possible des forces sociales spontanées et recourir le moins
possible à la coercition. »
Quel est votre avis sur la
question ? L’approche proposée par Hayek vous
paraît-elle pertinente ?
La formulation proposée par Hayek prend
évidemment sens dans sa propre approche de la liberté comme
d’un processus de découverte. Pour lui, la liberté,
synonyme de libre-concurrence au sens large, fait peu à peu
émerger les meilleures idées… à mesure
qu’elle s’adapte et s’affine elle-même.
Ce
qu’il y a de bon et d’important dans cette
« définition » du libéralisme,
c’est qu’elle est praxéologique et plus exactement
marginale. Hayek insiste bien sur le fait que ce qui importe ce n’est
pas tant de chercher à décrire en long, en large, et en
travers, et surtout a priori, ce que pourrait bien être un
libéralisme pur et parfait ; ce qui importe, c’est de
savoir quelle avancée est à la fois la plus importante et la
moins difficile à obtenir ici et maintenant. Qu’on le veuille ou
non, il existe une sorte d’optimum politique et historique entre ce que
demande l’idéal de liberté et ce que la réalité
présente offre comme possibilités.
Le problème avec la formulation de Hayek, cependant,
c’est qu’il n’insiste pas assez sur le fait que la
liberté soit précisément un tel idéal.
Contrairement à Rothbard, ou à Ayn Rand, qui insistent sur le
fait qu’il s’agisse d’une valeur en-soi, Hayek semble en
faire un simple moyen.
Alors, oui, on peut bien dire à mon sens que le
principe fondamental du libéralisme soit de « faire le plus
grand usage possible des forces sociales spontanées et recourir le
moins possible à la coercition. » Mais à condition de
préciser que c’est là un impératif
catégorique, et non hypothétique. En outre, il faut encore
détailler ce que l’on entend par
« liberté » et par « coercition
»—des mots que l’on peut aussi bien employer pour justifier
des mesures antilibérales. En ce sens, le libéralisme est avant
tout cette philosophie selon laquelle chaque homme dispose d’un droit
de propriété inaliénable sur lui-même ainsi que
sur toutes les richesses qu’il génère dans ses échanges
avec autrui. Ce qui revient à dire que chacun devrait disposer
d’une liberté illimitée – dans la limite du respect
de tous les droits de propriété de tous les autres.
2. Le passage du positif au
normatif, de la description du monde tel qu’il est aux prescriptions
sur ce que le monde devrait être, est un problème
épistémologique bien connu. Il est parfois malaisé de
déterminer dans quelle mesure une théorie (descriptive) peut
servir de support pour inférer des recommandations.
Il se trouve que vous
écrivez : « La science économique est
libérale, tout comme la science physique est naturelle –
jusqu’à découverte d’un autre Monde que le
nôtre. » Pourriez-vous revenir sur cette assertion ?
Ce sont là deux problèmes différents. La
science économique est libérale parce qu’elle est la
science de l’activité économique, laquelle consiste en
échanges indirects réciproquement consentis. Comme le montrent
brillamment Mises ou Rothbard, la science économique est celle des
lois du marché.
Il est vrai que Rothbard lui-même analyse les effets de
l’intervention politique dans le marché libre. Mais, ce faisant,
il fait toujours de l’économie, et celle-ci est toujours
libérale. C’est par exemple la même chose que de dire que
le marché fixe la rémunération d’un employé
à la valeur présente de la productivité marginale de son
travail ou que de dire qu’une loi de salaire minimum implique du
chômage parmi les travailleurs les moins qualifiés.
Pour ce qui est de l’interventionnisme et du dirigisme,
il n’y en a pas de science possible. Comme l’a
démontré Mises, ceux-ci sont en effet foncièrement
irrationnels et indécidables. Tout ce qu’il est possible
d’en dire, c’est le chaos qu’ils introduisent dans le
marché. Mais cela, c’est décrire ce qu’il reste
d’activité économique dans ces circonstances.
Plus exactement, il y en aurait bien une science possible,
mais ce serait une science politique, et non pas économique. Non plus
la science des échanges, mais celles des rapports de force, des
relations de commandement et de résistance.
Enfin, il
y a bien des choses qui passent pour de la science économique et qui
ne sont pas libérales. Il en est ainsi, par exemple, de la
théorie des défaillances du marché, ou encore de la
macroéconomie keynésienne. Ce genre d’écrits sont
simplement vides de sens, parce qu’ils ne parlent de rien.
« Externalités positives », « demande
globale, » etc. toutes ces expression ne sont que des flatus vocis. On peut
bien disserter à leur sujet, mais cela n’a pas plus de valeur de
vérité que les grands systèmes de métaphysique
traditionnels.
Tout ceci pour dire que la science économique est bien
libérale. Quant à la question de savoir si l’on peut
passer de la description à la prescription, c’est un autre
problème. En premier lieu, je dirais que ce que l’on peut
déduire de la science économique ce sont des recommandations
libérales. Par recommandation, j’entends quelque chose
comme : si vous voulez que la création de richesses soit la plus
grande et la plus rapide possible ; si voulez que les
opportunités d’emplois soient les plus nombreuses et les
meilleures ; etc. ; alors vous devriez défendre telles et
telles mesures. Ce n’est pas une prescription, parce que
« le plus de richesse possible pour le plus grand nombre
possible » n’est pas une valeur en-soi. On le voit bien
aujourd’hui avec le succès de Piketty, par exemple. Beaucoup de
gens semblent préférer une société dans laquelle
tout le monde soit moins riche, y compris les pauvres, à condition que
les inégalités y soient moins grandes.
En dernière analyse, je pense cependant que l’on
peut déduire des prescriptions de la science économique. La
raison en est que la société libérale qu’elle
décrit est conforme avec le principe moral dont je parlais
précédemment. Un exemple d’une telle prescription est un
article dans lequel je défends le droit des entreprises aux pratiques
d’optimisation fiscale.
3. Sous quelles circonstances et
pour quelles raisons avez-vous rejoint les rangs de la philosophie
libérale ? Etait-ce à la fac ou avez-vous découvert
le libéralisme en autodidacte ?
J’ai
eu la chance de toujours être anarchiste – aussi loin que mes
souvenirs remontent, en tout cas. Pour cette raison, et malgré le
milieu dans lequel j’évoluais, j’avais beaucoup de mal
avec les théories socialistes. Lorsque j’ai commencé
à découvrir la philosophie politique, j’ai eu envie de
savoir ce que je pensais. Ne connaissant rien au libéralisme,
j’ai fait une recherche internet et suis tombé sur le nom de
Rothbard, dont j’ignorais tout, et dont j’ai décidé
de lire l’Éthique de la Liberté. Cet ouvrage
m’a fasciné. Il m’a conduit à lire L’Homme,
l’Économie et l’État, puis l’Action Humaine, etc. Le projet initial était de lire
en parallèle le Capital de
Marx – dont j’avais entendu parler en cours. Mais ce second volet
du projet a bien vite été différé. Ayant
découvert Rothbard, Mises, Menger et Böhm-Bawerk, j’avais
les solutions à tous les prétendus problèmes du
capitalisme qu’il prétendait souligner. Ayn Rand est un auteur
que j’ai découvert dans un second temps, d’abord par
l’intermédiaire d’Atlas Shrugged.
Au total, je suis donc un autodidacte du libéralisme,
au sens où je m’y suis initié moi-même. Ceci
étant, mon parcours a bien évidemment été
influencé par des auteurs et personnalités contemporaines,
telles que Pascal Salin, Alain Laurent, Pierre Lemieux, Walter Block, et bien
d’autres.
4. Dans votre essai sur Condillac, philosophe et économiste du XVIIIème
siècle, vous affirmez que celui-ci est tout à la fois le
fondateur de la philosophie libérale et de la science
économique, i.e. d’une approche scientifique des
phénomènes économiques. Vous écrivez de
surcroît que Condillac bâtit une approche de
l’économie qui relève d’une « science
philosophique », et non point simplement de la science.
Les rapports de similitudes et de
divergences entre ces deux disciplines que sont la philosophie et
l’économie ne sont pas toujours faciles à établir.
Qu’entendez-vous par cette expression d’une « science
philosophique » ?
Pour
répondre à cette question, il est éclairant de lire Le Commerce et le Gouvernement de Condillac à la lumière
de l’Action Humaine de
Mises ainsi que de L’Homme, l’Économie et l’État de Rothbard. Dans son
ouvrage, l’économiste autrichien explique que la science
économique est une branche d’une science plus
générale, celle de l’action humaine, qu’il appelle
la « praxéologie. » Son projet est en effet de
montrer que la science économique consiste en pures déductions
logiques à partir de la définition de l’action humaine
comme « comportement intentionnel. » Tout cela pour
dire que, pour Mises, la science économique présuppose une
philosophie de l’homme.
De
même, son disciple américain insiste sur le fait que la science
économique n’a pas de valeur en-soi : qu’elle
n’est qu’une pièce du système libertarien ; et
pas même la pièce maîtresse. Elle présuppose en
effet, d’après Rothbard, une Éthique de la liberté qui offre seule sa justification
dernière à la liberté économique.
Je ne
sais plus quel contemporain disait que la philosophie, au fond,
n’est autre qu’une radicalité extrême de
l’interrogation. C’est bien ce que l’on trouve dans les Dialogues de Platon, tout comme dans
n’importe quelle autre entreprise philosophique. Rothbard disait de
même que seuls les extrémistes sont rationnels et
cohérents. Et bien, ce que l’on trouve dans le chef
d’œuvre de Condillac, c’est précisément un
traité de science économique qui la fonde sur une philosophie
de l’homme et qui en développe tout aussi bien les implications
politiques et morales. On trouve ainsi dans Le Commerce et le Gouvernement une analyse de l’action humaine en
général comme investissement spéculatif : agir,
vivre, c’est prendre le risque d’une dépense en vue
d’un bénéfice futur supérieur mais incertain. De
même, on y trouve l’idée que « droits
humains » et droits de propriété sont simplement
synonymes.
C’est
un trait caractéristique des économistes autrichiens que de
critiquer la prétention de l’économie mainstream à
imiter les sciences naturelles en construisant des modèles hautement
mathématisés dans lesquels les comportements des acteurs
économiques ne sont plus que des fonctions postulées et
hautement agrégées. Ce n’est pas cela la
scientificité. La scientificité consiste à
étudier chaque domaine selon la méthode qui lui est propre.
Dès lors que l’on fait de l’économie en oubliant
que ce dont on parle c’est d’actions intentionnelles
d’individus doués de droits, on ne parle plus de rien du tout,
et l’on finit par dire n’importe quoi.
5. Toujours dans votre essai sur Le Commerce et le Gouvernement, de Condillac, vous affirmez que « malgré
certaines inexactitudes, voire erreurs de détail, on y trouve, un
siècle avant les Principes
d’Économie de Carl Menger, le
codicille des vérités économiques. »
En quoi consiste la filiation de
Menger envers Condillac ? Quelles sont ces
« vérités » premières ainsi que
ces « erreurs de détails » auxquelles vous
faîtes allusion ?
La principale filiation entre Condillac et Menger consiste
dans la révolution Copernicienne qu’opère le premier
lorsqu’il critique la théorie de la valeur travail et lui
substitue une conception subjectiviste et marginaliste.
Comme on l’a vu avec Marx, et comme on le voit encore
aujourd’hui dans l’opinion courante, la théorie de la
valeur travail mène toujours au socialisme. Inversement,
d’ailleurs, toute forme d’interventionnisme se fonde toujours sur
des présupposés qui lui sont communs avec la valeur travail.
À l’inverse, d’une théorie
subjectiviste et marginaliste des valeurs on déduit
nécessairement la productivité de l’échange, dont
Condillac a donné le plus bel exemple en imaginant deux paysans
obtenant chacun quelque chose en l’échange d’une autre
n’ayant pour eux aucune utilité. De là, Condillac
déduit toutes les vérités importantes de la science
économique, de la fixation des prix par le jeu de l’offre et de
la demande au rôle de la monnaie, etc.
Pour ce qui est des erreurs de détail, une qui importe
est justement celle du rôle du gouvernement dans l’apparition de
la monnaie – où Condillac est ici en retard par rapport à
l’avancée considérable qui sera celle de Carl Menger.
6. Il est aujourd’hui courant
dans la science économique de parler de « la théorie
autrichienne des cycles économiques » (ABCT), qu’on
doit essentiellement à von Mises. Celle-ci est supposée
apporter une explication globale de la crise de 2008 et des crises de
façon générale. L’accent est mis sur la
création de monnaie ex nihilo et la fixation des taux d’intérêt par la
banque centrale.
Vous suggérez dans votre
essai sur Condillac que celui-ci aurait anticipé sur cette analyse des
crises et d’ores et déjà esquissé
« l’idée selon laquelle les manipulations
monétaires du gouvernement sont la source des crises
économiques (business cycles) que les pseudo-économistes
attribuent pourtant à la liberté des
marchés. »
Pourriez-vous développer cet
aspect précurseur de la pensée de Condillac ?
Condillac
ne propose bien évidemment qu’une proto-théorie
Autrichienne des cycles économiques, mais son intuition n’en est
pas moins géniale. On la trouve à la fin de Le Commerce et le Gouvernement.
Les interventions du gouvernement ayant déréglé
l’économie, le blé est rare, et donc cher. Pour pallier
au problème, le gouvernement recourt à la création
monétaire ex nihilo, dont Condillac analyse les effets en insistant,
non seulement sur l’inflation qui s’ensuit, mais également
sur son impact sur les crédits et les investissements. Il
décrit la « bulle » qui se forme, et la crise
qui s’ensuit. De manière tout aussi intéressante,
Condillac affirme alors que, pour remédier à cette
dernière, le gouvernement recourt à l’endettement, ce qui
le conduit bientôt à multiplier le papier monnaie, puis à
prendre le contrôle du secteur bancaire, dont l’effondrement sera
celui de la société tout entière.
7. Vous estimez « plus
géniale encore », une seconde intuition de Condillac,
à savoir son « pressentiment de ce que
démontrera, dans les années 20’s du XXe siècle,
Ludwig von Mises : l’impossibilité logique d’une
planification gouvernementale de l’économie. »
Pourriez-vous également
revenir à ce propos ?
C’est
là la leçon de la seconde partie de Le Commerce et le Gouvernement.
La première est l’histoire du développement d’une
société libertarienne. La seconde est celle de sa destruction
par l’intervention exponentielle du gouvernement. Cette morale de
l’histoire est de plus en plus claire à mesure que le livre
avance et que chaque intervention publique crée un plus grand nombre
de plus grands problèmes que ceux qu’elle prétendait
résoudre, conséquences non-intentionnelles qui sont une pente
fatale.
II. La défense morale du
marché libre
8. Dans votre ouvrage Le Capitalisme
et sa Philosophie,
vous avez proposé de distinguer entre morale et éthique, la
première traitant de nos devoirs objectifs et véritables ;
et la seconde de nos « préférences »
personnelles.
« Aucune confusion
n’est plus courante, ni plus grave, écrivez-vous, que celle
entre l’éthique et la morale. Dans le langage courant, on
utilise indistinctement l’un et l’autre terme pour
désigner ce qu’il serait « bien » de faire. Or il
est deux sens très différents dans lesquels il peut être
« bien » d’agir d’une certaine manière. Ce
peut être: Ou bien la manière dont un individu
préfère agir, à un moment donné, parce qu’il
juge ses conséquences meilleures que celles de toute autre action
possible; ou bien la manière dont tout individu devrait toujours agir,
parce que ne pas agir ainsi serait « mal » agir.
Le premier cas correspond à
l’éthique, c’est-à-dire aux
préférences de chaque individu quant à sa propre vie. Il
y est question d’un ordre de préférence entre des lignes
de conduite alternatives (et les vécus futurs qui en sont les
conséquences prévues).
L’éthique est donc
relative et contingente. Elle est relative à chaque individu, et
même au vécu actuel de chaque individu, puisqu’elle
concerne la préférence d’un individu à un moment
donné entre un nombre limité de possibilités. Elle est
donc contingente, parce que d’autres individus, ou bien le même
individu à d’autres moments, ou dans d’autres
circonstances, pourraient avoir des préférences
différentes.
Le second cas correspond à
la morale, c’est-à-dire au devoir constant de tout individu. Il
y est question, non pas de valeur relative et contingente, mais de Bien et de
Mal, c’est-à-dire d’un critère de valeur absolu et
obligatoire, lequel devrait être suivi par tout individu, constamment,
quelles que soient les circonstances. »
Pourriez-vous revenir sur cette
dichotomie entre morale et éthique ? Sur quel critère vous
fondez-vous pour déterminer si un comportement ressort de la morale ou
au contraire de l’éthique ? Qu’est-ce qui justifie le
choix de ce critère plutôt que d’un autre ?
Le
critère est celui des moyens engagés par une action, ou plus
exactement de leur légitime propriétaire. Une action pour
laquelle un individu emploie uniquement des moyens dont il est
propriétaire n’a aucune valeur morale – elle est
par-delà le bien et le mal, parce qu’elle relève de
l’éthique. À l’inverse, toute action par laquelle
un individu interagit avec au moins un autre, c’est-à-dire
emploie des moyens dont il n’est pas intégralement
propriétaire, a ipso facto une
dimension morale. Si ces moyens sont légitimement acquis, elle est
moralement bonne, ce qui revient à dire qu’elle n’est pas
moralement mauvaise. Elle ne l’est que si elle consiste à
s’approprier par la force, son substitut ou sa menace, un moyen dont un
autre est propriétaire.
Comme le
disait parfaitement Rothbard (qui est, vous l’aurez compris,
l’auteur dont je suis le plus proche, bien que je lui réserve
certaines critiques), le libertarianisme n’est finalement rien
d’autre qu’une suite de conséquences logiques
tirées du principe de propriété de soi, tel qu’on
le trouve par exemple chez Locke. Mais Rothbard conseillait aussi aux
libertariens de ne pas perdre leur temps et s’échiner à
multiplier les justifications toujours plus complexes de ce principe.
Malgré cela, de nombreuses justifications ont été
avancées. Mais les plus intéressantes le sont moins par le fait
qu’elles justifient ce principe que par les nouvelles choses
qu’elles nous ont apprises. Je pense ici à l’argument de
Hans-Hermann Hoppe, l’un des plus fidèles disciples de Rothbard,
d’après lequel la propriété de soi est la
condition de possibilité a priori de tout débat – et au
fond de toute interaction civilisée. Bien que j’ai
moi-même concocté plusieurs justifications de ce principe, je
pense préférable de faire fond sur l’intuition de sens
commun par laquelle chacun s’exclame « c’est ma
vie ! » lorsqu’il sent autrui empiéter sur ce
qui est donc sa propriété de soi. J’ai essayé dans Le Capitalisme et sa Philosophie de
décrire et de formaliser cette propriété de soi. De
toute manière, il y a bien un moment où l’explication
doit s’arrêter, et il me semble bon de commencer par la
propriété de soi en cherchant simplement à montrer
qu’elle est un fait premier.
9. De votre conception de la morale
et de l’éthique, vous déduisez que la
générosité ne relève pas d’un devoir envers
autrui, mais d’une préférence personnelle. Vous surenchérissez :
c’est seulement lorsque nous ne devons rien aux autres que nous pouvons
véritablement faire preuve de générosité envers
eux.
Vous écrivez :
« Certains pourraient se désespérer de ce que, la
morale n’impliquant que le respect de la propriété
privée, et toute valeur étant relative à
l’égoïsme de chacun, il ne reste plus de place pour la
moindre générosité entre les hommes.
Mais c’est l’inverse
qui est vrai. Comme on l’a dit, la différence entre
l’éthique et la morale est que la première est libre,
alors que la seconde est obligatoire. Et c’est là la condition de
toute générosité entre les hommes. En effet, si
c’était mon devoir que d’être altruiste et
charitable, alors, faisant un don quelconque, je ne serais pas
généreux envers autrui: je lui rendrais simplement son
dû, et ne serais pas plus solidaire avec lui que n’importe quel
individu remboursant ses dettes, c’est-à-dire respectant le
droit de propriété de ses créanciers.
Être charitable envers
autrui, cela ne peut pas consister à accomplir mon devoir envers lui.
Cela ne peut consister qu’à poursuivre son bien alors que je ne
lui dois rien et que rien ne m’oblige à le faire. Alors, et
alors seulement je suis généreux envers lui, parce que je
serais en droit d’agir autrement. »
D’aucuns
n’hésiteraient pas à vous reprocher de tenir, au fond, la
générosité pour un désir arbitraire, une sorte de
caprice, même si vous ne dîtes rien de la sorte. Ils clameraient
volontiers que votre propos finit par rabaisser considérablement
l’acte charitable en lui ôtant son caractère de devoir.
Que répondriez-vous à
ceux qui vous rétorqueraient que votre conception de la
générosité s’avère, in fine, profondément
nihiliste et qu’elle lui ôte au fond toute raison
d’être ?
Dire que la générosité relève de
l’éthique, et non de la morale – donc qu’elle
n’est pas un devoir, ne revient pas du tout à en faire un simple
caprice et ne lui ôte ni sa raison d’être, ni sa valeur.
Cette question s’inscrit évidemment dans le cadre
d’un débat idéologique, avec des conséquences
politiques importantes. Mais, si l’on laisse cela de côté
pour une seconde et réfléchit simplement au sens du mot, on
doit bien admettre que « être
généreux » signifie : faire le bien d’une
autre personne alors que rien ne nous y obligeait.
Le
problème, dont j’ai bien conscience, vient de la confusion entre
le devoir et le sentiment du
devoir. J’accepterais tout à fait une analyse
phénoménologique décrivant la
générosité comme le fait de faire le bien d’une
autre personne parce que l’on en ressent le devoir. Les deux
formulations ne sont pas du tout contradictoires. Au contraire, la meilleure
définition de la générosité est peut-être
bien la conjonction des deux : faire le bien d’autrui parce
qu’on le ressent comme un devoir que l’on n’a pourtant pas.
Comme le
soulignait Kant, agir par devoir et par sentiment de devoir sont deux choses
tout à fait différentes. Agir par devoir, c’est faire
quelque chose parce que c’est absolument obligé – et pour aucune autre raison. Si j’agis d’une
certaine façon parce que j’ai le sentiment que c’est ce
qu’il faut faire, alors la règle que je suis n’est pas
celle du devoir, mais celle de mon sentiment, et donc de mes
préférences. Si on l’analysait, on trouverait que ce
sentiment de devoir est au fond ce dont parlait Ayn Rand lorsqu’elle
disait qu’un individu « égoïste »
peut très bien trouver son propre bien dans la satisfaction
procurée à un autre.
J’ai
essayé de montrer dans Le Capitalisme et sa Philosophie que l’idée même
d’un devoir de générosité était logiquement
absurde et pratiquement impossible. De même, Sartre a bien
expliqué qu’aucune morale positive ne peut concrètement
déterminer la moindre action que ce soit. Imaginons que ce soit mon
devoir que d’être généreux. Très bien. Et
donc, que dois-je faire ? Par qui commencer ? Comment repartir mon
temps et mes richesses ? Où m’arrêter ? Un
principe comme celui de l’utilitarisme, par exemple, est trop abstrait.
Dans les faits, donc, même si la générosité
était un devoir, nos actions concrètes seraient
réellement déterminées, dans chaque cas particulier, par
nos sentiments et nos préférences.
Mais,
pour répondre à la question, cela ne veut pas du tout dire
qu’elles relèveraient du caprice. Au contraire, si j’agis
par simple caprice, mon acte ne peut pas être généreux.
Il ne le peut que si j’ai mes raisons de
l’accomplir – alors même qu’il n’est pas un
devoir. En effet, son caractère généreux consiste, non
pas dans l’acte lui-même, mais dans les raisons qui m’y
poussent.
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