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Par Grégoire
Canlorbe, Institut
Coppet
Auteur du livre Le Capitalisme et sa Philosophie et d’une étude sur Condillac, Jérémie TA Rostan enseigne la philosophie et
l’économie à San Francisco, après avoir fait ses
études en France.
10. De quelle
façon votre défense du libre marché
s’accorde-t-elle avec votre conception de la morale ?
En d’autres
termes, comment se fait-il que le libre marché soit, à vos
yeux, compatible avec les principes moraux que vous
définissez (et même, fondé en vertu de ces
principes) ?
Comme je le disais, la
description du marché libre donnée par Rothbard n’est prescriptive
que dans la mesure où elle est précédée par une
morale de la propriété privée. Concrètement, la
morale implique le respect de la propriété privée, et le
marché libre n’est rien d’autre que cela : il est la
manière dont fonctionnent les activités productives d’une
société dans laquelle la propriété privée
est respectée.
11. Quelles seraient,
selon vous, les forces et les lacunes d’une défense utilitariste
(plutôt que déontologique), i.e. qui invoque non pas des
principes moraux mais au lieu de cela un objectif de maximisation du bonheur
du plus grand nombre ?
Sa seule force serait sa
supposée plus grande efficacité rhétorique. Une telle
approche est censée plus convaincante. Je ne suis pas sûr que
cela soit le cas. En réalité, on ne peut pas montrer que le
marché libre optimise la satisfaction globale des membres de la
société. Tout dépend de ce dont leur niveau de
satisfaction dépend. On peut montrer que le marché libre
optimise la prospérité générale, mais selon la
manière dont les gens réagissent aux inégalités,
ils peuvent préférer une moindre richesse et une plus grande
homogénéité.
Pour le reste, je ne suis
pas du tout utilitariste, au sens où je pense que ce principe est
injustifié, et même dénué de sens, car il est
impossible de quantifier la satisfaction ou de comparer différents
niveaux de satisfaction.
12. Une position
fréquente consiste à affirmer que tout échange
volontaire est équitable car il est, de par sa nature, mutuellement
avantageux, sinon il ne se ferait pas. Le raisonnement est le suivant :
Tout échange se produit en vertu d’une double
inégalité des valeurs, chaque partie accordant une valeur
moindre à ce qu’elle cède par rapport à ce
qu’elle acquiert. À cet égard, l’échange
libre ne peut jamais aller à l’encontre des intérêts
des parties. Il est donc équitable, de par sa nature.
Il est souvent
rétorqué à cet argument que celui-ci néglige les
rapports de forces qui peuvent sous-tendre les échanges et nuire dans
les faits à la partie « opprimée ».
À cet égard, tout échange volontaire n’est pas
nécessairement équitable.
Supposons que vous
soyez confronté à une assemblée de personnalités
antilibérales et anticapitalistes soucieuses d’écouter et
de discuter votre point de vue. Quelqu’un parmi eux prend la parole après
votre conférence et tient à peu près ce discours :
« Supposons que vous viviez dans une misère noire et que
votre fils de dix ans ait un accident cardiaque qui exige une transplantation
pour laquelle vous n’avez pas l’argent nécessaire. Votre
voisin, un homme très riche, vient vous trouver et vous propose de
payer pour l’opération de votre fils, pourvu qu’en retour,
vous deveniez l’esclave de votre voisin, et ce pour le restant de vos
jours.
Peut-on vraiment
approuver comme équitable un tel échange, sous prétexte
que celui-ci est volontaire ? N’est-il pas profondément
malsain d’autoriser de tels échanges dans la
société ? La loi ne devrait-elle pas, en vue d’une
société décente, prohiber de telles atteintes à
la dignité des individus ? »
Que
répondriez-vous à cet individu soucieux d’en
découdre ?
J’aurais un certain
nombre d’arguments, qui n’ont rien de bien original, mais que je
trouve justes et efficaces. Tout d’abord, c’est un point de
détail, mais je ferais remarquer qu’il n’est pas certain
qu’un contrat d’esclavage soit compatible avec le code
libertarien dont parle Rothbard (qui pensait ce genre de contrat
illégitime.)
Ensuite, je ferais
remarquer que l’on ne fait jamais rien de mal en proposant simplement
quelque chose à la décision d’autrui. La personne
proposant un tel contrat ne force en rien son voisin malheureux : il
n’est pour rien dans la situation de son fils, ni dans le fait que
personne d’autre au monde ne soit prêt à
sous-enchérir son offre.
De même, il faut
insister sur le fait que le père ne gagnera strictement rien à
ce que l’État interdise le contrat en question. Au contraire,
s’il est prêt à tout pour sauver son fils, alors
l’État lui impose une perte immense. En effet,
l’interdiction du contrat ne sauvera pas son fils.
Ce qu’il y a
derrière ce genre d’objections, c’est donc
plutôt l’idée que l’État devrait assurer
la satisfaction de certains besoins, par exemple les soins médicaux,
et cela par la taxation, des services publics, etc. Dans le genre de cas
décrit ici, qui relève de ce que Ayn Rand appelait
l’éthique des urgences, cette idée semble bonne :
l’État taxe le voisin riche, et paie l’opération du
petit. Mais, il faut bien réfléchir au principe qui se tient
derrière ce genre d’intervention particulière. Ce
principe, c’est que le gouvernement emploie la force publique pour
décider qui doit quoi et qui a droit à quoi. C’est le
principe communiste : de chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins. Or ce principe pose trois immenses
problèmes. Premièrement, il est injustifié. Les hommes
n’ont pas de devoir les uns envers les autres, et donc rien ne justifie
que l’on oblige le voisin à payer pour soigner le fils.
(C’est d’ailleurs pour cela qu’il sera généreux
s’il offre de payer l’opération alors que ce n’est
pas son devoir.) Plus exactement, les hommes n’ont pas de devoirs
positifs les uns envers les autres : ils ne se doivent rien. Le seul
impératif qui les lie est négatif : ils ne doivent pas
empiéter sur la propriété privée les uns des
autres. De ce point de vue, quelque dramatique que soit sa situation, le
père n’est simplement pas en droit de d’emparer par la
force des biens de son voisin, fût-ce par l’intermédiaire
du gouvernement, simplement parce qu’il en a grandement besoin.
À quel genre de société la généralisation
de ce principe nous mènerait-elle ?
Justement, un
deuxième problème posé par ce principe est que, en tant
que forme d’organisation sociale, il ne peut mener qu’à la
ruine. Comme l’a démontré Mises, il est simplement
impossible de planifier l’allocation des facteurs de production. Son
application limitée est bien possible, comme on le voit avec les
économies mixtes. Mais, comme l’a souligné Rothbard, il
est absurde de considérer comme un idéal une idée dont
la généralisation détruit peu à peu la
société, et dont la pleine réalisation est simplement
impensable.
Enfin, je terminerais en
rappelant que c’est la liberté des échanges remise
en cause par cette objection qui a permis le genre d’innovations qui
pourraient sauver le fils malade, et qui d’une manière
générale a permis l’élévation
considérable des niveaux de vies dont l’allongement de la vie
est un effet majeur.
13. La loi de
l’offre et de la demande fait en sorte que les prix auxquels les
transactions ont lieu (dans un marché libre) soient
spontanément établis à des niveaux
d’équilibre. Un prix d’équilibre est tel que tous
ceux qui désirent faire des achats à ce prix trouvent un
vendeur ; et tous ceux qui désirent faire des ventes à ce
prix trouvent un acheteur. Les individus qui ne peuvent pas payer pour le
prix d’équilibre auquel un bien est vendu ne peuvent pas
acquérir ce bien.
Il est souvent
argué que la loi de l’offre et de la demande serait en son
principe injuste. L’argument tient en ces quelques lignes, en substance
: « La finalité légitime d’un système
économique, argue-t-on, est de satisfaire généreusement,
gratuitement, sans contrepartie (si ce n’est de participer à
soi-même à la production) les besoins des êtres humains.
Dans une
économie morale, i.e. altruiste, chacun serait certes tenu de
participer (autant qu’il le peut) à la production. Cependant,
c’est en proportion de l’intensité de ses besoins, et non
en proportion du volume de sa production, que les besoins d’un individu
seraient satisfaits.
Si un individu doit
être en mesure de débourser une certaine somme d’argent
pour que ses besoins soient satisfaits, comme cela est le cas lorsque
règne la loi de l’offre et de la demande,
l’économie est viciée, pathologique, immorale : ce
n’est pas l’altruisme qui règne, mais « la loi
du plus fort ». Seuls les plus « forts »,
i.e. les plus productifs (touchant pour cette raison les revenus les plus
élevés) doivent être en mesure de satisfaire leurs
besoins, en dépensant l’argent requis pour ce faire. Ceux qui
n’ont pas cette chance, eh bien tant pis pour eux ! Telle est la
logique cruelle et immorale de l’économie de
marché. »
Que
répondriez-vous à cet ordre de critiques ?
Tout d’abord, je
soulignerais que l’économie communiste ici décrite
n’est certainement pas morale, puisqu’elle présuppose une
autorité décrétant qui doit quoi et qui a droit à
quoi. Une telle autorité ne peut être que totalitaire, parce
qu’elle est sans limites et arbitraire. Un tel système aurait
donc un coût considérable en termes de liberté, et cela
pour un bénéfice plus que négatif, puisque sa
réalisation conduirait au désastre, comme je le disais à
la question précédente.
Ce désastre
viendrait non seulement de l’impossibilité d’allouer les
facteurs de production rationnellement, mais également du gigantesque
problème d’incitation posé par un système dans
lequel, le plus on produit, le moins on reçoit, et inversement.
À cet
égard, il faut noter que l’on peut bien dire que
l’économie de marché est la loi du plus fort. Simplement,
il faut toujours préciser : le plus fort à quoi ?
Dans l’économie de marché, la libre-concurrence et la
liberté des échanges fait que ce sont les plus forts dans la
satisfaction des besoins d’autrui qui réussissent. Ce sont les
plus forts… dans la construction automobile, la création de
vêtements de qualité à des prix bas, etc. Dans
l’économie « altruiste » décrite
ci-dessous, on trouve également la loi du plus fort. Mais c’est
ici le plus fort au sens propre – le plus fort politiquement, et non
pas économiquement. Le plus fort politiquement est celui qui parvient
a faire jouer en sa faveur les appareils d’État (la force
publique) – un concept pour lequel j’ai créé
l’expression de « capital politique. »
14. Le libre arbitre
consiste pour la volonté à se déterminer
elle-même ; ce qui revient à parler d’une
auto-détermination des motivations d’agir de l’agent
humain. Affirmer que l’être humain est libre cela revient
à dire que ses motivations d’agir sont sui generis.
À propos du
libre arbitre, vous écrivez : « Sans libre-arbitre, il
n’est aucune morale, ni aucune doctrine du droit possible. Aucune
morale, parce que l’homme serait privé de toute
dignité. » Vous n’êtes probablement pas sans
savoir que les sciences cognitives et en particulier la psychologie
évolutionniste nous apprennent, depuis plusieurs années,
qu’un très grand nombre de nos prises de décisions ne
sont pas sui generis mais résultent au contraire de processus neurologiques
qui façonnent notre volonté mais échappent à son
emprise (tout du moins lorsque je n’agis pas indirectement sur ces
processus, par exemple en prenant des antidépresseurs).
Pour autant
qu’elle s’inscrive dans le cadre général de la
théorie computationnelle, propre aux sciences cognitives, la
psychologie évolutionniste s’intéresse à des
processus algorithmiques de traitement de l’information qui sont le
plus souvent inconscients, i.e. qui opèrent à l’insu des
agents. Un trait spécifique de la psychologie évolutionniste
est cependant qu’elle s’intéresse à l’origine
adaptative de ces processus ; en d’autres termes, elle
s’intéresse aux problèmes d’adaptation
particuliers – survie ou reproduction – qui ont influé sur
le cours de l’évolution biologique, i.e. l’évolution
du génome humain ; et qui ont fait que celle-ci a équipé
– via la sélection naturelle ou sexuelle – la nature
humaine de certains processus de traitement de l’information en mesure
de résoudre ces problèmes d’adaptation.
Un second trait
spécifique est qu’elle s’intéresse tout
particulièrement aux valeurs, aux préférences et aux
croyances qui sont engendrées par ces processus inconscients et qui
jouent le rôle de cause immédiate du comportement des humains.
Un point essentiel, rappelons-le, est que les processus de traitement de
l’information opèrent le plus souvent de façon
inconsciente et surtout qu’ils sont construits par notre cerveau et
prédéterminés par nos gènes. Ces processus
neurologiques façonnent nos valeurs et nos prises de décision,
lesquelles, dès lors, ne sont pas sui generis.
Notre volonté n’est pas libre.
À cet
égard, ne serait-il pas pertinent en philosophie morale sinon
d’abandonner au moins de relativiser l’assomption selon laquelle
les êtres humains sont doués de libre arbitre ? Le Bien et
le Mal ne mériteraient-ils pas d’être sinon
redéfinis au moins justifiés d’une façon nouvelle,
en accord avec les enseignements de la psychologie
évolutionniste ?
C’est là une
question passionnante, mais si complexe que je dois me contenter de quelques
remarques, qui ne sont vraiment rien d’autre que des pistes.
La première
remarque est que je pense effectivement très important que la
philosophie s’inspire des recherches dans les diverses sciences,
notamment humaines, telles que l’économie ou la psychologie.
Inversement, ces dernières feraient bien de développer une
réflexion philosophique sur leurs présupposés, leurs
objets et leurs méthodes.
La deuxième remarque concerne la psychologie
évolutionniste. Sans en diminuer la valeur et l’importance, je
pense sain de garder à l’esprit que lorsque Karl Popper donnait
des exemples de théories pseudo-scientifiques infalsifiables, il
citait Marx, Freud, et Darwin. Cela ne veut pas dire que la théorie de
l’évolution et de la sélection naturelle soit fausse,
mais cela veut dire que ce n’est pas une théorie scientifique au
sens strict du terme. En effet, elle est infalsifiable.
Comme je sais que cette
remarque pourrait être mal comprise, je la développe un peu.
Prenons un exemple à la Popper. Imaginons qu’il soit soudain
scientifiquement démontré que les hommes sont dotés
d’un libre arbitre – par exemple par une expérimentation
à la Libet. Dans ce cas, les psychologues évolutionnistes
chercheront immédiatement à expliquer comment les besoins
d’adaptation ont fait émerger cette propriété.
L’année suivante, on découvre que la
pseudo-démonstration était un leurre. En fait, une nouvelle
série d’expérimentations démontrent
définitivement que les comportements humains sont entièrement
déterminés. Cela ne changera rien pour les
évolutionnistes, qui chercheront maintenant comment les besoins
d’adaptation ont fait émerger ces déterminismes.
Ce que je veux dire,
c’est qu’il est absolument impossible de déduire de la
théorie de l’évolution et de la sélection
naturelle que les hommes sont libres, ou non. Ce n’est simplement pas la
fonction de cette théorie qui, en tant que paradigme de la biologie,
est plutôt quelque chose comme une Idée kantienne : un
programme de recherche invérifiable en soi.
De même, la troisième remarque concerne les
sciences cognitives. Là encore, si je vais être critique, ce
n’est pas pour les contester, mais pour le critiquer, au sens kantien
d’en circonscrire la validité. En raison de leurs
origines, les sciences cognitives sont encore aujourd’hui largement déterministes,
car elles font fond sur la métaphore du cerveau-ordinateur, et
assimilent les fonctions cérébrales à divers programmes
de traitement d’information. Mais il existe tout de même
d’autres approches, dont celle que défendait Francisco Varela,
lequel insistait sur les limites de ce paradigme. De manière
très intéressante, cela l’amenait également
à repenser l’idée de libre-arbitre, car il insistait sur
ce qu’il appelait l’ « autopoïesis »
du vivant. Au passage, cette approche a en outre l’intérêt
de jeter un pont entre la biologie et la psychologie. Au contraire, la
métaphore de l’ordinateur pose un problème
considérable, car un ordinateur n’est pas un être vivant,
et n’est pas doué d’un corps sensible et mobile.
Ma dernière remarque, ici, concerne le concept de
libre-arbitre. Comme le montre le cas de Varela que je viens
d’évoquer, il existe des conceptions très variées
du libre-arbitre. L’une d’entre elles, la plus traditionnelle,
est celle de Descartes. C’est celle que vous semblez critiquer. Une
autre serait celle de Varela. Une autre encore serait celle de Libet.
D’après cette conception, le libre-arbitre est moins la
capacité de se déterminer soi-même à agir que la
capacité à s’empêcher d’agir
d’une certaine façon, à arrêter une action en
cours, ou plus exactement un cours d’action.
On voit bien ici
l’importance d’une réflexion philosophique au sein des
sciences cognitives. Mettons que l’on se pose la question de la
liberté des actions humaines. Cela demande évidemment de
définir la liberté, aussi bien que l’action. Mettons que
l’on ait mis en évidence une corrélation entre certains
types d’actions et certains mécanismes cognitifs inconscients
– lesquels ont ensuite été expliqués en termes
évolutionnistes. Cela ne veut pas du tout dire que l’on a
scientifiquement infirmé le libre-arbitre. Il reste en effet de
nombreuses questions posées. Que se passe-t-il par exemple, entre la
mise en œuvre de ces mécanismes et le passage à
l’acte ? Peut-on faire intervenir un processus de contrôle
conscient si on le souhaite ? Ne peut-on pas différer l’action ?
Et cela n’est-il pas constamment possible une fois l’action en
cours ?
Pour prendre un exemple
un peu sensationnaliste, mais éclairant, on a une certaine idée
de la localisation cérébrale de fonctions telle que la
représentation des émotions d’autrui. On a
également mis en évidence une anomalie liée à
cette structure parmi des criminels atteints de psychopathie - un
désordre mental dont un symptôme est l’absence
d’empathie. Ceci étant, tous les psychopathes ne sont pas des
criminels, loin de la. De même, tous les pédophiles ne sont pas
des violeurs d’enfants. Il est en fait très simpliste de
réduire les comportements humains à un schéma cause
à effet. Un processus très complexe a lieu avant que certains
individus commettent un acte pédophile. Ils commenceront par avoir
certains rêves ambigus, certaines sensations. Ils cèderont une
première fois à leur curiosité sur internet, auront
peut-être un premier geste déplacé à peine
conscient et maitrisable. Ils iront plus ou moins loin, certains
jusqu’à l’abominable. Mais il serait absurde de dire
qu’une personne ayant violé un enfant n’était pas
libre de son acte parce qu’elle est atteinte de pédophilie et
qu’elle était déterminée à agir de la
sorte. Pourquoi ne pas avoir consulté dès les premiers
symptômes ? Pourquoi ne pas avoir cherché à
éviter les mauvaises incitations ? Pourquoi ne pas avoir tout
arrêté après le premier acte réellement
grave ? Aucune action humaine ne peut être réduite à
un mouvement mécanique immédiatement causé par un
état mental irrésistible. Les actions humaines se construisent
dans la durée, lentement et progressivement, et jamais sans le
concours de leurs auteurs.
Certes, les prédispositions sont plus ou moins grandes.
Le patrimoine génétique, par exemple, joue un rôle
important. Mais il n’est encore aujourd’hui pas un seul comportement humain que l’on
puisse expliquer de manière purement génétique. Certains
désordres mentaux sont connus pour être hautement
héritables, tels que la boulimie nerveuse. Ceux-ci sont
également associés à des schémas cognitifs et
comportementaux assez clairs, ainsi qu’a une tendance
générale, d’origine neurochimique, à
l’addiction. Pourtant, aussi dur que cela soit, des personnes
parviennent à ne pas sombrer dans la boulimie, ou bien à en
sortir. Malgré les gênes, la dichotomie cognitive, les
conditionnements passés, etc., il reste toujours quelque chose que
l’on puisse faire, et qui aussi insignifiant soit-il suffit au moins
pour ne pas accomplir telle action particulière donnée.
À cet
égard, je finirais en disant que je travaille moi-même depuis
quelques temps à l’élaboration d’une conception
novatrice, je crois, de la liberté. Malheureusement, elle fera
certainement partie de ce que j’appelle mes « œuvres
incomplètes, » série d’idées que je
n’ai encore jamais pu développer comme il le faudrait. Il en est
également ainsi de la science politique que j’évoquais
plus haut, et de quelques autres théories. Mon idée, ici,
consiste à accepter tout ce que disent les différents
déterministes pour leur rétorquer : vous voyez bien
qu’un même acte ne peut pas être déterminé
à la fois par le patrimoine génétique, les
mécanismes cognitifs, la petite enfance, les structures sociales, etc.
Au fond, donc, l’homme est surdéterminé,
c’est-à-dire qu’il est trop déterminé pour
ne pas être libre. Plus précisément, dans la
lignée de Hegel, je dirais que la liberté humaine consiste
à choisir ce qui nous détermine, c’est-à-dire
à agir comme nous le voulons en faisant jouer les uns sur les autres
les différents déterminismes auxquels nous sommes
exposés. Une image que j’aime bien, parce qu’elle rappelle
Descartes, est celle de l’homme « menant sa
barque. » Bien évidemment qu’il existe des vagues,
des courants et des vents. Et peut-être bien que mon navire
n’est pas motorisé. Mais cela ne veut pas dire que ma direction
me soit imposée. Au contraire, c’est en jouant de ces forces que
je vais où je veux aller.
III. La loi de Say
15. Dans un article
paru sur le site du Mises Institute, « It is not the aggregate
demand, stupid ! », vous prenez la défense de ce
qu’on appelle de nos jours « la loi de Say » ou
« loi des débouchés », quoique
Jean-Baptiste Say n’ait jamais formulé cette loi telle qu’on
l’entend depuis la fin du XIXème siècle.
Ladite
« loi de Say » consiste à avancer que
l’offre globale est nécessairement égale à la
demande globale, sous prétexte que l’offre globale EST la
demande globale. Les équilibres peuvent bien survenir au niveau des
secteurs pris isolément : par exemple, trop de chaussures seront
produites par rapport à la demande existant pour ce produit. Mais ils
ne peuvent survenir au niveau de l’économie prise en son
ensemble : il ne peut y avoir une surproduction
généralisée à tous les vendeurs.
Je
vous cite : « Say’s law is pretty simple: aggregate
demand is aggregate supply. Perhaps it makes sense to distinguish between
supply and demand at the microeconomic level, because all indirect exchanges
are exchanges of units of goods against units of money. But it does not make
sense to do so at the macro level, where indirect exchanges are complete
– meaning that those who received units of money either exchanged them
against the units of the goods they desired or added them to their cash
balances, thus modifying the purchasing power of money and the monetary value
of all goods.»
Selon vous,
donc : « Say’s law is pretty simple. »
Comment expliqueriez-vous, dès lors, que cette loi, malgré sa
simplicité, suscite le plus souvent l’incompréhension
voire la raillerie et la consternation ?
J’imagine qu’il
y a deux raisons. La première est que ceux qui la critiquent voient
dans la loi de Say un exemple parfait de ce qu’ils combattent, à
savoir la croyance en la perfection du marché libre. La
deuxième est ce que Hayek appelait l’ « illusion
monétaire. » De nombreuses critiques du libéralisme
viennent ainsi de ce que les gens ne perçoivent pas que les
activités économiques consistent à échanger des
marchandises – des biens et des services. Parce que leur compréhension
de l’économie se limite à leur expérience
quotidienne, ils s’imaginent qu’au niveau macroéconomique
également on échange des marchandises contre de la monnaie.
Mais, la monnaie n’est qu’un intermédiaire permettant
d’échanger une chose contre une autre.
16. Je vois bien en
quoi le pouvoir d’achat d’un individu – et donc sa demande
– dépend du revenu généré par certaines
ventes (soit qu’il ait lui-même accompli ces ventes, soit
qu’il ait reçu sous forme de don, d’emprunt ou
d’extorsion le revenu généré par des ventes qui ne
sont pas de son fait). Mais je ne vois pas en quoi cette origine du pouvoir
d’achat garantit une égalité entre offre globale et
demande globale (les équilibres survenant seulement au niveau des
secteurs pris isolément, et non au niveau de l’économie
prise en son ensemble).
Imaginons que
l’offre globale, dans une certaine économie, soit de 500
produits, offerts à 1 euro l’unité. Imaginons que
l’offre écoulée soit de 400 produits et que la
thésaurisation soit nulle. Le pouvoir d’achat global est de
400 euros ; et ce pouvoir d’achat de 400 euros a été
mis en œuvre dans ces achats effectifs de 400 produits.
Il est aisé de
saisir que ce pouvoir d’achat de 400 euros a été
généré par la vente de ces 400 produits. Mais je ne vois
pas en quoi cela garantit une égalité entre offre globale et
demande globale. En effet, on s’aperçoit qu’il reste bel
et bien 100 produits qui n’ont pas été
écoulés, puisque l’offre est de 500 produits mais que
seuls 400 produits ont été effectivement vendus.
Auriez-vous des
commentaires à faire ?
Le problème vient
du fait que vous ne prenez pas en compte la demande de stock des entreprises.
Dans le cas que vous présentez, la variation de stock des entreprises
est de 100€, ce qui donne une offre globale de 500 x 1€, et une « demande
globale » de 400 x 1€ + 100 x 1€. Le PIB est ici de
500€, et l’offre globale est bien égale à la
demande globale.
Maintenant, la question
est : pourquoi cette variation des stocks ? On suppose
généralement que c’est une catastrophe, que la demande
globale est trop faible, et que l’on court à la crise. Tout du
moins, il doit y avoir un « équilibre de
sous-emploi. » Rien n’est moins faux. En fait, il
s’agit d’un sophisme. Pourquoi présenter cette variation
des stocks en termes d’ « invendus » ?
La variation de stocks est considérée comme un investissement.
Dans une économie bien portante, et même en forte croissance, on
aura une variation des stocks importantes. Qui dirait alors qu’il
existe des « invendus » et que la demande globale est
insuffisante ?
En réalité,
la variation des stocks est effectivement importante lorsque les choses vont
bien et que la « demande effective » progresse.
C’est lorsque l’économie ralentit, voire entre en
crise, que les entreprises déstockent – parce qu’elles
préfèrent écouler leurs stocks que de produire. Dans ce
cas, si la « demande globale » faiblit, les entreprises
devront diminuer leurs prix – un processus de déflation bien
connu dans les cas de crises prononcées. Pour reprendre votre exemple,
on aurait alors une offre globale de 500 produits, qui
s’écoulerait à un niveau de prix auquel la demande
globale est également de 500 produits. Peut-être 0.8€ par
produit. Peut-être 0.5€. L’idée, ici, on le voit
bien, est que, à moins que tous les besoins de tous soient satisfaits
pour toujours, il existe forcément un « niveau de
prix » auquel la « demande globale »
égale l’offre globale.
17. Supposons que
dans une économie donnée, l’offre globale excède
la demande globale. Il me semble que ceci ne veut pas dire pour autant
qu’il existerait une surabondance généralisée
à tous les vendeurs de l’économie.
Imaginons une
économie qui se réduit à deux vendeurs, le vendeur A et
le vendeur B. Le vendeur A offre 30 unités d’un certain produit
et le prix unitaire est de 1 euro. Le vendeur B offre 20 unités
d’un autre produit et le prix unitaire est là aussi de 1 euro.
Le vendeur A écoule ses 30 unités et rentre dans ses
frais ; le vendeur B écoule seulement 10 unités.
L’offre globale, du coup, excède la demande globale, mais la
surabondance affecte seulement le vendeur B.
Je serais
tenté de dire : Pourquoi est-il si important, d’un point de
vue macroéconomique, que l’offre globale ne soit pas
excédentaire (par rapport à la demande globale), si cet
excédent ne constitue pas en soi la preuve que l’économie
se trouve dans une situation de surabondance généralisée
à tous les vendeurs ?
Quelle serait votre
réponse ?
Ce qui est important
d’un point de vue macroéconomique, c’est que la demande
globale n’est jamais insuffisante. Il n’est donc jamais
justifié de la « stimuler » pour résoudre
quelque problème que ce soit.
Pour le dire autrement,
l’offre globale n’est jamais supérieure à la
demande.
18. Un argument
fréquent envers ladite « loi de Say », auquel
Keynes a donné ses lettres de noblesse, consiste à affirmer que
cette loi serait valide seulement dans le cas où le revenu
gagné par les agents est immédiatement ou très
rapidement dépensé : si je garde de l’argent sur
moi, sous forme liquide (au lieu de le placer sur un compte), c’est
pour ma consommation actuelle, ou dans les jours à venir.
Il se trouve, argue
Keynes, que l’argent peut être retiré du circuit pour une
durée indéterminée, et ce, pour un motif de
précaution : l’avenir est incertain. Je garde de
l’argent sur moi, sous forme liquide, par précaution en cas de
dépenses imprévues.
À cet
égard, il peut arriver que les produits divers et variés
offerts par les vendeurs soient tous proposés en quantité
excessive, ou se vendent à perte, du fait d’une abstention
générale d’achat de la part des consommateurs, qui
thésaurisent au lieu de la dépenser une très grande
partie de leur argent.
Dans votre article,
vous prenez en compte l’existence de la thésaurisation, tout en
affirmant que celle-ci ne pose aucun problème pour garantir
l’égalité entre offre globale et demande globale, car les
prix s’ajustent nécessairement, en contrepartie de la
thésaurisation, pour maintenir l’égalité
macroéconomique entre offre globale et demande globale.
Je
vous cite : « One day, for some reason, individuals increase
their cash balances, meaning that they “hoard” more coins than
before. Suddenly, they spend and save, respectively, 72 and 18 only. 10 coins
are thus added to cash balances. While aggregate supply is unaffected (100
goods,) aggregate demand (the supply of money) falls to 90 coins. Clearly,
this only means that, ceteris paribus, each good is now worth 0.9 coins only
— i.e., that 1 coin is now worth more than 1 good. Less money is spent
in the economy, but the monetary unit is worth more. Production (aggregate
supply) is unaffected, and cash balances have increased. »
Pourriez-vous
expliciter la nature et le fonctionnement du mécanisme permettant cet
ajustement des prix en contrepartie de la thésaurisation des
agents ?
C’est assez simple,
du moins dans le principe. La thésaurisation diminue la masse
monétaire en circulation, ou plus exactement l’offre de monnaie.
Logiquement donc, la valeur de la monnaie augmente, ce qui se traduit par une
baisse générale des prix. Vous dites que cela a pour
conséquence que les producteurs vendent à perte. Mais cela
n’est pas vrai. Puisque l’on parle d’une baisse
généralisée des prix, les prix à la production
baissent tout aussi bien, salaires nominaux compris. Les choses ne sont
évidemment jamais si simples, mais dans l’absolu on pourrait
avoir une situation réelle exactement identique à celle
préalable à la thésaurisation, à la
différence près que les prix nominaux ont baissé, et le
pouvoir d’achat de la monnaie a augmenté à mesure que les
agents augmentaient leurs encaisses.
Le
« mécanisme permettant cet ajustement des prix en
contrepartie de la thésaurisation des agents » est donc
simplement la loi de l’offre et de la demande. La diminution de
l’offre de monnaie en augmente le prix, c’est-à-dire
le pouvoir d’achat.
19. Il me semble que
rien ne s’oppose absolument, d’un strict point de vue logique,
à ce qu’une surproduction généralisée
à l’ensemble des producteurs survienne dans
l’économie. Supposons le cas de figure volontairement
simplifié d’une économie réduite à Robinson
et Vendredi sur leur île.
Supposons que
Robinson soit allergique aux carottes mais produise pour Vendredi des
carottes. Supposons que Vendredi, pour sa part, soit allergique aux pommes
mais produise pour Robinson des pommes. Alors qu’ils viennent de mettre
leurs productions sur le marché, Vendredi se rend compte que Robinson
est lui aussi allergique au pomme ; et Robinson découvre que
Vendredi est lui aussi allergique aux carottes. Du coup, aucun d’eux ne
peut écouler sa production : Robinson ne peut écouler
aucune carotte et Vendredi ne peut écouler aucune pomme. Il se produit
bien, dès lors, une surabondance généralisée
à tous les producteurs sur cette île.
On peut certes arguer
que les agents étant rationnels – et donc évitant de telles
erreurs, la plupart du temps – ce cas de figure d’une
surabondance générale serait peu probable dans la
réalité ; et ce, d’autant plus au niveau d’une
division du travail étendue et diversifiée, qui rend peu
probable que les producteurs se trompent chacun d’eux
simultanément dans leur évaluation de la demande.
Mais il me semble que
d’un strict point de vue logique, les crises de surabondance
générale ne sont pas impossibles : tout au plus, on peut
montrer que certains facteurs – tels que la rationalité des
agents – rendent plus ou moins improbable l’avènement de
ces crises. En somme, je vois mal en quoi il pourrait exister des
mécanismes intrinsèques au marché qui permettraient
d’éviter toute crise générale de surproduction,
quelles que soient les erreurs commises par les producteurs dans leur
évaluation de la demande.
Qu’auriez-vous
à dire à ce sujet ?
Je dirais que, même
dans le cas que vous décrivez, il n’y a pas
« surabondance généralisée. » Dans
cette situation, il n’y a en effet aucun échange qui ait lieu,
et donc aucune activité économique. Ici, il n’y a ni
offre, ni demande globale. Robinson ne demandant pas de pomme de terre, il ne
met pas en vente ses carottes. Vendredi ne demandant pas de carottes, il ne
met pas en vente ses pommes de terre. Pas de demande globale, donc, mais pas
d’offre globale non plus.
Il existe bel et bien un
mécanisme inhérent au marché libre faisant que
l’offre globale et la demande globale sont toujours égaux :
c’est le fait que la demande d’un bien est toujours l’offre
d’un autre en échange. L’offre globale et la demande
globale sont simplement la même chose. Le mécanisme en question
est donc la liberté des prix et la fluctuation du pouvoir
d’achat de la monnaie.
Bibliographie :
http://www.institutcoppet.org/2011/12/28/jeremie-rostan-commerce-vs-gouvernement-un-essai-sur-condillac/
http://www.quebecoislibre.org/09/090515-2.htm
http://www.quebecoislibre.org/09/090615-2.htm
http://www.institutcoppet.org/2011/05/19/entretien-avec-jeremie-rostan-sur-lethique-de-la-liberte-de-rothbard/
http://mises.org/daily/4284/It-Is-Not-the-Aggregate-Demand-Stupid
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