Vous trouverez ci-dessous l’avis de Jacques Sapir sur le franc CFA.
Mon avis personnel est que le franc CFA souffre des mêmes problèmes que
l’euro, à savoir qu’il s’agit d’une monnaie unique “africaine” qui s’impose
de la même façon à plusieurs pays africains qui n’ont pas forcément des
résultats économiques homogènes. Certains ont besoin d’une monnaie plus
faible que d’autres !
Économiquement, le franc CFA est une monnaie qui avantage grandement les
élites corrompues de ces pays et entretient un système malsain. Mettre
fin au franc CFA, c’est envoyer un signal fort à nos amis et partenaires
africains sur leur indispensable et nécessaire souveraineté. Cela ne doit pas
vouloir dire non plus que la France se désintéresse de l’Afrique. Loin de là.
Mais c’est aux Africains de prendre définitivement leur destin en main.
Le récent voyage en Afrique du Président français, M. Emmanuel Macron, a
montré que la question du franc CFA continuait de préoccuper les élites des
pays concernés. Emmanuel Macron a été directement confronté à ce problème.
Cependant, de nombreuses idées fausses continuent de circuler sur la question
du franc CFA, que ce soit chez ses partisans, et Emmanuel Macron a repris
certaines de ces idées fausses, ou que ce soit chez les opposants de ce
système. Certaines de ses idées correspondent trop bien aux intérêts de ceux
qui les propagent pour que l’on ne soit pas tenté de penser que, plus que
d’idées fausses, il s’agit en réalité d’idées qui sont justement et sciemment
produites pour obtenir certains effets, et par des gens qui savent
parfaitement qu’elles n’entretiennent aucun rapport avec la réalité.
Les origines du franc CFA
Le franc CFA fut pensé avant la Seconde Guerre mondiale, avec son proche
parent le franc CFP pour les colonies françaises du Pacifique. Il n’entra
dans le monde des réalités qu’avec la fin de la guerre, et dans le cadre de
la participation de la France aux accords de Bretton Woods.
Il est important de rappeler que la décolonisation n’entraîna pas, et
souvent à la demande même des nouveaux pouvoirs dans les pays ayant gagné
leur indépendance, une remise en cause de ce système (sauf sans le cas de la
Guinée). Rappelons aussi que, lors des négociations de 1945-1946 entre Hô Chi
Minh et le gouvernement français, le dirigeant vietnamien (communiste, il
convient de s’en souvenir) avait accepté que le Vietnam indépendant délègue
sa souveraineté monétaire à la France. Il y avait donc, et ce en dépit de
l’amère contexte de décolonisation, comme une évidence qui s’imposait aux
nouveaux dirigeants : le maintien d’un système géré par la Banque de France
serait, au moins à court terme, plus avantageux pour les pays décolonisés que
s’ils devaient créer leur propre monnaie.
Mais ce système a aujourd’hui largement changé de sens, et en particulier
depuis son accrochage à l’euro.
Les arguments pour le maintien du franc CFA
Plusieurs raisons militaient pour le maintien de la situation héritée de
la colonisation. Acquérir sa souveraineté monétaire impliquait de dépenser de
l’argent, mais aussi des compétences, qui étaient rares pour se doter d’une
banque centrale. La situation, ici, ne se compare nullement avec celle des
pays de la zone euro. Ceux-ci ont tous conservé leur banque centrale, et avec
elle l’ensemble des compétences nécessaires à la gestion d’une souveraineté
monétaire. Bien entendu, la pertinence de cet argument tend à s’amoindrir
avec le temps. Ce qui était vrai en 1959 et 1960 ne l’était plus dans les
années 1970 et les années 1980.
Outre ces dépenses se posait aussi la question de la crédibilité de la
politique monétaire des nouveaux États. Or cette crédibilité était nécessaire
à la défense d’une convertibilité raisonnable. Enfin, il y avait la question
du risque inflationniste. Un pays aux structures étatiques faibles car juste
naissantes, dans une situation économique rendue complexe par les contraintes
du développement, peut très bien sombrer dans l’hyperinflation, ou au moins
dans une inflation très forte. D’ailleurs, les pays qui ont gardé le franc
CFA ont connu, en moyenne, dans les années 1960 et jusqu’aux années 1980, des
taux d’inflation plus faibles que leurs voisins.
Les problèmes que pose le maintien du franc CFA
Mais le maintien du franc CFA soulevait, et soulève toujours, de nombreux
problèmes. Le premier tient à sa structure même. Le franc CFA repose
largement sur une structure liant les pays concernés à la France. Les
réserves de change sont détenues par le Trésor français (non, contrairement à
ce qu’a dit Emmanuel Macron, elles ne sont pas sous le contrôle de la BCE).
La politique monétaire est très largement supervisée par la Banque de France
et par le Trésor français, une situation qui n’est pas favorable – et c’est
un euphémisme – au développement d’une responsabilité dans les affaires
monétaires dans les pays concernés.
Peut-être plus important, le lien entre le franc CFA et la monnaie
française (franc puis euro) conduit à une surévaluation du franc CFA. Cette
surévaluation permet aux classes moyennes émergentes, et à la petite minorité
aisée d’acquérir à moindre coût des produits importés. En revanche, du fait
de la perte de pouvoir d’achat qui survient du fait de cette surévaluation
pour les exportations (faites en dollars ou en euro et converties ensuite en
franc CFA), le franc CFA pénalise l’économie des pays concernés. Cela devient
particulièrement évident quand les prix mondiaux des matières premières
(arachide, cacao, café ou encore pétrole…) baissent. Logiquement, les
monnaies des pays exportateurs devraient baisser. Mais du fait du système du
franc CFA, cela ne peut se produire. Il en découle de nombreux déséquilibres,
et en particulier une pression très forte sur les investissements publics qui
contribue à maintenir de nombreux pays dans la trappe du sous-développement.
Vrais problèmes et fausses évidences
Les problèmes créés par le franc CFA sont aujourd’hui devenus sans doute
plus évidents que ses avantages. D’où l’importance prise par la question de
la dissolution du franc CFA.
Mais cette question tend à être obscurcie par diverses fantaisies que l’on
entend au sujet du franc CFA. Sa fonction est moins d’assurer une domination
directe de la France sur ses anciennes colonies, contrairement à ce que
prétendent de nombreuses voix en Afrique, que de donner à une (petite)
fraction de la population (les classes moyennes embryonnaires et la
bourgeoisie, qui est largement “compradores”) la possibilité d’acheter à des
prix raisonnables des produits d’importation. Le franc CFA permet aussi à ces
fractions de transférer sans risque de change leurs avoirs, qu’ils aient été
bien ou mal acquis, en euro ou en dollar. C’est en cela que le franc CFA est
bien un outil du néocolonialisme, mais de manière très indirecte.
Le franc CFA contribue à acheter des fractions des populations et à leur
faire penser qu’elles n’ont pas d’avenir hors du cadre néocolonial. Par
ailleurs, l’idée d’utiliser les réserves aujourd’hui détenues par le Trésor
français pour financer le développement est un non-sens car un pays avec sa
propre monnaie aura encore plus besoin de réserves que s’il était dans le
cadre du franc CFA. Par contre, un pays avec sa propre monnaie, et donc
non-lié au franc CFA, pourrait laisser cette monnaie se déprécier quand les
prix des matières premières baissent, et ainsi maintenir le volume (en
monnaie locale) des investissements.
La centralité du problème politique
L’un des principaux défis posés par le franc CFA est qu’il maintient les
pays qui l’utilisent dans l’illusion qu’ils pourront se passer d’institutions
qui sont néanmoins nécessaires, et qu’ils peuvent continuer avec des systèmes
de gouvernement qui sont largement corrompus ou plus précisément des systèmes
patrimoniaux et prédateurs. Ces défis doivent être relevés. De ce point de
vue, la critique la plus radicale que l’on peut faire au franc CFA est le
fait qu’il contribue à maintenir les pays qui l’utilisent dans un système
politique archaïque et pervers. Ce simple fait est largement suffisant pour
le condamner aux yeux de l’histoire, mais aussi des peuples.
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