[Dans la troisième partie de son
livre, Rose Wilder Lane étudie les
tentatives révolutionnaires pour établir la liberté et
lutter contre l'Autorité. Elles en distingue
trois : la tentative judéo-chrétienne (qui échoue selon
elle quand l'Église prend le pouvoir, trois siècles
après J.C.), la tentative mahométane (RWL est très,
très favorable aux Sarrasins musulmans et très
défavorable à l'Occident chrétien de la même
époque), et la tentative américaine.
C'est de l'analyse de cette dernière tentative qu'est
tiré le passage suivant. NdT]
Une raison essentielle de la longue
hésitation de ces hommes - Washington, Jefferson, Franklin, John
Adams, Madison, Monroe - était leur peur de la démocratie.
C'étaient des hommes
cultivés. Hormis Franklin (autodidacte), chacun avait reçu
l'éducation d'un gentleman anglais. Ce qui veut dire que la
philosophie et l'histoire de tout le passé européen avaient
été martelés dans sa tête avant l'âge de
douze ans. Par conséquent, quand il était assez
âgé pour pouvoir penser par lui-même, il pouvait s'appuyer
sur des milliers d'années d'expérience humaine en ce qui
concerne chaque forme de gouvernement.
Cette connaissance était
considérée comme nécessaire à tout homme dont la
naissance lui permettait de prendre part au gouvernement de son pays.
Ils savaient aussi la signification de chaque
mot dont ils usaient : ils en connaissaient les racines grecques, latines et
anglo-saxonnes. Jusqu'à il y a quarante ans, ce savoir était
considéré de première importance dans les écoles
américaines. Chaque élève, à treize et quatorze
ans, apprenait l'étymologie tout comme il avait appris l'orthographe
depuis l'âge de six ans, par répétition constante
jusqu'à ce que les faits soient gravés dans sa mémoire.
Aujourd'hui, la confusion sur le sens
des mots aux États-Unis est un danger pour le monde entier. Peu
d'écoles américaines exigent encore qu'un élève
remonte aux racines des mots, ou qu'il sache ce qu'il veut dire quand il
parle. Et les membres disciplinés du Parti communiste des
États-Unis ont depuis vingt ans suivis
délibérément l'ordre de Lénine : "Jetez
d'abord le trouble dans le vocabulaire."
La pensée ne peut
s'élaborer qu'à l'aide de mots. Une pensée
précise réclame des mots ayant un sens précis. On
comprend que la communication entre les êtres humains est impossible
sans mots possédant une signification précise. [Notons
que Lénine demandait aussi de créer le désordre dans la
monnaie, elle aussi outil de communication, comme l'enseigne Hayek. NdT]
Jetez le trouble dans le vocabulaire et
les hommes ne savent plus ce qui se passe : ils ne peuvent plus tirer la
sonnette d'alarme, ils ne peuvent plus atteindre un quelconque but commun.
Jetez le trouble dans le vocabulaire et des millions seront sans
défense contre un petit nombre de personnes disciplinées qui
savant ce qu'elles veulent dire quand elles parlent. Lénine
était intelligent.
Aujourd'hui, quand vous entendez le mot
de "démocratie," que veut-il dire ?
Les États-Unis bien sûr ;
et l'Angleterre, le Commonwealth britannique, l'Empire britannique, la
Norvège, la Suède, le Danemark et la Belgique ; une partie de
la France [le texte est écrit en 1943. NdT] ;
la Finlande quand les Russes attaquent les Finlandais mais pas quand ces
derniers attaquent la Russie ; la Russie quand les Russes combattent les
Allemands mais pas quand Staline signe un pacte avec Hitler ; les royaumes et
les dictatures des Balkans ; mais aussi la sécurité
économique, l'assurance obligatoire et le système de pointage
pour obtenir les cotisations obligatoires aux syndicats ; la gentillesse, les
rapports de bon voisinage et le sens unique des Américains pour
l'égalité humaine ; un droit de vote pour tout le monde ; le
socialisme et le communisme ; la cause des Espagnols pour laquelle combattent
républicains, démocrates, socialistes, syndicalistes,
anarchistes, communistes russes et américains ; la liberté, les
droits de l'homme, la dignité humaine et le savoir vivre.
En bref, le mot n'a aucune
signification. Son sens a été détruit.
Il fut autrefois un mot sain. C'est un
mot nécessaire, parce qu'aucun autre ne possède sa
signification précise. Démocratie veut dire : pouvoir par le
Peuple. Tout comme monarchie veut dire gouvernement d'un seul (par une
personne).
Demos, le Peuple, était une
idée imaginée par les anciens Grecs, dans leur recherche de
l'Autorité qui (pensaient-ils) contrôlaient les hommes. Ils
attachaient à cette idée la signification de Dieu, qui est
toujours attribuée à toute forme d'Autorité, et il y a
encore des gens qui croient que "la voix du Peuple est la voix de
Dieu."
Le Peuple n'existe pas. Les personnes
individuelles composent tout groupe de personnes.
Ainsi, en pratique, toute tentative
d'établir la démocratie est une tentative de faire d'une
majorité de personnes au sein d'un groupe les dirigeants de ce
dernier.
Considérez ceci pendant un
instant, non pas au plan des idées, mais appliqué à
votre propre expérience dans les groupes des personnes vivantes que
vous connaissez, et vous comprendrez pourquoi toute tentative
d'établir la démocratie a échoué.
Bien sûr, il n'y a pas de raison
de supposer que la règle majoritaire soit désirable, même
si elle était possible. Il n'y a aucune moralité ni aucune
efficacité dans de simples nombres. Quatre-vingt-dix-neuf personnes
n'ont pas plus de chances d'être justes qu'une seule.
Dans les Federalist
Papers, Madison énonce la raison pour
laquelle toute tentative d'établir la démocratie crée
rapidement un tyran :
"Une
démocratie pure ne peut admettre aucun remède contre les
dégâts d'une faction. Une passion ou un intérêt
commun seront ressentis par une majorité, et il n'y a rien pour
enrayer les motifs conduisant à sacrifier la partie la plus faible.
Ainsi, les démocraties ont toujours été incompatibles
avec la sécurité personnelle et les droits de
propriété. Et elles ont été en
général aussi brèves dans leur vie qu'elles ont
été violentes dans leur mort."
Les gentlemen qui avaient pris la
responsabilité de sauver la Révolution américaine
avaient peur que la démocratie ne la termine. Les Américains
inconnus, les Ebenezer Fox [nom d'un jeune
américain dont les aventures sont racontées dans "The Revolutionary Adventures of Ebenezer Fox of Roxbury",
Massachusetts. Boston, 1838, livre évoqué par R. Wilder Lane auparavant. NdT],
avaient combattu l'Autorité pendant des années et chacun
était déterminé "à faire ce qui était
juste à ses propres yeux." Mais ils ne connaissaient ni le latin
ni le grec, ils ne savaient rien de tous les efforts précédents
pour faire marcher la démocratie et réclamaient cette
dernière.
D'un autre côté, les gros
propriétaires, les banquiers, les riches marchands et une grande
cohorte de corrupteurs rapaces et de spéculateurs immobiliers,
conduits par Alexander Hamilton, l'aventurier illégitime des Antilles
qui était aussi un génie, réclamaient une monarchie
américaine.
[Le lecteur pourra cependant
méditer la remarque suivante : "Paradoxe apparent, l'État
capitaliste est aristocratique parce que distant, avec cependant une
tonalité suffisamment bourgeoise pour évoquer les gouvernements
de la Monarchie de Juillet. De toute manière, un tel État n'a
que fort peu de chances d'être républicain. Au passage, on se
souviendra, même si cela ne prouve pas grand-chose, qu'Alexander
Hamilton était un royaliste convaincu. [...] Et quant à
être favorable au capitalisme, si tant est qu'un homme d'État
américain le fût jamais (ce qui n'est pas évident), c'est
Alexander Hamilton qui l'était". Et pour mieux y
réfléchir, je recommande la lecture du livre dont est
tiré ce passage, à savoir "L'État" d'Anthony
de Jasay, aux Belles Lettres, collection Laissez
faire (1994) pp.45-46, traduit par Sylvie Lacroix et François
Guillaumat. "The State", Liberty Fund
(1998) pp.34-35 pour l'édition en anglais (première
édition en 1985 chez Basic Blackwell). NdT]
Les vrais révolutionnaires,
quand ils signaient la Déclaration d'Indépendance et de
liberté individuelle, s'engageaient non seulement à gagner une
guerre contre des risques impossibles mais aussi à créer un
type de gouvernement entièrement neuf.
Ils faisaient face au pouvoir
armé de l'Empire britannique, avec derrière eux treize colonies
désorganisées et se disputant, et deux dangers les
menaçaient : la monarchie et la démocratie.
Ils ne dirent rien sur le Peuple. Ils
ne réitérèrent pas les non-sens sur la Science, la Loi
Naturelle et l'Age de la Raison. Ils ne se répandaient pas sur la
nature noble de l'Homme Naturel. Ils connaissaient les hommes. Ils
étaient des réalistes. Ils n'avaient pas d'illusions sur les
hommes mais savaient qu'ils étaient tous libres.
Ils se dressèrent à la
fois contre la monarchie et contre la démocratie, parce qu'ils
savaient que lorsque les hommes mettent en place une Autorité
imaginaire pourvue de la force, ils détruisent toute occasion
d'exercer leur liberté naturelle.
Comme hommes cultivés, ils
avaient étudié les nombreux essais pour établir la
démocratie. Les résultats étaient connus en Grèce
il y a vingt-cinq siècles. La démocratie ne marche pas. Elle ne
peut pas marcher, parce que tout homme est libre. Il ne peut pas
transférer sa vie et sa liberté inaliénable à
quelqu'un ou quelque chose extérieure à lui-même. Quand
il essaie de le faire, il cherche à obéir à une
Autorité qui n'existe pas.
Ce qu'il imagine être cette
Autorité - Ra ou Baal ; Zeus ou Jupiter ; Cléopâtre ou le
Mikado ; la Nécessité Économique, la Volonté des
Masses ou la Voix du Peuple - n'a pas d'importance. Le fait têtu est
qu'il n'existe pas d'Autorité, de quelque ordre que ce soit, qui
contrôle les individus. Ceux-ci se contrôlent eux-mêmes.
Chacun, dans un groupe libre, peut
décider d'abandonner sa propre idée et d'accompagner la
majorité. S'il ne veut pas le faire, il peut quitter le groupe. C'est
utiliser sa liberté et exercer sa responsabilité de
contrôle de soi.
Mais quand un grand nombre d'individus
pensent faussement que la majorité est une Autorité qui
possède un droit de contrôler les individus, ils doivent
permettre à une majorité de choisir un homme (ou quelques
hommes) pour constituer un Gouvernement. Ils croiront que la majorité
a transféré à ces hommes le Droit Majoritaire de contrôler
tous les individus vivants sous ce Gouvernement. Mais le Gouvernement n'est
pas une Autorité qui contrôle, il est l'usage de la force, il
est la police, l'armée. Il ne peut contrôler personne. Il ne
peut qu'empêcher, restreindre ou arrêter l'utilisation par
quelqu'un de son énergie.
Comme l'a dit Madison, une passion ou
un intérêt commun créeront une majorité. Et parce
qu'une majorité soutient un gouvernant que la majorité choisit,
rien ne peut arrêter son usage de la force contre la minorité. Ainsi,
le dirigeant d'une démocratie devient rapidement un tyran. Et ceci
constitue la mort rapide et violente de la majorité.
Ceci se produit toujours, sans
exception. C'est aussi certain que la mort et que les impôts. Ceci
s'est produit à Athènes il y a vingt-cinq siècles ; en
France en 1804, quand une majorité écrasante eut élu
l'Empereur Napoléon; en Allemagne en 1932, quand une majorité
d'Allemands - conduits par une passion commune pour la nourriture et l'ordre
social - ont élu Hitler.
Madison a énoncé un fait
historique : en démocratie, il n'y a rien pour arrêter les
motifs conduisant à sacrifier la partie la plus faible. Il n'y a pas
de protection pour la liberté. C'est ainsi que les démocraties
détruisent toujours la sécurité personnelle (la Gestapo,
les camps de concentration) et les droits de propriété (quels
droits de propriété reste-t-il en Europe actuellement ?) et
elles ont été en général aussi brèves dans
leur vie qu'elles ont été violentes dans leur mort.
Extrait
de The Discovery of Freedom (1943,
Troisième partie, chapitre V, épisode 4), republié en
1993 par Fox and Wilkes
Traduction :
Hervé de Quengo
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