Nous sommes très fiers de notre patrimoine gastronomique et culinaire. Et
nous avons raison de l’être. Ce sont nos terroirs, notre histoire, nos
traditions ancestrales.
Le problème, que vous visualiserez de plus en plus dans les mois qui viennent
avec une mondialisation devenant aussi absurde qu’incontrôlable, c’est que
l’on aura du camembert russe, du champagne chilien, de la truffe chinoise, du
foie gras du Groenland – ce n’est pas encore le cas, mais nous y
arriverons, faites confiance à la mondialisation pour nous produire ces
aberrations.
C’est dommage. À un moment, tous autant que nous sommes, nous avons
besoin, et c’est indispensable, de nous enraciner. Nous enraciner, aussi bien
dans un lieu, un terroir qu’une culture pour définir ce que nous sommes, y
compris par rapport à d’autres, car on se définit toujours par rapport à
autrui, ce qui n’implique jamais le rejet de l’autre mais l’acceptation de
différences évidentes, et même souhaitables !
Analogues du parmesan, de la mozzarella ou encore du camembert et du brie
– les supermarchés russes ont vu progressivement affluer des substituts dans
les rayons vidés des produits occidentaux frappés par l’embargo. Sputnik est
allé à la rencontre de ceux que les sanctions ont poussé à changer de cap et
à se lancer dans la production de fromages.
Sur des prairies verdoyantes s’étendant au confluent du fleuve Don et de
la rivière Panika pâturent des chèvres et des vaches. Au sommet d’une colline
située au milieu des terres noires connues pour leur fertilité se dresse le
petit village de Maslovka. Et si encore il y a quelques années, cette commune
minuscule située à 330 km de Moscou et ne comptant que six maisons était
considérée comme morte, aujourd’hui elle s’est transformée en un centre
d’attraction pour les amateurs de fromages à la française.
Si l’histoire de la renaissance du village a commencé bien avant août
2014, lorsque le journaliste diplômé de la Sorbonne Vladimir Borev a choisi
cet îlot isolé pour y lancer la production de produits bio, c’est bien la
mise en place de l’embargo alimentaire, introduit en représailles aux
sanctions occidentales, qui l’a incité à se pencher sur la production
d’analogues de fromages français disparus des rayons des supermarchés.
Aujourd’hui, la ferme de Vladimir Borev produit jusqu’à 40 kilogrammes de
fromages à croûte fleurie à la française.
D’ailleurs, le nom même de plusieurs de ses produits fait allusion au pays
connu pour ses traditions centenaires de production de fromages de qualité
exceptionnelles : « Mistral », « Chapeau de Napoléon », mais aussi « Devouge
», du nom des professionnels, Gilles et Nicole Devouge venus en juillet 2015
de l’Hexagone épauler l’entrepreneur dans sa tâche et partager avec lui leur
expérience acquise pendant de longues décennies de travail. Et leur «
apprenti » n’a pas tardé à aller de réussite en réussite. Dès mai 2016, il a
été élevé au rang de chevalier de la Confrérie des Chevaliers du
Taste-Fromage de France !
Mais Vladimir Borev ne s’est pas arrêté là. Chaque année, un nouvel expert
français est invité dans son exploitation pour l’aider à exceller dans son
nouveau métier et lui dévoiler les secrets de la production de nouveaux types
de fromages à base de lait de vache et de chèvre.
Ce projet au parfum français a non seulement redonné vie à un village
endormi, mais a aussi offert des emplois pour les habitants des localités
voisines. L’exploitation réunit aujourd’hui 12 personnes engagées dans
l’élevage du bétail et dans la production de fromages.
« En plus de trois ans qui nous séparent du lancement de l’entreprise,
nous avons réussi à bâtir toute la verticale de la production allant de celle
du lait à son affinage dans les caves du village », explique Vladimir Borev à
une correspondante de Sputnik, soulignant que la tâche n’avait point été
facile et qu’il était « plus facile de construire un barrage que de collecter
tous les papiers ».
Le problème principal auquel il s’est heurté est celui de l’interdiction
de l’utilisation du lait cru dans la fabrication des fromages, en vigueur en
Russie depuis le début du siècle passé. Cherchant à respecter les traditions
de la production de fromages français, il a fini par décrocher l’autorisation
et la marque Beau RÊVE (jeu de mots renvoyant à son nom) a finalement été
enregistrée en Russie.
Aujourd’hui, les fromages de Vladimir Borev se vendent dans des
supermarchés des villes avoisinantes et à Moscou. Qui plus est, récemment, le
magasin Auchan de Lipetsk a manifesté son intérêt pour ses produits et il se
pourrait que la marque Beau RÊVE fasse bientôt son apparition dans les rayons
de plusieurs supermarchés du groupe.
Vladimir Borev avoue ne pas penser à l’augmentation de la quantité des
fromages produits, craignant que la course derrière la quantité ne se
répercute d’une manière négative sur la qualité de ses fromages. « Nos
projets, c’est de rester fidèles aux traditions nées il y a quatre siècles en
France. On peut rester une petite entreprise, mais traditionnelle et de haute
qualité. » Ce qui compte pour lui c’est de contribuer à enraciner la culture
des fromages de qualité en Russie. Et même là il a innové : depuis quelques
mois, il anime une émission à la radio de la ville voisine de Dankov dédiée
aux fromages.
Recréer un petit bout de France en Russie
Mais les Russes ne sont pas les seuls à être partis à la conquête de ce
marché porteur qui, avant la mise en place des mesures de restriction,
écoulait quelque 10 000 tonnes de fromages importés de l’Hexagone. Parmi les
pionniers de la fabrication artisanale de fromages « made in Russia » selon
des recettes françaises, il convient de citer le Français Fréderic Piston
d’Eaubonne et son partenaire belge Philippe Nyssen qui ont lancé la
production placée sous l’enseigne « Grand laitier » dans la ville d’Obninsk
(région de Kalouga, 85 km de Moscou). C’est en août 2014, alors que la
disparition des fromages européens des rayons des supermarchés faisait couler
beaucoup d’encre, que ces deux entrepreneurs installés en Russie depuis une
dizaine d’années ont décidé de se lancer dans une aventure à la fois
passionnante et complexe.
Leur projet a également été dicté par les sanctions et les
contre-sanctions qui ont marqué les relations entre la Russie et l’UE il y a
trois ans et demi. Fréderic Piston d’Eaubonne, qui travaillait jusque-là dans
la logistique, se souvient qu’« avec les sanctions l’activité avec l’Europe
est tombée à zéro et il fallait donc trouver un autre job ».
De l’autre côté, la disparition de toute une série de fromages des rayons
de magasins suite à l’embargo démontrait l’inexistence de la production
locale de leurs analogues, explique Philippe Nyssen. À la question visant à
savoir pourquoi cette industrie ne s’était pas développée, les Russes
répondaient que cela était dû à la mauvaise qualité du lait dans leur pays,
chose inconcevable pour Fréderic et Philippe. Pari tenu.
Près de deux ans et demi ont séparé la naissance de l’idée du premier lot
de fromage. Durant cette période, les deux entrepreneurs, engagés sur un
chemin jusque-là pratiquement inexploré en Russie, ont dû penser dans les
moindres détails toute la verticale de la production allant de moyens
d’obtenir du lait adapté à leurs besoins jusqu’à la recréation en chambre
froide des conditions climatiques comparables à celles de l’Hexagone.
« Les défis sont multiples et conséquents, dont celui de garantir de façon
continue la qualité, le goût et la consistance de fromages de régions
climatiques tempérées dans une région climatique continentale et donc sèche
», explique Philippe Nyssen.
Neuf mois après le lancement de la production, « Grand laitier » produit
pas moins de 18 000 fromages par mois, dont des équivalents locaux du
Saint-Marcellin, du Palet ou du Boursin, que distribuent des marchés, une
trentaine de magasins spécialisés dans les produits haut de gamme et quatre
grandes chaînes de supermarchés, dont un en ligne.
Outre une irréprochable qualité – leurs fromages ont déjà été reconnus
comme parmi les meilleurs de la région de Kalouga –, le crédo de Fréderic et
de Philippe est l’accessibilité des prix sur leurs produits qui restent très
abordables.
Contrairement à Vladimir Borev, MM. Nyssen et Piston d’Eaubonne
n’envisagent pas de s’arrêter au stade actuel de leur entreprise.
« L’objectif final est de développer l’entreprise sur les terrains que
nous avons acquis dans la région de Kalouga : une ferme de chèvres sur 392
hectares de terrain agricole et des unités de production de différents types
de fromages sur quatre hectares de terrain industriel », explique Philippe.