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Si vous
vous laissez entraîner dans une discussion sur le terrain de la
privatisation des services publics, vous risquez fort de rencontrer des
contradicteurs qui, sans être pro-activement étatistes, vont
émettre un certain nombre d'objections à l'idée de
remplacer un monopole public par une offre privée multiple.
"Oui, tu comprends, au lieu d'avoir un service unique
dont les clauses sont étudiées par des experts et des parlementaires,
on devra comparer des dizaines d'offres privées, dont certaines
relèveront du pur margoulinage: les gens se feront avoir".
Si votre
interlocuteur est un peu plus pointu, il vous affirmera que "les gains de productivité attendus dans la
production du service lui même seront intégralement
mangés par les frais induits par la concurrence:
nécessité de faire de la pub, d'entretenir autant de
réseaux commerciaux que de sociétés en concurrence, de
verser une marge aux actionnaires: nous paierons au final plus cher".
Et s'il a
vraiment potassé quelques livres plutôt à gauche sur le
sujet, il fermera le débat en affirmant que "si les entreprises se regroupent pour être plus
efficaces, alors pourquoi le regroupement ultime, l'état, ne le serait
pas ?" et d'enfoncer le clou: "La preuve: depuis la privatisation de la poste en
suède, le prix du timbre a augmenté" (*).
Derrière l'apparente rationalité de ces arguments, se dissimule
en fait de lourds contresens, alimentés par notre propension naturelle
à vouloir minimiser nos efforts et nos risques.
Agir coûte
: coûts de transaction vs. coût des règles
L'économiste
Ronald Coase a
expliqué, dans quelques articles magistraux qui allaient lui valoir un
prix Nobel d'économie en 1991, que d'un point de vue théorique,
les transactions étaient supérieures à la loi pour
résoudre les difficultés qui naissent des interractions entre
individus. Mais il a également montré que si les individus
devaient, pour chacun de leurs actes, négocier avec toutes les
personnes avec lesquels ils doivent interagir, alors le «
coût de la transaction » induit par l'action deviendrait
trop élevé et empêcherait la conclusion des transactions,
au plus grand préjudice de tous. Voilà pourquoi les individus
tendent à s'organiser au sein d'entités régies par des
règles et des codes, des "firmes", qui, en substituant
à la transaction des règles et des processus en leur sein,
réduisent ces coûts ("La
nature de la firme", 1937 - résumé
en Français ).
Par extension
totalement abusive de ce raisonnement, certains justifient le recours
à des monopoles d'état comme le moyen ultime de
réduire les coûts de transaction. Leur raisonnement (qui se
réfère rarement à Coase, dont ils n'ont pour la plupart
jamais entendu parler) peut être schématisé ainsi :
si, en remplaçant la transaction par des règles dans l'espace
limité de la firme, celle ci parvient à être plus
efficace, alors l'extension de la règle à l'ensemble de la
société augmentera l'efficacité collective.
Un exemple
récent: les socialistes suisses ont tenté d'expliquer – heureusement,
sans succès - à leurs citoyens, qu'une caisse unique
d'assurance maladie réduirait les frais de structures par rapport
à ceux des 92 compagnies qui actuellement se battent pour
conquérir le client. "92 services comptables, 92 bureaux du
marketing, 92 services de paie, 92 réseaux de vente, tout ceci est il
bien sérieux ? Une caisse unique réduira les coûts
induits". Et les étatistes de conclure que si les firmes
opèrent des fusions et acquisition en vue de réduire leurs
frais de back-office, pourquoi le monopole public, vendu ici comme le stade
ultime de la fusion acquisition, ne constituerait pas à son tour le
meilleur moyen de réduire ces coûts ? L'argument est
utilisé dans l'autre sens, par exemple pour nous expliquer que la
libéralisation de l'électricité ou des postes
augmenterait le coût global supporté par le consommateur.
L'argument est
facilement réfutable. La raison en est simple: la règle
réduit les transactions à l'intérieur de la firme, mais
celles ci reprennent leurs droits à l'extérieur,
forçant l'entreprise à revoir ses règles internes si
celles ci sont moins efficaces que celles en vigueur chez la concurrence,
voire à externaliser certains processus, ce qui revient à
revenir en arrière et substituer des coûts transactionnels
à des coûts de règles internes lorsque ceux-ci
dérapent.
Lorsqu'une offre
devient monopolistique, les termes de la transaction fixés par l'offreur
deviennent de facto "la" règle imposée à tous
hors de toute possibilité de transaction, réduisant
considérablement l'incitation à rendre les règles
internes de l'organisation plus efficientes. Si la réduction des
coûts de transaction par les firmes privées est infiniment
supérieure à celle opérée par l'état,
c'est parce que la concurrence entre firmes les oblige à conserver ces
coûts, qu'ils soient ceux de la transaction ou ceux issus de l'application
de règles, au niveau le plus bas possible. Dans ce domaine comme
dans tous les autres, seule la concurrence réduit les coûts
!
Seule une logique
de marché concurrentiel, sans barrière à l'entrée
de nouveaux offreurs ni frein légal aux fusions-acquisitions entre
eux, permet de déterminer le meilleur compromis entre la
"granularité" nécessaire de l'offre et le niveau de
concentration permettant des économies d'échelle, afin de
proposer la gamme de rapports qualité-prix la plus attrayante à
l'ensemble des consommateurs.
... Mais la
concurrence entre firmes ne transfère-t-elle pas une partie du
coût de transaction sur le consommateur final ?
La logique des
coûts de transaction s'applique aussi au consommateur final. Si celui
ci a le choix entre 50 assureurs pour sa couverture maladie, il devra passer
du temps à comparer des offres, à déterminer celle qui
lui convient le mieux... Et à encourir les foudres de ses proches s'il
se trompe en lisant mal une de ces clauses écrites en bas et tout
petit. Bref, à titre individuel, chaque transaction a un coût
"financier" (en temps passé) et un coût
"émotionnel" (peur de faire un mauvais choix).
L'état
n'hésite pas à se présenter comme l'ultime
réducteur de ces coûts individuels. Prenons à nouveau le
cas d'une assurance maladie publique monopolistique comparée à
une offre privée diversifiée. Reconnaissons qu'aller
négocier "le bout de gras" avec plusieurs assureurs n'est
pas une façon toujours agréable d'occuper ses loisirs. Le
monopole public jouit de ce point de vue d'un apparent avantage marketing:
prélèvements automatiques, pas d'alternative possible, tiers
payant souvent pris en charge de façon souvent transparente, clauses
étudiées par des technocrates souvent perçus comme
"des experts" travaillant " au nom de
l'intérêt général" et "sous
contrôle politique"... Pas besoin de distraire de
précieuses minutes de son temps libre pour de fastidieuses
séances de choix de fournisseur, l'état-Nounou fait tout
ça pour vous ! Et si vous êtes mal remboursé, ce n'est
pas parce que vous avez signé un mauvais contrat, c'est parce que
"c'est comme ça": vous avez une excuse facile ! C'est sur
cette paresse naturelle de l'individu, qui cherche à diminuer
l'effort et le risque qu'il consent en vue d'obtenir un résultat, que
jouent parfois les monopoles publics pour justifier leur existence: avec eux,
vous ne vous fatiguez pas et vous êtes sûrs de ne pas vous
tromper tant que vous oubliez de réfléchir à ce qu'ils
vous coûtent vraiment !
Ceci dit, cette
argumentation pro-étatiste est de moins en moins facile à
vendre. Tout d'abord, des intermédiaires spécialisés
dans la réduction des coûts de comparaison des offres profitent
de l'éclosion de l'âge de l'information disponible partout tout
le temps et à coût très bas pour prospérer.
MeilleurTaux.com, Kelkoo, E-bay et les forums d'utilisateurs sont de fabuleux
économiseurs d'énergie individuelle pour se repérer dans
une jungle d'offres pléthoriques !
D'autre part, il
devient de plus en plus difficile, pour ces monopoles publics, de masquer le
fait que le coût de leur inefficacité dû à l'absence
de concurrence surpasse de très loin celui de l'investissement
personnel nécessaire à un individu pour exercer sa
capacité de choix. De plus en plus de gens comprennent qu'avec le
monopole public, ils sont peut être sûrs de ne pas se tromper,
mais ils sont absolument certains de se faire avoir... Les
suisses l'ont bien compris en mars 2007. Les Français qui
tentent massivement de fuir l'éducation nationale en inscrivant leurs
enfants dans l'enseignement privé sont en train de s'en rendre compte
aussi.
Un autre
exemple: nous devons aujourd'hui étudier les offres
téléphoniques d'une poignée d'opérateurs
téléphoniques (sans compter les MVNO), ce qui n'est pas
toujours facile, mais l'on se rappelle encore du temps où même
les communications locales étaient facturées fort cher à
la minute, et où France Télécom mettait plusieurs
semaines à installer une ligne. De plus en plus de personnes
comprennent qu'un peu de temps ''perdu'' à sélectionner le
service le plus adapté à ses besoins et à son budget est
largement compensé par le rapport qualité-prix de l'offre
disponible.
Gageons
qu'à l'avenir, ces arguments relatifs aux différents
coûts de transactions ne pourront plus être fallacieusement
détournés par les monopoles étatiques pour justifier
leur existence. Mais en attendant, cette dialectique reste couramment
employée et rencontre encore un certain écho, nourri par la
paresse naturelle des individus envers les transactions qui ne leur apportent
pas de plaisir immédiat.
Petits
départements ou grandes régions ?
La même
logique nous est servie pour justifier la nécessité de
supprimer les petits échelons administratifs que sont les communes et
les départements, au profit de grandes entités que sont les
"communautés de communes" et les régions. Deux
arguments nous sont servis à ce stade: le premier est que "des
grandes entités peuvent lancer de grandes politiques", ce qui
devrait faire peur à tout libéral digne de ce nom, le second
est que "les coûts bureaucratiques seraient réduits"
suite à un tel transfert : moins d'assemblées, de services
comptables, de bureaux du personnel, etc... Rêves d'énarque que
tout cela.
Tant la
théorie que l'expérience nous montrent que ce second argument
ne vaut rien. Lorsque, sur une aire géographique correspondant
à un bassin d'emploi donné, plusieurs collectivités sont
en concurrence pour offrir le meilleur rapport "prix prestations"
aux habitants, alors elles tendent à être mieux
gérées et plus efficaces. L'IEDM montre, dans
une étude bien documentée, que les fusions de communes
moyennes au sein de grandes métropoles unifiées (Toronto,
Montréal, entre autres) a conduit à un désastre en terme
de qualité de gestion et de projets mis en oeuvre. Le même
constat d'échec peut être tiré des mégafusions
municipales conduites aux USA depuis les années 60-70. La
situation antérieure, où des entités plus petites
collaboraient sur certains projets mais restaient globalement en concurrence,
coûtait moins cher au contribuable et procurait globalement une
meilleure satisfaction quant à la qualité des services
financés par l'argent public. Aucune approche théorique
ne peut montrer qu'il en irait différemment si les compétences
de conseils généraux étaient transférés
à de véritables petits états que sont les
régions.
Cela ne signifie
pas qu'il convient de ne rien faire concernant la prolifération de
structures publiques qui se marchent les unes sur les autres en France, mais
la fusion d'entités de taille petite ou moyennes au profit de
méga-institutions, en réduisant la concurrence
interstructurelle, est sûrement la pire des solutions que l'on puisse
imaginer : à problème mal posé, réponse
inadéquate. J'y reviendrai en détail dans les jours à
venir.
Conclusion
: too big, too bad !
Les arguments
liés aux économies d'échelle que l'on peut attendre d'un
monopole, réduisant le nombre de "fonctions support" (GRH,
paye, comptabilité, publicité, etc...) nécessaires pour
permettre aux opérationnels d'accomplir une mission donnée,
sont fondamentalement erronés. Seuls des mécanismes
concurrentiels efficaces peuvent déterminer le bon équilibre
entre taille et nombre de structures accomplissant une mission ou une
prestation commerciale pour des clients ou des usagers.
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(*) Au fait, et notre prix du timbre scandinave cité au premier
paragraphe, pourquoi a-t-il augmenté ? Et bien, d'une part parce que
le gouvernement suédois a taxé cette marchandise redevenue
profitable, et d'autre part parce qu'il a supprimé toute forme de
subvention déguisée aux opérateurs de courrier. le
prix hors taxe, n'a pas augmenté plus vite que l'inflation, et
n'exclut plus aucun coût caché transféré sur
l'impôt.
Vincent
Bénard
Objectif Liberte.fr
Egalement par Vincent Bénard
Vincent Bénard, ingénieur
et auteur, est Président de l’institut Hayek (Bruxelles, www.fahayek.org) et Senior Fellow de Turgot (Paris, www.turgot.org), deux thinks tanks francophones
dédiés à la diffusion de la pensée
libérale. Spécialiste d'aménagement du territoire, Il
est l'auteur d'une analyse iconoclaste des politiques du logement en France,
"Logement,
crise publique, remèdes privés", ouvrage publié
fin 2007 et qui conserve toute son acuité (amazon), où il
montre que non seulement l'état déverse des milliards sur le
logement en pure perte, mais que de mauvais choix publics sont directement à
l'origine de la crise. Au pays de l'état tout puissant, il ose
proposer des remèdes fondés sur les mécanismes de
marché pour y remédier.
Il est l'auteur du blog "Objectif
Liberté" www.objectifliberte.fr
Publications :
"Logement: crise publique,
remèdes privés", dec 2007, Editions Romillat
Avec Pierre de la Coste : "Hyper-république,
bâtir l'administration en réseau autour du citoyen", 2003, La
doc française, avec Pierre de la Coste
Publié avec
l’aimable autorisation de Vincent Bénard – Tous droits
réservés par Vincent Bénard.
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