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Le
XXe siècle fut le siècle de la croissance ininterrompue de
l’État. Mais pour comprendre ce phénomène, il est
nécessaire de regarder un peu en arrière. C’est en effet
à partir de la Révolution Française qu’on trouve
les grands théoriciens de l’État moderne. Et Hegel fait
partie de ceux-là.
Dans La
société ouverte et ses ennemis (1945), Karl Popper range la
pensée hégélienne, avec celle de Platon, au nombre des
ennemis de la société ouverte. Selon lui, les idées
principales du totalitarisme au XXe siècle sont presque toutes
directement inspirées de Hegel : nationalisme, marxisme,
fascisme. Pour notre part, nous nous contenterons de souligner l’apport
original de Hegel à deux grandes idées constitutives de la pensée
moderne et contemporaine, de droite comme de gauche :
l’historicisme et l’étatisme.
L’historicisme
L'historicisme est une doctrine philosophique qui affirme
que les connaissances, les courants de pensée ou les valeurs d'une
société sont le reflet d’une situation historique
contextuelle. Karl Popper compte parmi ses principaux critiques (Voir son
livre : Misère de
l'historicisme). Popper reproche en effet aux historicistes de
présupposer l’existence d’une loi de l'évolution du
monde, une prétendue détermination de l'histoire : ainsi
pour Hegel, nous avançons progressivement vers une étape ultime
de l’humanité, guidés par une certitude semblable
à celle que nous donnerait une loi de la nature. Ce but de
l’histoire, c’est le développement de l'Esprit ou de la
Raison à travers les peuples.
Hegel affirme tout d’abord « la
conviction générale que la Raison a régné et
règne dans le monde aussi bien que dans l’histoire ».
L’Histoire, selon lui, n’est pas autre chose que l’Absolu
en devenir. L’Absolu n’est pas transcendant, mais immanent et
l’Histoire est Dieu en marche.
Avec sa théorie de « la
ruse de la raison », Hegel pose que dans l'histoire « tout s'est
déroulé rationnellement », y compris ce qui
semble irrationnel et absurde (passions, guerres, ce que Hegel appelle
« le négatif »). Dans cette perspective, le
cours de l'histoire est nécessaire, rendant impossible la distinction
entre être et devoir-être car « l'histoire du
monde est le tribunal du monde ». Tout ce qui
arrive devait arriver de
toute éternité. L'historicisme
est donc la réduction du droit au fait, la négation de toute
norme transcendante pour juger le réel puisque toutes les normes sont
à penser comme historiques et relatives. À chaque
époque particulière, un État peut devenir le
véhicule privilégié de l'Absolu. Cet État est
reconnu par sa position dominante dans l'arène des nations. Cette
nation a un droit absolu sur toutes les autres, y compris le droit de provoquer
des guerres. Pour Hegel, les guerres entre les nations sont des étapes
inévitables et saines de l'évolution de l'Absolu. La nation qui
gagne les guerres pendant une période donnée est une
incarnation plus parfaite de la Raison du monde que les autres.
Au XXe siècle, la gauche marxiste substitue la
guerre des classes à la guerre hégélienne des nations,
la droite lui substitue la guerre des races. Mais le principe reste le
même : l’histoire justifie tout.
L’étatisme
Pour Hegel, l'État est la plus haute
réalisation de l'idée divine sur terre et le principal moyen
utilisé par l'Absolu pour se manifester dans l’histoire. Il est
la forme suprême de l'existence sociale et le produit final de
l'évolution de l'humanité. En effet, l’État
hégélien n’est pas un simple pouvoir institutionnel,
c’est une réalité spirituelle. Pour
Hegel, l'Esprit s’incarne dans l'État, rejoignant ainsi l'idée
du « Léviathan » de Hobbes, qui identifie le divin et
l'État. « Il faut donc vénérer l'État
comme un être divin-terrestre », écrit-il dans Les
principes de la philosophie du droit (Principes
de la philosophie du droit, § 272, add.).
Bien entendu, Hegel distingue l’État comme
réalité spirituelle des États historiques qui n’en
sont que des manifestations imparfaites. Il reste que l’État
n’est pas considéré comme un moyen d’être
libre mais comme une fin en soi. Il est la liberté. « Si l'on confond l'État avec la
société civile et si on lui donne pour destination la
tâche de veiller à la sûreté, d'assurer la
promotion de la propriété privée et de la liberté personnelle, c'est l'intérêt des
individus comme tels qui est le but final
en vue duquel ils se sont unis et il s'ensuit qu'il est laissé au bon
vouloir de chacun de devenir membre
de l'État. Mais l'État a un tout autre rapport avec l'individu
; étant donné que l'État est Esprit objectif, l'individu
ne peut avoir lui-même de
vérité, une existence objective et une vie éthique que
s'il est membre de l'État
». (Principes de la
philosophie du droit, § 258, Rem.)
L’État n’est pas un simple instrument qui
permettrait à la société civile de mieux se gérer
elle-même, il est ce par quoi l’individu se réalise,
moralement et spirituellement. L'obéissance à la volonté
de l'État est la seule façon pour un homme d'être
fidèle à son moi rationnel, parce que l'État est le vrai
soi de l'individu.
Dans les Principes
de la philosophie du droit, Hegel écrit encore :
« L’État est la réalité en acte de la
liberté concrète » ou encore
« l’Esprit enraciné dans le monde »
(§260, §270). « Tout dans l'État, rien contre l'État,
rien en dehors de l'État » disait Benito Mussolini à
la Chambre des députés en 1927, faisant ainsi écho
à Hegel.
Hegel vs. Adam
Smith
L'idée hégélienne d'un
développement spontané de l'Esprit dans l’histoire rejoint,
à certains égards, l’idée d'ordre
auto-organisé, à la racine de la « main invisible »
de Smith. Ce dernier, dans Les
recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
développait l’idée d’une harmonie naturelle des
individus guidés par leur intérêt : « Tout en ne
cherchant que son intérêt personnel, il [l’individu]
travaille de manière bien plus efficace pour
l’intérêt de la société, que s’il
avait réellement pour but d’y travailler »
Mais la théorie hégélienne de
l’histoire est aux antipodes de celle de Smith. Selon Hegel, le
développement historique est l'œuvre de la Raison, entendue comme
un processus supra-individuel. Dans ce processus, les libres initiatives des
individus ne jouent aucun rôle créatif. Les initiatives individuelles
se juxtaposent mais ne créent pas un ordre. La Forme est uniquement l'œuvre
de la Raison.
Du point de vue de la Raison, la volonté
individuelle n’existe pas. C’est une abstraction qui ne se
réalise que dans les collectivités (les peuples, les nations,
l’État). « Les individus disparaissent devant la
substantialité de l’ensemble et celui-ci forme les individus
dont il a besoin. Les individus n’empêchent pas qu’arrive
ce qui doit arriver. (…) Il est fort possible que l’individu
subisse une injustice – mais cela ne concerne pas l’histoire
universelle et son progrès, dont les individus ne sont que les
serviteurs, les instruments. » (La Raison dans l’histoire). Les souffrances individuelles
ne sont que les nécessaires dégâts collatéraux de
la Raison en marche. Le vrai sujet de l'Histoire est pour Hegel les peuples
en lesquels, à chaque époque, s'incarne l'Esprit.
Hegel admirait Napoléon comme celui qui avait su
restaurer l’État comme puissance absolue après la
Révolution. Il voyait dans la victoire de Napoléon à Iena en 1806, « l’Esprit du monde
à cheval ». Plus réaliste, Germaine de Staël
voyait en Napoléon un « Robespierre à
cheval ». En déclarant que « l’État
est l’Idée divine telle qu’elle existe sur terre » (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, p.46),
Hegel n’a pas voulu les sombres événements du XXe siècle,
certes, mais il n’est pas dénué de toute responsabilité
intellectuelle. Il n’a pas prôné toutes les mesures
sociales, économiques et politiques prises par les partis uniques du
XXe siècle, mais il a réduit à rien, philosophiquement,
les valeurs et les principes de la société de droit.
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