Interview de Frédéric Sautet, professeur
d’économie à la Catholic University
of America à Washington DC.
Trop Libre : Frédéric
Sautet, vous enseignez aux Etats-Unis depuis de nombreuses années maintenant.
Quelles sont, selon vous, les différences culturelles qui peuvent exister
entre la France et les Etats-Unis dans leur appréhension de l’économie ?
Comment les expliquer ?
Frédéric Sautet : Les études montrent qu’il existe des différences en
effet. Que ce soit parmi les populations ou en ce qui concerne les
économistes (voir par exemple les études publiées dans Econ
Journal Watch). Historiquement, les Américains font davantage confiance à la
société civile et au marché que les français. Les raisons sont multiples et
remontent à la Guerre d’Indépendance et au rejet de la monarchie de George
III perçue comme tyrannique par les colons américains. Depuis lors le rôle de
l’Etat a toujours été volontairement limité aux Etats-Unis, surtout par les
institutions (ex. le Bill of Rights). Le modèle
américain repose sur l’idée de la liberté naturelle : l’économie
fonctionne correctement car elle est libre et ainsi, elle bénéficie au plus
grand nombre. L’histoire française est différente. Le rôle de l’Etat est
traditionnellement plus important, au moins depuis Colbert. C’est une
différence culturelle indéniable.
Mais ces dernières décennies ont été les
témoins d’une évolution importante aux Etats-Unis : le rôle de l’Etat a
changé et sa taille a augmenté, surtout au niveau fédéral. C’est un phénomène
graduel bien sûr, mais on en voit maintenant certains aboutissants. Aujourd’hui le débat est entre la poursuite
d’un modèle plus européen (avec Obamacare par
exemple) qui amène son cortège de problèmes (surtout déficit et dette
publics) et un retour vers le modèle « rêve américain » qui repose
sur le principe de méritocratie (ce que revendique le Tea
Party). C’est le futur de l’Etat providence qui est en question, car ce sont
les dépenses sociales qui ont le plus augmenté depuis les années 1980. Ces
transferts sont en grande partie liés à l’évolution démographique (qui est
similaire des deux côtés de l’Atlantique) mais aussi aux conditions de l’économie
(qui sont traditionnellement différentes des deux côtés de l’Atlantique). Au
bout du compte, on est peut-être en train de voir un changement culturel
profond aux E-U avec une redéfinition du rêve américain qui pourrait
s’européaniser. Les prochaines élections présidentielles seront clés dans les
deux pays.
Trop Libre :
Comment jugez-vous l’état de l’économie française aujourd’hui ? Que
faudrait-il faire pour la rendre plus efficace ?
Frédéric Sautet : La situation de l’économie française est catastrophique.
Beaucoup de statistiques le prouvent. Mais prenons un exemple qui est
rarement discuté dans les média. La France est classée quarantième et
soixante-dixième, respectivement, dans les deux indices qui mesurent la
liberté économique (“Economic Freedom
of the World” et “Index of Economic Freedom”). En outre, son classement se détériore
régulièrement quelque soit la mesure utilisée, ce
qui est important en terme de tendance. Tout d’abord cela veut dire que
l’économie française ne repose pas sur un modèle d’une économie capitaliste
peu réglementée et flexible (contrairement aux affirmations de ceux qui
voient l’« ultra-libéralisme » comme la source de tous les maux
français). Bien au contraire ! Ensuite cela veut aussi dire que
l’évolution du revenu par tête est plus faible que ce qu’elle pourrait être
si la France était dans le top 10 ou 15 car les pays les plus libres sont
aussi les plus riches par habitant. Le coût d’opportunité en terme de revenus non gagnés va devenir de plus en plus
lourd pour les Français. Le modèle français est en train d’appauvrir le pays,
relativement et absolument, dans le long terme. Et ces effets se font déjà
sentir.
Les E-U se sont longtemps distingués de
l’Europe par leur marché du travail plus flexible permettant une plus grande
création d’emplois — une différence de taux de chômage de plus de deux points
en moyenne (et plus si l’on prend en compte le chômage réel en France). Mais
depuis quelques années, les E-U aussi ont chuté dans les classements et sont
sortis du top 10. Les effets sont encore peu visibles, mais la tendance est
là ce qui n’est pas de bon augure sur le long terme.
Les pays à émuler aujourd’hui, et depuis
maintenant une quinzaine d’années, sont l’Australie, le Canada et la Nouvelle
Zélande (en plus de Singapour et Hong-Kong qui sont moins facilement
imitables). Ces trois pays sont maintenant constamment dans le top 10, et la
santé de leurs économies respectives le montre. Tous les pays du top 10 ont
adopté comme objectifs un marché du travail flexible, des dépenses publiques
limitées et équilibrées, et des prélèvements fiscaux raisonnables. Ce sont
les clés d’une économie prospère sur le long terme. Les pays qui ont
poursuivi tant bien que mal ces politiques d’année en année ont engrangé des
dividendes énormes (ex. la Nouvelle Zélande a un taux de chômage de 6%, en
hausse depuis la crise de 2009…).
Réduire les dépenses publiques et revenir à
un marché du travail flexible avec un niveau de prélèvements raisonnable est
un casse-tête pour l’élite politique française actuelle qui ne veut pas
regarder en face la question de la chute de la maison France. Les Français
vivent dans un mensonge collectif : celui d’un modèle économique et
social hors pair et fonctionnel. Il faut “dé-scléroser” la France de toute urgence
en réduisant les entraves aux gains à l’échange et en restaurant les
incitations à la création de richesse. L’Etat doit renoncer aux fausses
promesses (en termes de retraites, de prestations sociales, de transferts,
etc.) faites dans l’après-guerre ainsi que dans les trente dernières années,
et rétablir une société qui repose sur la libre entreprise, un marché du
travail flexible, une pression fiscale raisonnable (avec des taux marginaux
faibles), et des dépenses publiques limitées et en équilibre. Un tel programme
de réformes prendrait moins de cinq ans à mettre en place, et ses résultats
changeraient la dynamique économique du pays. Cela impliquerait de faire
confiance aux individus pour qu’ils bâtissent pour eux-mêmes et leur famille
une existence prospère et libre.
Trop Libre : Le
Président Hollande a nommé Manuel Valls Premier ministre, qui est connu pour
appartenir à l’aile réformiste du Parti socialiste français. A votre avis, la
France peut-elle avoir un gouvernement libéral ?
Frédéric Sautet : Si la France a un jour un gouvernement plus libéral, ce
sera parce qu’une nouvelle élite aura le courage de faire les réformes pour
sauver l’économie. Pour l’instant je ne vois pas qui serait en position de
faire cela, mais j’espère avoir tort. On peut avoir des surprises parfois.
Personne n’avait vu venir Roger Douglas (NZ), Paul Martin (Canada), ou John
Howard (Australie). Pourtant ils ont été présents et ils ont fait des pas de
géant dans la bonne direction.
Trop Libre : Au
regard de votre expérience, quel est l’avenir du Conservatisme aux Etats-Unis
? Et en France ?
Frédéric Sautet : C’est une question intéressante car le conservatisme est
à un tournant important dans son histoire. Aux E-U comme en France, il y a un
ras-le-bol de la politique. La droite classique américaine est remise en
cause par beaucoup d’électeurs qui veulent des politiciens plus courageux et
moins de langue de bois. Certains conservateurs s’en sont rendu compte. Rand
Paul, Marco Rubio, Susana Martinez, Scott Walker,
Bobby Jindal, ou encore Paul Ryan sont des membres
du parti Républicain qui se rapprochent des libertariens.
Ils apportent des réponses différentes des conservateurs traditionnels en ce
qui concerne la politique d’immigration ou le rôle des E-U dans les conflits
internationaux, pour ne citer que deux domaines. Il est fort possible que
l’on assiste dans les années à venir à une redéfinition complète du
conservatisme aux E-U avec un recentrage sur les valeurs classiques du
mouvement (qui sont plus libérales) et un renoncement partiel au
conservatisme social et religieux qui a montré ses limites.
Le conservatisme en France fait face à des
problèmes similaires. Il est devenu difficile de distinguer les politiques de
droite et de gauche tant elles sont semblables. La droite française a le choix entre continuer de nourrir l’étatisme ou
s’engager dans les réformes nécessaires pour redresser le pays. Dans
tous les cas, un virage vers le libéralisme surprendra tout le monde. En
Nouvelle Zélande, c’est la gauche qui l’a pris en 1984. La droite l’a suivie
en 1990. Alors pour la France, qui sait d’où il pourrait venir…
Une version
antérieure de cette interview a été publiée sur Trop
Libre le 25 juin 2014
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