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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Après
la Chine, coupable d’obstinément sous-évaluer sa monnaie
afin de favoriser ses exportations, l’économie occidentale vient
de se trouver un deuxième grand responsable des
déséquilibres mondiaux qui la perturbent gravement : voici venu
le temps de l’Allemagne, dénoncée comme appliquant une
politique néfaste de modération salariale, à qui
l’on demande désormais de diminuer les impôts (pour ne pas
donner à quiconque de mauvaises idées).
On
remarquera qu’il s’agit des deux plus grandes puissances
économiques exportatrices mondiales, atteintes d’un mal que
l’on n’avait pas encore détecté et que le docteur
Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France et président (tournant)
de la Banque des règlements internationaux, vient de diagnostiquer
avec perspicacité sur les ondes de la radio française BFM :
« La situation où un pays accumule les excédents est
une situation qui traduit un déséquilibre entre la consommation
et la production » (sic). On est loin du temps où la
puissance d’un pays se mesurait aux excédents de sa balance des
payements !
Dans
les deux cas, ces pays et la politique économique qu’ils
défendent sont montrés du doigt, sommés de la corriger
afin de contribuer à remettre sur ses pieds un monde qui marcherait
dorénavant sur sa tête (ce que l’on avait
déjà remarqué). Ceux-là mêmes qui avaient
hier droit aux félicitations du jury. Les impétrants, on ne
s’en étonnera pas, protestent de leur innocence et se drapent
outragés dans leurs vertus en prétendant ne rien vouloir
changer.
Les
réactions n’ont pas tardé. Aux Etats-Unis, des
sénateurs annoncent vouloir déposer une loi prévoyant
des sanctions (des taxes à l’importation) pour les pays dont la
monnaie sera sous-évaluée. On attend avec intérêt
la définition des critères d’évaluation de la
juste valeur de la monnaie, ainsi que l’acronyme de la nouvelle agence
fédérale chargée de la calculer ! En Europe, le premier
de la classe est sommé de diminuer ses impôts, afin que le
danger d’une déflation qui est aux portes du continent
s’éloigne.
Dans
les deux cas, la Chine et l’Allemagne devraient, afin de remettre le
monde à l’endroit, réorienter leur activité
économique en privilégiant le développement de leurs
marchés intérieurs (en accroissant le pouvoir d’achat).
Nous en sommes là ! pas à un paradoxe près, si
l’on contemple les effets de la politique de distribution de la
richesse de ces dernières décennies, dont cela
n’était pas spécialement l’objectif principal !
Beaucoup, par
ailleurs, cherchent des bases de repli face aux vents mauvais du monde. La
tendance est au protectionnisme européen, afin de se donner un peu
plus de poids et de chances. Mais les remparts de cette forteresse seront-ils
assez hauts pour que puisse s’y développer, à
l’abri, une économie nous protégeant des miasmes qui nous
ont déjà atteints, car nos propres sociétés en
sont à l’origine ?
Se
contenant d’incriminer ces déséquilibres, la description
de la crise économique qui nous est proposée est un peu courte
et ses remèdes sont illusoires. Des raisons plus profondes sont
à l’origine des déséquilibres que l’on
déplore. Ce sont elles sur lesquelles il faudrait agir, pour y
remédier. La crise financière et économique a contribué
à révéler, de manière aigüe, ce dont la
globalisation menée selon les instructions du capitalisme financier
est à l’origine. C’est à globalisation alternative
que nous pourrions réfléchir et oeuvrer.
Quoiqu’il
en soit, le monde est en train de changer d’axe, les pays
émergents ont émergé et s’affirment dans toute
leur puissance, les pays développés peinent à la
tâche et sont à la recherche de nouveaux moteurs de croissance. L’industrie
financière, elle, s’est largement affranchie des
contingences nationales et des frontières, sauf en ce qui concerne ses
petits coins de paradis qu’elle jalouse férocement.
Retranchés derrière nos murs, pourrions-nous réellement
nous en protéger ?
Ainsi,
si l’on considère la logique perverse d’une « chinamérique » qu’il faudrait
redresser, on saisit qu’il est absurde de fonder ses espérances
sur un développement un tant soi peu rapide du marché
intérieur chinois (qui prendra des décennies et suppose une
évolution en profondeur de la société, pour laquelle
existent de nombreux obstacles), ainsi que de l’autre côté
du Pacifique sur une nouvelle jeunesse de l’industrie américaine
(qui sera toujours pénalisée par le différentiel des
coûts salariaux, pour ne parler que de ce handicap tout aussi durable).
Il
suffit de voir les extraordinaires difficultés rencontrées par
l’industrie automobile américaine (et sa crise
spécifique), pour comprendre que l’appareil industriel
américain est globalement orienté vers une production
adaptée à des modes de consommation portés par une
société prospère qui appartient au passé ; que sa
reconversion est une tâche d’aussi longue haleine que va
l’être l’accès à un mode de consommation et
de vie modernes des masses paysannes chinoises de
l’intérieur du pays, laissées pour compte d’une
croissance qui ne les concerne que lorsqu’il leur est
demandé d’y contribuer en tant que travailleurs
intérieurs migrants.
Tirer
ce fil rouge permet de comprendre que la dualité – pour ne pas
dire le fossé – qui existe au sein de ces
sociétés, dans leur très grande diversité,
représente autant si ce n’est plus un obstacle qu’un
potentiel à leur développement. Que celui-ci est en
réalité très inégal, et qu’il y a des
raisons à cela, qui ne sont pas évoquées et encore moins
combattues. Une caractéristique occultée en Chine, en raison de
la fascination que crée un développement concentré sur
sa bande côtière, comme aux Etats-Unis, pays le plus riche du
monde qui comporte le plus de pauvres ! (ainsi que le plus grand nombre de
prisonniers : 2,3 millions, soit un sur cent des Américains en
âge d’être incarcéré, selon le Pew Center).
A
la faveur du basculement du monde en train de s’opérer, cette
vision peut être élargie à une autre
dualité : celle qui va le diviser selon de nouvelles
frontières. D’un côté les pays continuant de
connaître un fort taux de croissance, de l’autre ceux qui vont
connaître pour une longue période une croissance proche de la
stagnation. Et l’on peut s’interroger à propos des
tendances qui se manifestent : la période qui s’annonce ne
va-t-elle pas être caractérisée par un approfondissement
des dualités en question, qu’elles s’expriment au sein des
sociétés comme entre les pays et régions du monde ?
Notre
description du monde, pour sûr, s’en trouverait assez
chamboulée ! Nous amenant à reconsidérer, en vrac,
à la fois nos modèles de développement et nos
modèles de société. Pour le meilleur, ou bien pour le
pire quand on commence à évoquer la Tiers-Mondisation
de la planète, énumérant les signes extérieurs
d’exclusion qui expriment sa progression.
Les
pays occidentaux sont face à un constat difficile. Tout a
été fait pour qu’ils vivent en s’endettant, au
grand bénéfice des marchés financiers. Les particuliers
comme les Etats, on le découvre maintenant, mais un peu tard. Alors
que la machine à fabriquer du crédit n’est plus en mesure
d’y pourvoir comme avant. Non pas que les masses de capitaux flottants,
qui ont démesurément enflé en quelques dizaines
d’années, ne soient pas là, mais parce qu’ils sont
à la recherche de rendements qu’ils ne peuvent trouver que dans les
salles de jeu du casino. Pas dans l’économie réelle, dont
la solvabilité est devenue douteuse. Et parce leurs détenteurs
se sont brûlés les doigts avec certains jouets qui se sont
révélés dangereux.
Si
l’endettement des particuliers, qui était un des moteurs de leur
consommation, et par voie de conséquence de la croissance
économique, est en panne, par quoi donc le remplacer ? Telle est
la question qui doit être résolue. Elle n’est pas encore
apparue dans toute son ampleur, mais elle le fera très vite,
dès lors que cesseront les plans de soutien à
l’économie (les primes à la casse par exemple, qui ne
peuvent être éternellement reconduites), que les programmes
d’aide sociale seront écornés au nom de la
nécessaire rigueur, et que le pouvoir d’achat global stagnera ou
même reculera.
Aux
Etats-Unis, le pays où la contribution de la consommation des
particuliers à la croissance économique est la plus forte en
pourcentage (70%), les programmes de soutien étatiques se multiplient
au fur et à mesure que se délite le tissu économique.
L’Etat fédéral s’implique dans des domaines de plus
en plus nombreux, afin de contenir la crise sociale des classes moyennes.
Symbole de cette situation, le Sénat vient dans l’urgence
d’adopter un ensemble de dispositions, dont la prolongation de
certaines déductions fiscales et aides aux chômeurs, dans
l’espoir de générer des créations d’emploi.
Les aides se poursuivront jusqu’au 31 décembre 2010, mais
après, comment faire face à un chômage devenu structurel
(un problème qui n’est pas spécifique aux Etats-Unis)?
Cela
s’ajoute à d’autres mesures, destinées à
tenter d’enrayer la chute du marché immobilier et la progression
des saisies, à favoriser l’achat de voitures ou à
accroître le nombre de bourses pour les étudiants qui ne peuvent
plus les financer par emprunt bancaire. Sans parler du gros morceau de la
réforme de la santé, destiné à procurer une
couverture sociale à des dizaines de millions
d’Américains (il y aura encore des laissés pour compte).
Afin d’éclaircir ce sombre horizon, Barack
Obama est à la recherche d’un moteur
de croissance – dont le taux actuel ne pourra être tenu, comme il
est largement reconnu – et revendique une place de « premier
exportateur de biens et services dans le monde ». Mais l’économie
américaine a, en réalité, perdu dans les années 90
cette place qu’elle ne retrouvera pas, c’est un slogan.
Aujourd’hui, elle est rétrogradée à la
troisième, derrière la Chine et l’Allemagne qui sont au
coude à coude. Comment, dans ces conditions, va-t-il être
possible de réduire le déficit public, si l’implication
financière de l’Etat continue de se révéler
indispensable, afin de soulager une crise sociale dont l’ampleur ne
nous parvient encore qu’atténuée en Europe et qui va
encore s’approfondir ?
Quant
à l’Allemagne – la question est partout suffisamment
soulignée pour qu’il ne soit pas nécessaire de s’y
appesantir – comment pourrait-elle prétendre rester
prospère dans une Europe qui doit se préparer à ne plus
y être ? Ce repli sur lequel elle se renferme repose sur des mérites
et une excellence pas partagés, dans la droite ligne
idéologique de libéraux allemands à l’offensive,
face auxquels la chancelière Angela Merkel
résiste passivement ne pouvant leur faire front. Il n’a
toutefois aucun avenir. Comme le fait remarquer avec pertinence Martin Wolf
dans sa dernière chronique du Financial Times, ce n’est pas
l’Allemagne qui va exclure de la zone euro les brebis galeuses comme
elle prétend s’y préparer, c’est elle qui se place
dans la logique de risquer de devoir en sortir.
« Ils
ne mourraient pas tous, mais tous étaient
frappés » : les Européens sont dans ce contexte
condamnés à faire corps, s’ils veulent s’adapter au
mieux à la nouvelle donne. Leur protection sociale et le rôle
maintenu de l’Etat sont leurs points forts, après avoir
été si décriés. C’est de leur renforcement
qu’il devrait être question et non pas de leur mise en cause, au
prétexte d’une rigueur destinée à saper le peu de
croissance que les économistes croient pouvoir déceler. Restera
ensuite à mettre en marche le moteur d’un développement
économique européen adapté au changement d’axe du
monde.
Pour
commencer, les tables de la loi devront être réécrites.
Les critères d’un pacte de stabilité européen qui
n’est plus respecté et ne pourra plus l’être revus.
Remplacés par un nouveau dispositif qui ne pourra pas se
résumer à la mise en oeuvre de
mesures de basse police – comme une sorte de Fonds monétaire
de quartier, tel un commissariat du même nom – mais qui
impulsera une politique collective de développement s’appuyant
sur un financement européen. C’est cela, ou…
La
Commission de Bruxelles vient d’évaluer les programmes de
réduction des déficits de 14 pays (Allemagne, Autriche,
Belgique, Bulgarie, Espagne, Estonie, Finlande, France, Irlande, Italie,
Pays-Bas, Royaume-Uni, Slovaquie et Suède) : « d’une
manière générale, pour la majorité des quatorze
programmes examinés, les hypothèses de croissance sous-tendant
les projections budgétaires sont jugées plutôt optimistes »,
a conclu la Commission afin de ne pas faire de la peine. Ce qui, traduit, signifie
que les gouvernements en question parient sur des perspectives
économiques irréalisables et que les objectifs assignés
ne seront par conséquent pas tenus. Comme vient de l’annoncer le
directeur général du FMI, la reprise économique est
« meilleure que prévu », en tablant sur 4% de
croissance du PIB mondial cette année (après avoir prévu
3,9% en janvier dernier). Cela risque fort de ne pas suffire, vu la
contribution européenne à cette moyenne.
Pour
poursuivre, enfin, la définition et la mise en oeuvre
d’un nouveau modèle, non seulement économique mais aussi
de société, sont en gestation et pourraient s’affirmer.
Un modèle qui élargira à l’économie une
démocratie qui tend à se perdre dans le domaine politique. Tant
il est vrai que – dans nos sociétés occidentales, comme
dans celles des pays qui ont émergé – la croissance
économique n’a de sens que partagée et s’appuyant
sur ce que les Grecs ont appelé la souveraineté du peuple : la
démocratie, dont de nouvelles formes, à maturité, sont
à formaliser.
Demain,
c’est certain, sera un autre jour.
Billet
rédigé par François Leclerc
Paul Jorion
pauljorion.com
(*) Un « article presslib’
» est libre de reproduction en tout ou en partie à condition que
le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
contributions. Il pourra continuer d’écrire comme il le fait
aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
s’exprimer ici.
Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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