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On
caractérise habituellement le libéralisme classique comme une
doctrine naïve qui nie l'importance du cadre institutionnel et accorde
une foi aveugle dans le mécanisme miraculeux de la « main
invisible » pour parvenir à l’harmonie magique des
intérêts. Quoique répandue, cette conception n'est rien
de plus qu'une caricature. Pour s’en convaincre, il faut lire les Harmonies Economiques de
Frédéric Bastiat.
1° La notion d’harmonie des
intérêts
Il y a, dans
l'œuvre de Bastiat, deux parties négatives, l’une contenant
la réfutation des erreurs du protectionnisme et l’autre celle
des erreurs du socialisme. La troisième partie est affirmative, ce
sont les Harmonies économiques.
Bastiat
écrivit en trois mois les dix premiers chapitres de ce livre et les
fit paraitre en février 1850, quelques mois avant sa mort, en
décembre. Il n’eut pas le temps de terminer les chapitres qui
devaient composer un second volume. Ses notes et ébauches furent cependant
ajoutées à l’édition posthume de ses œuvres complètes.
Nous aborderons cette partie inachevée dans un prochain article.
Alors que Joseph
Proudhon voit partout des antinomies et en arrive à formuler cette
maxime : « La contradiction est l'expression pure de la
nécessité, la loi intime des êtres » (Système des contradictions
économiques ou Philosophie de la misère, 1846), Bastiat
pose en principe que « tous les intérêts
légitimes sont harmoniques » et que, par conséquent, la solution
du problème social est dans la liberté et dans la
responsabilité.
Le
problème social qui se pose à toutes les
générations humaines est de produire la plus grande
quantité possible de richesses et de les répartir de la
manière la plus équitable. Dès la fin du XVIIIe siècle, Adam Smith
conseillait « le système simple et facile de la
liberté naturelle » comme le plus sûr moyen de le
résoudre. À son tour, c'est la même pensée que Bastiat
développe dans ses Harmonies Économiques
et qu'il oppose aux projets utopiques des socialistes.
Dans sa
dédicace « À la jeunesse française, »
Bastiat indique ses principales thèses. L’harmonie des lois
économiques, c’est leur tendance vers un but commun, qui est
celui du perfectionnement progressif de la vie humaine. Les
intérêts individuels, considérés dans leur
ensemble, loin d’être antagoniques, se servent au contraire
mutuellement. Le profit de l’un ne fait pas nécessairement le
dommage de l’autre, comme beaucoup le pensent. Chaque famille, chaque
commune, chaque province, chaque nation est intéressée à
la prospérité de toutes les autres.
Enfin,
revenant au grand principe de la liberté, il conclut que pour que ces
lois naturelles agissent constamment dans le sens de la perfection et du
mieux-être, une seule condition est nécessaire : le respect de
la liberté et de la propriété de tous et de chacun. «
Nous avons vu, dit-il dans la conclusion de l’édition originale,
toutes les harmonies sociales contenues en germes dans ces deux principes :
propriété, liberté. Nous verrons que toutes les
dissonances sociales ne sont que le développement de ces deux autres
principes antagoniques aux premiers : spoliation, oppression ».
2° Marx contre Bastiat
Dans la Contribution à la critique de
l’économie politique, Marx reproche à Bastiat
d’avoir élaboré une « théodicée
économique ». Il reprend ainsi l’accusation de
Voltaire contre la théodicée métaphysique de Leibniz, c’est-à-dire sa
construction d’une vision de Dieu, de l'homme et du monde qui
relativise l’existence du mal au regard de l’harmonie
préétablie du monde.
On se souvient de la formule de
Candide : « tout est pour le mieux dans le meilleur des
mondes possibles. » De même, selon Marx, le monde de
Bastiat, serait un monde idyllique et immuable, répondant à
l’idée d’un Dieu bon, qui gouverne les hommes selon une
sage providence. Ainsi, l’idée selon laquelle « les
intérêts, abandonnés à eux-mêmes, tendent
à des combinaisons harmoniques, à la
prépondérance progressive du bien
général. » (À la jeunesse française, Harmonies Économiques), serait
à la fois naïve et empiriquement fausse, surtout si l’on
admet l’idée que le gouvernement est devenu, selon une
expression célèbre de Marx, « un comité qui
gère les affaires de la bourgeoisie ». Selon lui,
Bastiat, n’aurait pas perçu l'état réel du
prolétariat de son époque, ni le pouvoir politique et
économique exercé par la bourgeoisie à son propre profit.
3° La critique de Pareto et de Schumpeter
C’est
ainsi que l'épithète dérisoire d’ « école
optimiste » a été inventée pour qualifier les
libéraux français de l’école de Bastiat et du Journal des Économistes.
C’est notamment le cas de Vilfredo Pareto. Dans
Les Systèmes socialistes, en
1902-1903, il qualifie le principe des intérêts harmoniques
comme « fort obscur » et ajoute que ces termes sont
« vagues et mal définis ». Dans un premier temps,
le sociologue italien avait pourtant reconnu sa dette à
l’égard de Bastiat qu’il admirait. Mais il s'est
détaché par la suite de ce point de vue, pour développer
une œuvre qu’il voulait scientifique, c’est-à-dire mathématique,
loin de toute « opinion personnelle ».
Autrement dit, pour Pareto, Bastiat
n’est pas un savant, il n’a pas fait une œuvre scientifique.
C’est aussi ce que pense Schumpeter qui écrit :
« Je ne soutiens pas que Bastiat
était un mauvais théoricien, je soutiens que ce
n’était pas un théoricien (…) Je ne peux voir aucun
mérite scientifique dans les Harmonies »..
4° La méthodologie de
Bastiat et l’école autrichienne
Ainsi, dans Scientisme et sciences
sociales (chapitre 3, Plon, 1953), Friedrich A. Hayek a bien
expliqué la différence entre l'optique des sciences de la
nature et celle des sciences sociales. Il propose d'appeler la
première « objective » et l'autre
« subjective », non pas parce que le savant ferait
intervenir ses propres opinions ou son imagination mais parce que son objet,
les « faits » sociaux, est constitué par des
opinions. En effet, les « faits » sociaux ne sont pas
des « choses » que l’on pourrait définir
de façon matérielle mais des actions humaines qui ne peuvent se
comprendre qu’à la lumière des croyances de
l’acteur. « Pour ce qui est de l’action humaine,
écrit Hayek, les choses sont ce que les gens qui agissent pensent
qu’elles sont ». Les individus qui composent la
société, sont guidés dans leurs actions par une
classification des choses et des événements. Ils sont établis
selon un système de sensations et de conceptualisations qui a une
structure commune et que nous connaissons parce que nous sommes, nous aussi,
des hommes. Le subjectivisme en sciences sociales est donc un réalisme
épistémologique. Il prend en compte les
phénomènes mentaux comme les sciences de la nature prennent en
compte les phénomènes matériels.
C’est ce
caractère essentiellement subjectif des données de
l’action humaine qui est commun à toutes les sciences sociales.
Ainsi, selon Ludwig von Mises, « nous
devons prendre acte du fait que toute action est accomplie par des individus.
Une collectivité agit toujours par l’intermédiaire
d’un ou plusieurs individus dont les actes sont rapportés
à la collectivité comme à leur source secondaire.
C’est la signification que les individus agissants, et tous ceux qui
sont touchés par leur action, attribuent à cette action, qui en
détermine le caractère [...] Ainsi la route pour
connaître les ensembles collectifs passe par l’analyse des
actions des individus » (L’action
humaine. Traité d’économie, Paris, PUF).
De même,
pour Bastiat, une collectivité n’a d’autre existence et
réalité, que les actions des individus qui en sont membres. Il
n’y a pas pour lui de réalité économique et
sociale en dehors des décisions et des intérêts
individuels.
Enfin, l’invocation
de la Providence, récurrente dans les Harmonies économiques, a certainement conduit ses
critiques à commettre une erreur d’interprétation. Dans
ce livre, Bastiat ne tente jamais de fonder ses principes sur la foi en une
révélation comme s’il confondait les deux ordres, celui
de la nature, immanent et celui de Dieu, transcendant. Il veut simplement
montrer que les principes scientifiques qu’il expose sont compatibles
avec l’existence d’un Sage auteur du monde. Autrement dit,
l’harmonie est multidimensionnelle. Dépassant le point de vue
purement économique, Bastiat découvre une forme plus haute
encore de l’harmonie dans la convergence de toutes les lois sociales :
la religion, la morale, et l'économie
politique, tendent au même but, qui est le développement de
l'espèce humaine, son progrès indéfini dans la voie de
la richesse et de la science, de
la justice et de la liberté.
Cela
n’empêche que de graves obstacles peuvent entraver cette marche
vers le progrès. Bastiat les appelle des « causes
perturbatrices ». C’est ce que nous verrons dans le prochain
article.
À suivre…
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