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« La
théorie générale marxiste de "l'histoire universelle" dans la
mesure où elle a un quelconque contenu empirique, me semble réfutée par les recherches
historiques et anthropologiques modernes. » James Burnham, Lettre de démission au
Workers Party.
James Burnham
est né en 1905 à Chicago, au sein d’une famille d’immigrants catholiques. Il
étudie à Princeton et à Oxford, puis enseigne la philosophie à l’université
de New York. Sous l'influence de son collègue Sidney Hook, il est séduit par
le marxisme et rejoint au début des années 1930 l'American Workers Party.
Proche de Trotski, il participe avec Max Shachtman à la fondation d’un
mouvement dissident, le Socialist Workers Party. Il écrit également dans The
New International, une revue troskiste, et la Partisan Review,
s’imposant comme l’un des intellectuels de gauche les plus en vue pendant la
Grande Dépression.
Burnham
s'éloigne du Socialist Workers Party au début des années 1940. Choqué
par la brutalité du pacte germano-soviétique et par l'invasion des pays
baltes et de la Finlande, il a de plus en plus de mal à croire que quelque
chose de positif puisse être tiré de l'expérience tentée en URSS. Il se
détourne également de la philosophie marxiste, dont il doute désormais
ouvertement de la pertinence, que ce soit sur le plan économique ou sur le
plan historique.
La
révolution managériale
En 1941, il
expose ses doutes dans The Managerial Revolution. Largement influencé
par les travaux de Pareto et Mosca, le livre analyse des similitudes entre
les régimes politiques des États-Unis, de l'Allemagne nazie et de la Russie
soviétique. Tous sont selon lui dirigés par des élites technocratiques, qui
organisent le travail et la production selon des schémas finalement assez
similaires. « Dans la société directoriale, écrit Burnham, la politique
et l’économie sont fusionnées ; l’État ne comporte pas de limites :
la sphère économique est, en même temps, celle de l’État […]. Dans
la société directoriale, les directeurs deviennent l’État. » C’est ce
type d’organisation, bien davantage que le socialisme idyllique chanté par
Marx et Engels, qui lui apparaît comme l’horizon des sociétés industrielles.
Dans Machiavellians,
Defenders of Freedom en 1943, Burnham approfondit son analyse.
Développant sa description du fonctionnement de l’« État
managérial », il explique que la rhétorique de la démocratie n’est le
plus souvent qu’un leurre, une couverture cynique destinée à masquer la
toute-puissance des nouveaux « managers ». Les conservateurs
américains reprendront à leur compte quelques années plus tard cette analyse
et populariseront le concept de New Class, désignant les intellectuels,
journalistes, politiciens et « experts » favorables aux programmes
sociaux. Daniel Kelly, son biographe, observe ainsi à juste titre que le
style de Burnham donne « un aperçu du néo-conservatisme des années
1970 ».
Le
théoricien de la Guerre froide
À partir du
milieu des années 1940, Burnham s’engage corps et âme dans la lutte
anticommuniste. Il anime notamment, avec l’aide de la CIA, l’antenne
américaine du Congrès pour la liberté de la culture, qui regroupe de part et
d’autre de l’Atlantique les intellectuels de gauche hostiles au communisme.
En 1947, il publie The struggle for the World, dans lequel il réclame
avec véhémence une stratégie plus offensive vis-à-vis de l’Union soviétique.
Sa conviction est que l'Union soviétique et les États-Unis ne peuvent
coexister. L'Union soviétique étant implacablement expansionniste, seule une
politique énergique de « refoulement » peut mettre fin à ses
agressions répétées.
Pour Burnham,
les politiques d’« endiguement » défendues par Truman et Eisenhower
sont inefficaces et dangereuses. L’Amérique doit reprendre les zones
d’influence qu’elle a perdues, et cela sans craindre d’utiliser la puissance
militaire. Selon lui, la « troisième guerre mondiale » est
commencée : les États-Unis doivent cesser leurs atermoiements et prendre
réellement la tête du monde libre. Dès les premières années de la Guerre
froide, Burnham contribue ainsi à façonner la posture conservatrice en
matière de politique étrangère, en rupture nette avec l’isolationnisme des
décennies précédentes.
Dans les
années 1950, Burnham se rapproche du mouvement conservateur. Il collabore au Freeman
puis devient l’un des chroniqueurs réguliers de la National Review. En
dépit de ce qu'il appelle sa « position anticommuniste dure » Burnham
constitue une force de modération au sein de la mouvance. Ses positions
souvent « centristes » tranchent avec le radicalisme de certains de
ses collaborateurs. Burnham reste attaché au principe d’un État fort, voue
une réelle admiration au républicain modéré Nelson Rockefeller et défend l’idée
d’une assurance-maladie, ce qui indispose les libertariens orthodoxes. Il
meurt en 1987.
Le suicide
de l’Occident
Dans un
premier temps, Burnham ne semble pas avoir considéré la « révolution
managériale » comme une menace en soi - plutôt comme une évolution historique
logique et inéluctable. Il pensait même que la « mission » des
États-Unis était de produire un modèle managérial efficace, seul capable de
s’opposer à la bureaucratie soviétique. Cette position évolue à partir des
années 1960. Dans Congress and the American Tradition, il dénonce en
1959 la « corruption » des institutions américaines, la lente dégénérescence
du Sénat et de la Chambre des représentants et l'apparition d'un exécutif
hypertrophié, dont la toute-puissance est incompatible avec la survie d’une
société libre.
En 1964, il va
plus loin avec Suicide of the West. Dans ce gros essai, qui va
rapidement s'imposer comme l'un des ouvrages de référence de la mouvance
conservatrice, il s'inquiète de la contamination des élites managériales par
une vision de monde « libérale » (au sens américain), autrement dit
idéaliste, relativiste et progressiste, qui les rend incapables de continuer
à jouer leur rôle « directeur ». Suicide of the West, n'est pas tant
un livre sur la mort imminente de la civilisation occidentale qu'une analyse
critique du libéralisme américain moderne. Burnham fustige l’incapacité de l’Occident à résister au
communisme, précisément à cause de l’influence de ce libéralisme dévoyé. Il
décrit les grands principes de ce libéralisme et montre comment certains de
ces principes sont intellectuellement faibles en raison de leur incohérence
interne, de leur incompatibilité mutuelle et des échecs de leur application.
Il décrit également la psychologie libérale et notamment le rôle important
joué par la culpabilité dans le développement de l’égalitarisme. La
« nouvelle classe » devient à ses yeux une organisation parasite,
dont l’action est inefficace et parfois même dangereuse. Son pacifisme
notamment, ainsi que sa passivité face à la menace marxiste, font d’elle
l'instrument inconscient d'un « suicide » de l'Occident.
Souvent
inclassable, l'œuvre de Burnham a exercé une réelle influence sur les
sciences sociales contemporaines. Des personnalités aussi différentes que
George Orwell, Raymond Aron, Jacques Ellul ou John Kenneth Galbraith
avoueront avoir repris à leur compte certaines de ses inspirations - à
commencer par sa vision de l'« état organisateur ». Reste que le fait de
n’avoir appartenu à aucune chapelle idéologique aisément identifiable le
condamne à n'avoir qu'une postérité limitée.
À
lire :
James
Burnham, The Managerial Revolution, 1941.
James
Burnham, Machiavellians,
Defenders of Freedom, 1943.
James
Burnham, Struggle for the World, 1947.
James
Burnham, Containment or Liberation? 1953.
James
Burnham, What Europe Thinks of America, 1953.
James
Burnham, Congress and the American Tradition, 1959.
James
Burnham, Suicide of the West: An Essay on the Meaning and Destiny of
Liberalism, Regnery Publisher, 1964.
Daniel
Kelly, James Burnham and the struggle for the world: a life, ISI
Books, 2002.
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