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Ce texte est un « article presslib’ » (*)
Le procès de Jérôme Kerviel
entre dans sa troisième semaine, qu’a-t-on appris
jusqu’ici sur les grandes questions qu’on se pose ? Sa
hiérarchie, par exemple, était-elle davantage au courant
qu’elle ne le prétend sur les opérations qu’il passait ?
Autre question dont on aimerait connaître la réponse : le
fait d’entrer des opérations fictives dans le système de reporting
pour masquer ses positions est-il – comme Kerviel
le prétend – une pratique courante dans le monde des traders ? Et ce
n’est là encore qu’un minuscule échantillon du
genre de questions que l’on continue de se poser sur cette
ténébreuse affaire. Connaîtrons-nous un jour la
réponse ou bien sommes-nous condamnés à deviner,
à nous faire une opinion à partir
d’éléments disparates et fragmentaires ?
Est-ce
parce que j’ai eu l’occasion d’être moi-même trader sur les
marchés à terme que la réponse à ces questions me
laisse en réalité indifférent ? je ne sais pas. Ce
qui m’intrigue par contre c’est pourquoi au cours de deux
premières semaines d’audience, personne n’a posé la
seule qui me semble cruciale, une question que j’appellerais
« à la Lord Adair Turner », du nom du
président de la FSA, la Financial Services Authority,
le régulateur des marchés britanniques, qui se demandait il y a
quelques temps – avec beaucoup de candeur d’ailleurs – si
tout dans le système financier que nous connaissons, est utile
d’un point de vue social.
Ma
question, qui n’intéresse apparemment personne sauf moi,
c’est celle-ci : « Ce que Kerviel
faisait pour sa banque – que ce soit de la manière dont elle
voulait que cela se fasse, ou de la manière dont lui le faisait
– à quoi cela sert-il ? » Parce qu’enfin,
se mettre comme cela, en position « longue », en
espérant que le prix monte, ou « courte », en
espérant que le prix baisse et sur des sommes
« importantes » – parce que de notre point de vue
à nous, particuliers, que ce soient des milliards qui sont en jeu, ou
simplement des millions, ce sont quand même de grosses sommes –
à quoi cela sert-il ?
Prenons
un exemple très simple. Kerviel a fait un
pari qui peut rapporter – soyons modestes – un million
d’euros. Il le fait au nom de la Société
Générale. Et disons, toujours pour faire simple, que sa
contrepartie – celle qui a fait le pari en sens inverse – ce soit
BNP Paribas. Ce cas de figure n’est pas impossible. Disons que, cette
fois-ci, c’est lui qui a gagné : la Société
Générale a gagné un million et la BNP a
elle perdu un million. La fois prochaine ce sera l’inverse : la
Société Générale perd et la BNP gagne. Est-ce que
cela sert à quelque chose ? Oui, cela fait augmenter les
dividendes et les bonus dans la banque qui a gagné et cela les fait baisser dans celle qui a perdu. Les actionnaires, les
dirigeants et les traders
de celle qui a gagné sont contents, et ceux de celle qui a perdu sont
au contraire tristes.
Et
nous, dans cette affaire ? Tout ça nous est indifférent.
Sauf… sauf si l’une des deux banques gagne
systématiquement et l’autre perd systématiquement, alors
nous – en tant que contribuables, nous irons sauver avec nos propres
deniers la banque qui a perdu et qui est bien sûr « trop
grosse pour tomber » – Too big to fail. Autrement dit, ce que tous les petits Kerviel du monde font, et les banques qui les emploient,
ça ne sert qu’à une seule chose : à créer
du risque
systémique, le risque que tout le système
s’écroule un beau jour. Alors, tout cela est-il bien
« socialement utile » ? Je crains malheureusement
que la question ne soit beaucoup trop sérieuse pour que je m’engage
à y répondre – comme ça, de but en blanc –
un lundi matin.
Paul Jorion
pauljorion.com
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le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Paul Jorion est un « journaliste presslib’
» qui vit exclusivement de ses droits d’auteurs et de vos
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aujourd’hui tant que vous l’y aiderez. Votre soutien peut
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Paul Jorion,
sociologue et anthropologue, a travaillé durant les dix
dernières années dans le milieu bancaire américain en
tant que spécialiste de la formation des prix. Il a publié
récemment L’implosion. La finance contre l’économie
(Fayard : 2008 )et Vers la crise du capitalisme américain ?
(La Découverte : 2007).
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