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On
a beaucoup exagéré le pouvoir des Syndicats de faire monter les
salaires pour une longue durée et pour l'ensemble de la classe
ouvrière. Cela tient surtout à ce qu'on ne veut pas
reconnaître que le niveau des salaires est déterminé
avant tout par le rendement du travail. C'est pour cette raison en
particulier que les salaires aux États-Unis étaient beaucoup
plus élevés qu'en Angleterre ou en Allemagne au cours de la
période où cependant le mouvement ouvrier s'était
beaucoup plus développé dans ces deux pays qu'en
Amérique.
Cette
vérité évidente que le rendement du travail est la cause
déterminante de l'accroissement des salaires est
généralement oubliée ou tournée en
dérision par les chefs syndicalistes, tout autant que par les nombreux
écrivains en matière économique qui cherchent à
se faire une réputation d' « avancés » en copiant
leurs discours. Mais cette vérité ne repose pas, comme ils paraissent
le croire, sur le postulat que les patrons sont tous des hommes justes et
généreux, qui font toujours ce qu'ils croient équitable.
Elle repose sur un tout autre postulat, à savoir que le patron, dans
son entreprise, cherche à réaliser un profit maximum. Si des
ouvriers consentent à travailler pour des salaires plus bas que ceux
qu'il est prêt à leur payer, pourquoi les paierait-il davantage
? Pourquoi ne préférerait-il pas donner un dollar par semaine
à ses ouvriers plutôt que deux comme le fait son voisin ? Aussi
longtemps que cet état de concurrence existe, les patrons auront
tendance à payer leurs ouvriers en proportion de leur valeur
professionnelle.
Tout
cela ne veut pas dire que les syndicats n'aient pas à remplir un
rôle utile et légitime. Ce rôle consiste surtout à
veiller à ce que tous leurs membres reçoivent bien toute la
valeur marchande de leur travail. Il est rare en effet que la concurrence des
travailleurs à la recherche du travail, et des patrons à la
recherche des ouvriers, joue parfaitement. Ni les patrons, ni les ouvriers,
pris individuellement, ne sont toujours renseignés sur les conditions
du marché du travail. Un travailleur isolé peut très
bien ignorer, et les cours du travail, et la valeur marchande qu'il
représente pour son patron, s'il n'est pas aidé par le
syndicat. Et s'il reste seul, il est beaucoup plus désarmé pour
en discuter les éléments. Ses erreurs de jugement lui sont plus
préjudiciables qu'à son patron. Celui-ci, en effet, peut
commettre l'erreur de ne pas embaucher un homme dont le travail lui eût
été très utile, il perd alors le profit que celui-ci
eût pu lui apporter, mais il lui arrive d'en embaucher une centaine ou
un millier. Tandis que l'ouvrier qui commet l'erreur de refuser du travail
parce qu'il espère en trouver facilement d'autre, mieux
rétribué, risque de la payer cher. Ce sont ses moyens
d'existence même qui sont en jeu. Non seulement il peut ne pas trouver
rapidement d'autre travail mieux rétribué, mais il se peut aussi
qu'il attende longtemps avant de retrouver un travail payé au taux
qu'il avait refusé. Or, dans son cas, le temps est l'essence
même du problème, car il lui faut vivre et faire vivre sa
famille. Il peut alors être tenté d'accepter du travail à
un taux qu'il sait inférieur à sa « valeur réelle
», plutôt que de courir le risque d'avoir trop à attendre.
Mais quand les ouvriers d'un patron ont affaire à lui en un corps
constitué, et s'offrent à travailler à un «
salaire type » pour telle espèce de travail, ils peuvent
espérer ainsi traiter d'égal à égal et
éviter les erreurs néfastes.
Mais
l'expérience montre que les syndicats — outrepassant leur droit
légitime à défendre l'ouvrier, et aidés en cela
par une législation partiale du travail qui n'use de contrainte
qu'envers les patrons — s'embarquent souvent dans une politique
antisociale et à bien courte vue. C'est ce qu'ils font, par exemple,
chaque fois qu'ils cherchent à faire monter les salaires de leurs
membres au-dessus du cours du marché. Il en résulte toujours du
chômage. Les accords réalisés sur ces bases n'arrivent,
en fait, à se maintenir que par la menace ou la contrainte.
Parfois
le syndicat réduit le nombre de ses membres en n'acceptant ceux-ci que
sur une base autre que celle de la valeur professionnelle. Cette restriction
prend alors les formes suivantes : on impose aux nouveaux venus des droits
d'entrée excessifs, ou bien la justification de qualifications
arbitraires, ou bien encore des discriminations, avouées ou
dissimulées, tenant à la religion, à la race ou au sexe
; ou bien le nombre des membres se limite à un chiffre donné,
ou enfin, on boycottera par la force, non seulement les produits du travail
non syndiqué, mais même celui des ouvriers affiliés
à des syndicats d'autres villes ou d'autres États voisins.
Le
cas le plus évident où l'on emploie l'intimidation et la force
pour maintenir ou faire monter les salaires des membres d'un syndicat,
au-dessus du cours normal du marché, est celui de la grève. Il
existe des grèves pacifiques. Dans la mesure où elle demeure
calme, la grève est une arme ouvrière légitime, bien
qu'on ne doive l'utiliser que rarement et en dernier ressort. En quittant
tous ensemble leur travail, les ouvriers d'un patron sottement
obstiné, qui ne les a pas payés à leur prix, le
ramènent à la raison. Il peut alors se rendre compte qu'il lui
sera difficile de remplacer ses ouvriers par d'autres qui soient aussi bons
et qui acceptent le salaire que les premiers ont refusé. Mais à
partir du moment où les ouvriers emploient l'intimidation ou la force
pour faire valoir leurs revendications, à partir du moment où
ils installent des piquets de grève pour empêcher d'anciens
ouvriers de travailler ou pour empêcher le patron d'embaucher d'autres
ouvriers à leur place, leur cas devient discutable. Car les piquets de
grève sont placés, non surtout contre le patron, mais contre
d'autres ouvriers. Ces nouveaux ouvriers ne demandent pas mieux que de faire
le travail que les grévistes ont abandonné, et pour le salaire
que ceux-ci répudiaient. Ceci prouve que ces nouveaux ouvriers n'ont
pas trouvé de conjoncture meilleure que celle que ces ouvriers ont
refusée. Si donc les grévistes réussissent par la force
à empêcher ces nouveaux ouvriers de prendre leur place, ils les
privent ainsi de travailler dans les conditions qui leur paraissaient les
meilleures, et les obligent à prendre un travail moins bien
rémunéré.
Les
grévistes combattent donc pour se faire une position
privilégiée, et usent de la force pour défende ce
privilège. contre d'autres travailleurs.
Si
cette analyse est correcte, réprouver indifféremment tous les
« briseurs de grèves » est une position
indéfendable. On est en droit de les haïr, si ces briseurs de
grève ne sont que des bandits professionnels qui eux-mêmes
emploient la violence, ou des ouvriers incapables, en fait, d'exécuter
le travail des grévistes, ou des gens payés temporairement
très cher uniquement pour avoir l'air de continuer à
fonctionner, jusqu'à ce que les anciens ouvriers, fatigués de
lutter, reviennent travailler au tarif ancien. Mais si vraiment ces briseurs
de grève sont des hommes et des femmes qui recherchent
sérieusement du travail et qui acceptent de plein gré les
anciens salaires, alors les repousser serait les condamner à se voir
rejetés dans des occupations moins bien payées, simplement pour
permettre aux grévistes de se faire donner des salaires
supérieurs. Et cette situation privilégiée des anciens
ouvriers ne pourrait se maintenir que par l'arme toujours menaçante de
la force.
2
Une
économie sentimentale donne naissance à des théories qu'un
examen objectif ne peut accepter. L'une d'entre elles consiste à
soutenir que, en général, le travail est payé au-dessous
de sa valeur. Ce qui reviendrait à dire que, en général,
sur un marché libre, les prix sont trop bas d'une manière
chronique. Une autre théorie curieuse, mais tenace, consiste à
affirmer que les intérêts de tous les travailleurs d'un pays
donné sont identiques les uns aux autres, et que l'augmentation du
salaire obtenue par un syndicat va, par quelque obscur cheminement, aider
tous les autres ouvriers. Non seulement cette idée ne contient pas la
moindre parcelle de vérité, mais au contraire, on peut affirmer
que si un syndicat donné obtient par la force pour ses membres, une
augmentation de salaire sensiblement au-dessus du cours normal du
marché des services, cela portera préjudice à tous les
autres travailleurs comme à tout l'ensemble du monde
économique.
Afin
de voir plus nettement comment cela se produit, imaginons une
collectivité dans laquelle nous supposerons tous les faits arithmétiquement
simples. Supposons, par exemple, un ensemble de six groupes de travailleurs,
et disons que ces groupes gagnent la même somme totale, et apportent
sur le marché des produits de même valeur. Dénombrons ces
différents groupes : 1° ouvriers agricoles ; 2° vendeurs du
commerce de détail ; 3° ouvriers de confection ; 4° mineurs ;
5° maçons ; 6° cheminots. Leurs salaires, librement
déterminés, ne sont pas forcément égaux, mais
quels qu'ils soient, disons que leur indice de départ est à
100. Supposons maintenant que chacun de ces groupes adhère à un
syndicat national et acquiert ainsi la possibilité d'imposer ses
revendications, non pas à cause de sa productivité, mais bien
plutôt grâce à sa puissance politique ou à sa
situation stratégique. Supposons que les ouvriers agricoles n'ont pas
été capables de faire monter leur salaire, mais que les
employés de commerce ont obtenu 10 % les ouvriers de la confection 20
%, les mineurs 30 %, les maçons 40 % et les cheminots 50 %.
Étant
donné nos prémisses, cela revient à dire que
l'augmentation moyenne des salaires a été de 25 %. Pour
conserver la même simplicité arithmétique, supposons que
le coût de production de chaque groupe augmente dans la même
proportion que le salaire. Pour différentes raisons, parmi lesquelles
se trouve le fait que le salaire n'est qu'un des éléments du
coût du produit, cela ne se produira pas, en tout cas, sur une courte
période. Mais ces chiffres ne vont pas moins servir à la
démonstration de notre principe fondamental.
Nous
nous trouverons donc dans une situation telle que le coût de la vie
aura monté d'environ 25 %. Les ouvriers agricoles, quoique leurs
salaires n'aient pas été réduits, se trouvent dans une
situation moins bonne qu'avant, quant à leur pouvoir d'achat. Les
employés de commerce, malgré leur augmentation de 10 % sont en
plus mauvaise posture qu'avant la course des prix. Et même les ouvriers
en confection, bien qu'ils aient 20 % de plus, se trouvent
désavantagés par rapport à leur position ancienne. Les
mineurs, avec leur 30 % n'ont gagné qu'une très
légère augmentation de pouvoir d'achat. Les maçons et
les cheminots ont, certes, réalisé un gain substantiel, mais en
réalité plus petit qu'il ne paraît.
Ces
calculs eux-mêmes reposent sur l'hypothèse que cette hausse
imposée de salaires n'a causé aucun chômage. Il n'en sera
vraisemblablement ainsi que si, parallèlement, s'est manifesté
un accroissement de la monnaie et du crédit en banque ; en même
ainsi, il reste improbable que de telles disproportions des taux de salaires
puisse se produire sans créer çà et là des poches
de chômage, surtout dans les métiers où la hausse a
été plus forte. Si cette inflation monétaire ne se
produit pas, alors cette hausse de salaires artificiellement demandée
donnera naissance à un chômage généralisé.
Ce
chômage n'atteindra pas forcément le plus grand pourcentage dans
les syndicats qui ont obtenu la plus grande augmentation de salaire, car le
chômage sera transféré, et dépendra de
l'élasticité de la demande pour différentes sortes de
travail, et en fonction aussi des corrélations de la demande
vis-à-vis de plusieurs sortes de travail. Puis, quand on aura tenu
compte de toutes ces circonstances, les groupes mêmes qui ont
été le plus favorisés se trouveront sans doute en plus
mauvaise posture que précédemment, quand on aura fait la
moyenne de leurs gains, en tenant compte des chômeurs de la
corporation.
Leur
perte en bien-être sera beaucoup plus grande encore que leur perte
arithmétiquement chiffrée, car le malaise psychologique de ceux
qui seront jetés au chômage dépassera de beaucoup le gain
psychologique de ceux qui ont vu leur pouvoir achat monter
légèrement.
Cette
situation ne saurait être modifiée par l'octroi
d'indemnités de chômage. D'abord, directement ou indirectement,
c'est sur la paye des travailleurs qu'on prend les fonds du chômage. Ce
qui réduit d'autant leur salaire. D'autre part, des indemnités
de chômage « adéquates », nous l'avons vu, sont
créatrices d'autre chômage. Et cela pour plusieurs raisons.
Quand les syndicats puissants d'autrefois avaient pour principal objet de
venir en aide à leurs adhérents en chômage, ils y
regardaient à deux fois, avant de réclamer des hausses de
salaires susceptibles de créer du chômage. Mais quand il existe un
système de secours de chômage dont le contribuable fait les
frais, même quand le chômage est provoqué par les salaires
excessifs, les syndicats perdent toute retenue.
De
plus, comme nous en avons déjà fait la remarque, une
indemnité de chômage intégrale incitera beaucoup de
travailleurs à ne pas chercher d'emploi, et ceux qui en ont un, s'ils
réfléchissent un peu, s'apercevront vite qu'ils travaillent,
non pour le salaire qu'ils touchent, mais seulement pour la différence
entre ce gain et l'allocation de chômage donnée à leurs
camarades.
Or,
un chômage généralisé entraîne une
production réduite, une nation moins riche et crée
bientôt une rareté dont tout le monde souffre.
Les
avocats du salut par les syndicats trouvent une autre solution à ce
problème. Il se peut, admettent-ils, que les membres des grands
syndicats exploitent, entre autres, les ouvriers non syndiqués et ils
ajoutent : le remède est bien simple : syndiquons tout le monde ! Non,
le remède n'est pas si simple. D'abord, malgré les
extraordinaires encouragements politiques — dans certains cas
même, ce fut une contrainte — à se syndiquer, grâce
aux lois comme la loi Wagner et autres, ce n'est pas par accident si un quart
seulement environ des ouvriers salariés de ce pays est
syndiqué. Les conditions favorables à la formation des syndicats
sont beaucoup plus particulières qu'on a coutume de le croire.
Mais
même si on arrivait à syndiquer tous les ouvriers, les
différents syndicats ne pourraient être également
puissants, pas plus qu'ils ne le sont aujourd'hui. Quelques-uns d'entre eux
ont une bien meilleure situation stratégique que d'autres, soit que
leur effectifs soient plus nombreux, soit que leurs ouvriers fabriquent des
produits essentiels à la vie de la nation, soit que leur industrie en
commande plusieurs autres, soit enfin parce qu'ils sont plus habiles dans
l'emploi de méthodes de contrainte. Mais admettons qu'il n'en soit pas
ainsi et supposons que, malgré ce que notre hypothèse a de
contradictoire, tous les travailleurs, grâce à des méthodes
de coercition, voient leurs salaires hausser d'un égal pourcentage. A
la fin du compte, aucun d'eux ne serait plus à l'aise que si les
salaires n'avaient pas bougé.
3
Ceci
nous conduit au cœur du problème. On soutient
généralement que l'augmentation des salaires est prise sur les
bénéfices du patron. Cela peut évidemment se produire en
des circonstances spéciales et pour de courtes périodes. Si on
oblige une entreprise donnée à augmenter les salaires, et que
cette entreprise soit en concurrence telle avec les autres qu'elle ne puisse
monter ses prix de vente, il lui faudra bien payer la hausse des salaires
avec ses bénéfices. Mais il est moins probable qu'il en puisse
être ainsi si l'augmentation de salaires a lieu dans toute une
industrie. Dans la plupart des cas, l'industrie augmentera ses prix, et
passera la charge aux clients. Et comme ces clients sont pour la plupart des
ouvriers, ils verront alors leur salaire réel réduit dans la
mesure même où ils auront à payer plus cher ce produit
particulier. Il est vrai aussi que l'augmentation du prix aura pour
résultat de faire tomber la vente, si bien que les
bénéfices, eux aussi, seront réduits et, finalement,
l'embauche et le total des salaires payés dans cette industrie seront
réduits d'autant.
Il
est fort possible que dans certains cas les bénéfices d'une
industrie se trouvent réduits sans qu'il y ait réduction
parallèle dans l'emploi de la main-d'œuvre, et où, en
d'autres termes, la hausse du taux des salaires s'accompagne d'une
augmentation du total des salaires payés, et où le coût
total de l'opération est supporté par les profits, sans que
cela mette hors de jeu aucune entreprise de cette industrie. Il est peu
probable que de tels cas se produisent, mais on peut les imaginer.
Soit,
par exemple, une industrie comme celle des chemins de fer, qui ne peut pas
toujours faire supporter l'augmentation des salaires par le public sous forme
d'une augmentation des tarifs, car elle est soumise à la surveillance
des pouvoirs publics. En fait, la forte augmentation des salaires
accordée aux cheminots a eu les plus rudes répercussions sur
l'embauche. Le nombre des travailleurs de première catégorie
employés dans les chemins de fer américains s'élevait,
en 1920, à un maximum de 1 685 000, au taux moyen de 66 cents l'heure
; il est descendu à 959 000 en 1931, au taux moyen de salaire de 67
cents l'heure ; il est tombé à 699 000 en 1938, au taux de
salaire de 74 cents l'heure. Mais pour la commodité de la
démonstration, nous pouvons négliger ces réalités
et discuter comme si nous avions affaire à une hypothèse
abstraite.
Enfin,
il peut fort bien arriver que les syndicats réalisent des
augmentations de salaires aux dépens des employeurs et des
actionnaires. Ceux-ci avaient des fonds liquides ; ils les ont placés,
disons, dans les chemins de fer. On transformé leurs capitaux liquides
en voies, en wagons et en locomotives. Ils auraient pu placer ce même
capital dans mille autres entreprises, mais ils ne l'ont pas fait et
aujourd'hui tout leur avoir se trouve pour ainsi congelé dans une
seule affaire. Les syndicats des cheminots peuvent très bien les
obliger à accepter un plus faible intérêt pour ce capital
déjà investi. Les capitalistes continueront à faire
marcher les chemins de fer pourvu que, toutes dépenses payées,
ils puissent encore y trouver un léger bénéfice,
même s'il ne se chiffre qu'à 1/10 de 1 % de leur capital
investi.
Mais
un corollaire inéluctable découle de tout cela. Si l'argent que
ces capitalistes ont placé dans les chemins de fer rapporte moins que
celui qu'ils peuvent placer dans d'autres entreprises plus avantageuses, ils
ne mettront pas un centime de plus dans les chemins de fer. Ils y investiront
encore quelques petites sommes afin de sauver le faible revenu qu'ils en
retirent encore ; mais à la longue ils ne se soucieront même pas
de payer pour remplacer le matériel ou l'équipement vieilli et
hors d'usage.
Si
le capital qu'ils placent dans leur propre pays rapporte moins que celui
placé à l'étranger, ils l'investiront dans d'autres
pays. Et s'ils ne trouvent nulle part aucun bénéfice pour compenser
les risques de leurs investissements, ils s'abstiendront désormais
d'en faire.
On
voit que l'exploitation du capital par le travail ne peut guère
être que temporaire. Elle prendra vite fin. Elle s'arrêtera en
réalité, non pas tant de la manière que notre exemple
indique qu'en amenant la fermeture des entreprises marginales, la
généralisation du chômage, le réajustement
forcé des salaires et des profits jusqu'au point où la
perspective d'un bénéfice normal (ou anormal) conduise à
une reprise de l'embauchage et de la production. Mais entre-temps, le
résultat de l'affaire aura été un chômage et une
production réduite qui auront appauvri tout le monde. Même si le
monde du travail se partage pendant un certain temps une plus grande part
relative du revenu national, ce revenu lui-même ne tardera pas à
fléchir en chiffres absolus, tant et si bien que les travailleurs,
avec leurs gains relatifs et de courte durée, auront remporté
une victoire à la Pyrrhus, car ces gains eux-mêmes, convertis en
pouvoir d'achat, pourront eux-mêmes avoir diminué.
4
Nous
aboutissons ainsi à la conclusion suivante : les syndicats, s'ils
peuvent bien pour un temps faire bénéficier leurs membres d'une
hausse des salaires, aux dépens en partie des patrons, et en partie
plus grande encore des ouvriers non syndiqués, ne peuvent, à la
longue et pour l'ensemble de tous les travailleurs, faire aucunement monter
les salaires réels.
Croire
qu'ils le peuvent c'est tabler sur une série d'illusions. L'une est le
sophisme post hoc ergo propter hoc, qui constate l'énorme
augmentation des salaires depuis la seconde moitié du XIXe
siècle, due principalement à l'énorme accroissement de
capitaux investis et aux progrès de la science pure et
appliquée, mais qui l'attribue aux syndicats, parce que ceux-ci
également se sont développés durant cette même
période. Mais l'erreur qui engendre le plus d'illusions consiste
surtout à ne vouloir envisager qu'un seul aspect des choses, et le
plus immédiat, à savoir ce que la hausse de salaires obtenue
par le syndicat a pu donner momentanément à quelques ouvriers
qui ont pu garder leur travail, sans vouloir remarquer les
conséquences qui s'ensuivront plus tard sur l'emploi de
main-d'œuvre, sur le volume de la production, sur la hausse des prix que
tous les travailleurs dans leur ensemble auront à supporter, y compris
ceux-là mêmes qui ont exigé une augmentation.
On
peut aller au-delà même de cette conclusion, et se demander par
exemple si les syndicats n'ont pas, à la longue et pour tout
l'ensemble des travailleurs, contribué à empêcher les
salaires réels de monter jusqu'au niveau où, sans leur
intervention, ils eussent pu monter.
Ils
ont certainement, par leur action, constitué une force qui a pu
contribuer à réduire ces salaires ou à les
empêcher de monter si, tout compte fait, leurs agissements ont
réduit la productivité du travail, et l'on peut
réellement se demander s'il n'en a pas été ainsi.
En
ce qui concerne la productivité, d'ailleurs, il y a certaines choses
dans la politique suivie par les syndicats qu'on doit mettre à leur
actif. Dans plusieurs métiers, ils ont contribué par leur
insistance à relever le niveau de la capacité et de la
compétence professionnelles. Et, au début de leur histoire, ils
ont fait beaucoup pour améliorer les conditions de travail et protéger
la santé de leurs membres. Quand il y avait beaucoup de
main-d'œuvre, il arrivait parfois que de petits patrons exploitaient
leurs ouvriers par un travail intensif durant des heures trop longues et
épuisantes, car ils pouvaient à ce moment-là trouver
à les remplacer à volonté. Certains patrons
étaient même assez ignorants ou assez peu clairvoyants pour
réduire leurs propres bénéfices en surmenant leur
personnel. Dans tous ces cas, les syndicats, en réclamant de
meilleures conditions de travail, assurèrent aux ouvriers une
santé meilleure, un confort plus grand, en même temps qu'ils
amélioraient leur salaire réel.
Mais
à notre époque, à mesure que leur pouvoir grandissait et
que la sympathie du public, fort mal orientée, acceptait ou
tolérait des habitudes nuisibles à la société,
les syndicats ont dévié de leurs buts légitimes. Ce fut,
sans nul doute, un gain, non seulement en santé et en bien-être,
mais, à la longue, pour la production en général que
d'avoir fait réduire la semaine de 70 heures à 60. C'en fut un
autre pour la santé et les loisirs que de la réduire de 60
à 48 heures. Ce fut un gain en loisirs, mais pas forcément en
production ou en revenus, de l'avoir réduite de 48 à 44 heures.
Le bénéfice en santé et en loisirs produit par la
semaine de 40 heures est moins clairement apparent que la réduction
des rendements et des revenus qu'elle a causée. Pourtant, nous
entendons maintenant les syndicats réclamer, et souvent même
imposer, la semaine de 35 ou de 34 heures et nier que cette réduction
puisse exercer la moindre influence sur les rendements ou les revenus.
Mais
ce n'est pas seulement en réduisant les heures de travail que la
politique des syndicats a été néfaste à la
productivité. En réalité, sur ce point, elle a
été moins dangereuse que sur d'autres, car il y a eu ici au
moins une compensation visible. Mais beaucoup de syndicats ont voulu obtenir
une subdivision rigide du travail qui a alourdi les frais de production et
entraîné des discussions d'attribution coûteuses et ridicules.
Ils se sont opposés à ce que la paye fut basée sur le
rendement et sur la qualité du travail, et ont exigé que les
salaires horaires fussent les mêmes pour tous les ouvriers sans
égard à leur productivité. Ils ont insisté pour
que l'avancement soit donné à l'âge et non au
mérite.
Sous
prétexte de combattre la « presse », ils ont
prôné le travail au ralenti. Ils ont dénoncé ou
fait débaucher, et parfois brutalement malmener les ouvriers qui
produisaient plus vite que leurs camarades. Ils se sont opposés
à une généralisation du machinisme. Ils ont
multiplié les règlements de travail afin d'obliger le patron
à prendre plus d'ouvriers, ou à allouer plus de temps pour
remplir une tâche. Ils l'ont contraint même à embaucher un
personnel inutile, menaçant au besoin de ruiner son entreprise.
La
plupart de ces mesures ont été préconisées sous
l'empire de cette idée qu'il n'existe qu'une quantité de
travail donnée, une « masse de travail » qu'il convient de
partager entre un aussi grand nombre donné de travailleurs que
possible, et en autant d'heures que possible afin de ne pas l'épuiser
trop vite. Cette croyance est complètement fausse. Il n'y a, en
réalité, pas de limite à la quantité de travail
possible. Le travail crée le travail. Ce que A fabrique devient la
demande pour ce que B doit à son tour fabriquer ; mais parce que cette
thèse est fausse, et parce qu'elle a servi de base à la
politique des syndicats, la production a baissé au-dessous du niveau
qu'elle eût atteint sans cela. Si bien qu'en fin de compte, et pour
tous les ouvriers, cette politique a été la cause d'une
réduction des salaires réels, c'est-à-dire des salaires
évalués en pouvoir d'achat — bien au-dessous du niveau
qu'ils auraient atteint autrement. Les salaires réels ont connu une
incroyable ascension au cours du dernier demi-siècle (aux
États-Unis surtout), la cause profonde en est due, je le
répète, à l'augmentation des capitaux investis et
à l'énorme progrès technologique que cela a rendu
possible.
[Ce
processus n'est toutefois pas automatique. En raison des mauvaises politiques
non seulement des syndicats mais aussi des gouvernements, ce processus s'est
en fait arrêté au cours de la dernière décennie.
Si nous regardons la moyenne des revenus bruts hebdomadaires des travailleurs
privés, hors de l'industrie agricole, uniquement en termes de dollars
de papier, il est vrai qu'ils sont passés de 107,83 $ en 1968 à
189,36 $ en août 1977. Mais lorsque le Bureau des Statistiques du
Travail prend en compte l'inflation, quand il traduit ces revenus en dollars
de 1967, pour tenir compte de l'augmentation des prix à la
consommation, il trouve que les revenus hebdomadaires réels ont en
fait baissé de 103,39 $ en 1968 à 103,36 $ en août 1977.
(Édition de 1979, traduit par Hervé de Quengo)]
La
réduction du taux d'accroissement des salaires réels n'est pas
due au fait qu'il existe des syndicats, mais à la mauvaise politique
que les syndicats ont pratiquée.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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