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L'esthétique
du moyen-âge connaît ces dernières années une certaine... renaissance au
Québec et, semble-t-il, dans quelques régions d'Europe. La musique médiévale,
qui se distingue par son mélange de simplicité naïve et de profondeur
mystique, paraît plus populaire que jamais; dans les années 1980, les romans
de Jeanne Bourin ont lancé une mode littéraire autour de cette période
historique; les festivals comme celui des Médiévales à Québec attirent les
foules; j'ai même vu un reportage il y a quelques années sur des designers
québécois spécialisés dans la confection de vêtements inspirés de cette
époque.
Le moyen-âge séduit
peut-être parce que la version idéalisée qu'on en fait revivre offre un
contrepoids aux complications et au vide spirituel qu'éprouvent plusieurs
dans la vie moderne. La simplicité, la pérennité, s'opposent à la frénésie du
changement et aux crises constantes; la foi et les certitudes reposent
l'esprit fatigué par les remises en question et le flot constant de nouvelles
informations; l'esprit chevaleresque et la galanterie contrastent avec
l'éclatement des familles et la confusion des identités sexuelles; la magie et
le mysticisme sont un refuge pour ceux qui se sentent laissés pour compte par
les progrès de la technologie et de la science.
Il y a bien
sûr une part de réaction saine dans tout ceci: l'esprit confus doit trouver
dans l'imaginaire ou ailleurs une façon de simplifier le fouillis d'une
réalité avec laquelle il arrive difficilement à composer. Et dieu sait qu'il
y a bien des raisons de se sentir confus aujourd'hui. Pour certains, la
spéculation philosophique, la rationalité scientifique ou l'abandon religieux
ramène cet équilibre. D'autres se jettent simplement sur la dernière mode qui
présente un idéal de vie où semblent régner cette simplicité et cette
sérénité. Le trip moyenâgeux se situe donc dans la même lignée que les trips
du retour à la terre, des communes, du peace and love, et autres
tentatives utopistes de recréer le paradis perdu du bon sauvage qui vit en
rapport symbiotique avec le monde ou la nature. En cet ère de modération dans
tout, la mode du moyen-âge a aussi l'avantage qu'on peut s'y adonner sans
renoncer à sa vie confortable de banlieusard.
Évidemment, ce mythe
médiéval n'a pas grand-chose à voir avec la réalité. La lecture de
l'excellent The Waning of the Middle Ages de l'historien néerlandais
Johan Huizinga ne laisse pas de doute là-dessus. Huizinga est mort depuis
déjà plus d'un demi-siècle mais ce classique, publié pour la première fois en
traduction anglaise en 1924*, n'a rien perdu de sa fraîcheur. Comme le dit le
sous-titre, The Waning se présente comme une étude des formes de la
vie, de la pensée et de l'art en France et aux Pays-Bas aux 14e et 15e
siècles.
Un monde de constrastes
D'entrée de jeu,
Huizinga nous explique que la vie, il y a 600 ans, se déroulait dans un monde
de contrastes beaucoup plus marqués qu'aujourd'hui. Rien de simple et de serein dans cette
description:
« Calamities and indigence were more afflicting than at present; it was
more difficult to guard against them, and to find solace. Illness and health
presented a more striking contrast; the cold and darkness of winter were more
real evils. Honours and riches were relished with greater avidity and
constrasted more vividly with surrounding misery. We, at the present day, can
hardly understand the keenness with which a fur coat, a good fire on the
hearth, a soft bed, a glass of wine, were formerly enjoyed.
Then, again, all
things in life were of a proud or cruel publicity. Lepers sounded their
rattles and went about in processions, beggars exhibited their deformity and
their misery in churches. Every order and estate, every rank and profession,
was distinguished by its costume. The great lords never moved about without a
glorious display of arms and liveries, exciting fear and envy. Executions and
other acts of justice, hawking, marriages and funerals, were all announced by
cries and processions, songs and music. (...)
All things
presenting themselves to the mind in violent contrasts and impressive forms,
lent a tone of excitement and of passion to everyday life and tended to
produce that perpetual oscillation between despair and distracted joy,
between cruelty and pious tenderness which characterize life in the Middle
Ages. »
La vie au moyen-âge
n'avait rien de confortable. La grande majorité, composée de paysans,
arrivait à peine à subsister. L'incertitude était le lot quotidien. Si on
arrivait à survivre les premières années de l'enfance, on mourait rarement
au-delà de la quarantaine de toute façon. Guerres, famines, peste et autres
calamités fauchaient régulièrement des populations entières.
Seule une petite
minorité, le clergé, l'aristocratie et une classe moyenne restreinte composée
de marchands et d'artisans plus prospères, échappent à ces conditions de vie
précaires. Mais le halo romantique qui entoure la vie du preux chevalier dans
la perception populaire se disperse rapidement lorsqu'on y regarde de plus
près. « The
illusion of society based on chivalry curiously clashed with the reality of
things. The chroniclers themselves, in describing the history of their time,
tell us far more of covetousness, of cruelty, of cool calculation, of
well-understood self-interest, and of diplomatic subtlety, than of chivalry.
»
Gentes dames et damoiseaux, lorsqu'ils
ne perdaient pas leur temps à s'infliger des mutilations physiques à la suite
de voeux stupides, le perdait simplement à draguer et à s'inventer des
aventures romantiques pour ne pas mourir d'ennui dans les châteaux.
L'oisiveté, l'exhibitionnisme, la superficialité et la grandiloquence sont le
propre des aristocraties à toutes les époques. On se complaît dans un
maniérisme archaïque, on se met en scène dans des tournois ridicules, on
s'invente des vies fabuleuses. « Thus a blasé aristocracy laughs at its own ideal. After
having adorned its dream of heroism with all the resources of fantasy, art
and wealth, it bethinks itself that life is not so fine, after all – and
smiles. »
Frères humains qui
après nous...
The Waning
consacre bien sûr une section importante à la vie religieuse, où règnent la
corruption ecclésiastique, un idéalisme stérile et une théologie qui tourne à
vide dans le coupage de cheveux en quatre qui caractérise la pensée
scolastique. Heureusement, la Réforme protestante et l'humanisme naissant
viendront rapidement faire un peu de ménage dans ce fatras de niaiseries, en
parallèle avec la redécouverte des trésors philosophiques et littéraires de
l'Antiquité. C'est d'ailleurs dans le domaine de la pensée et de l'écriture
que l'on peut le mieux mesurer le fossé qui nous sépare de cette période.
Qu'est-ce que ces siècles nous ont légué qui soit toujours pertinent à lire
aujourd'hui? À
part quelques poèmes de François Villon, pratiquement rien.
« The mentality of the declining Middle Ages often seems to us to display an
incredible superficiality and feebleness. The complexity of things is ignored
by it in a truly astounding manner. It proceeds to generalizations
unhesitatingly on the strength of a single instance. Its liability to wrong
judgement is extreme. Inexactitude, credulity, levity, inconsistency, are
common features of medieval reasoning. All these defects are rooted in its
fundamental formalism. To explain a situation or an event, a single motive suffices,
and, for choice, the most general motive, the most direct or the grossest.
(...) From a single case of impartiality reported of the English in olden
time, Olivier de la Marche concludes that at that period the English were
virtuous, and because of that had been able to conquer France. The importance
of a particular case is exaggerated, because it is seen in an ideal light.
Moreover, every case can be paralleled in sacred history, and so be exalted
to higher significance. »
Ce désastre spirituel ne
s'étend heureusement pas à toute la culture. Les chefs-d'oeuvre de la
peinture flamande comptent parmi les joyaux de l'héritage européen. Pour le
reste, la Renaissance, qui marque une étape fondamentale dans l'évolution de
la civilisation grâce à l'invention de l'imprimerie, porte bien son nom: en
renouant avec la sagesse plus rationnelle de l'Antiquité, on a établi les
bases de la société qui, plus tard, communiquera par internet.
Il est de bon ton
depuis quelques années de tenter de redorer le blason du moyen-âge en
expliquant que tout n'y était pas si arriéré, que les femmes y jouissaient
d'un statut plus élevé qu'aux époques précédentes et suivantes, que les
fondements du futur dynamisme européen s'y construisaient graduellement. On
pourra sûrement déterrer quelques phénomènes intéressants si on cherche un
peu sur une période aussi longue. En bout de ligne cependant, je n'ai pas
encore trouvé, dans mon optique d'homme de la fin du 20e siècle, quoi que ce
soit qui me fasse remettre en question l'idée reçue qui veut que de la chute
de l'empire romain à Gutenberg, on ne contemple essentiellement que mille ans
de stagnation.
Au lieu de fantasmer
sur les contes de fée moyenâgeux la prochaine fois que vous serez pris dans
un bouchon de circulation, lisez un bout de The Waning of the Middle Ages,
qui s'absorbe par ailleurs bien à petite dose avec ses courts chapitres. Vous
aurez moins envie de changer de place avec un abruti du 14e siècle prêt à se
faire tuer pour mettre la main sur la relique du Saint Prépuce en Terre
Sainte ou à gaspiller sa courte vie dans quelque autre absurdité du genre.
(*)
Une nouvelle édition plus complète publiée par University of Chicago Press
est aussi disponible depuis un an sous le titre The Autumn of the Middle
Ages.
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