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Il neige en hiver, l'île de France est
paralysée, des gens restent bloqués dans leur véhicule,
et la presse, les usagers, et la sagesse populaire accusent l'état
d'être "incapable de gérer le problème".
Non que les services publics en charge de la route n'aient pas la
possibilité de faire mieux, mais ceux qui réclament des routes
100% praticables 24/7 au motif "qu'on est au XIème
siècle" et que "c'est tout de même incroyable qu'on
sache envoyer des fusées sur la lune mais que l'on soit incapables de
déneiger les routes" sont au mieux mal informés, au pire
de très mauvaise foi. Laissons de côté, pour une fois, la
polémique public-privé ou celle sur les bourdes du
décidément inénarrable Brice Hortefeux, et
intéressons-nous aux tenants et aboutissants techniques et
économiques du problème posé par une chute de neige.
J'ai une mauvaise nouvelle : en France et en plaine, les neiges abondantes
continueront encore de provoquer quelques jours de pagaille par an, et ce
pour deux raisons :
1 - Dans certaines circonstances particulières, il est impossible de
traiter la neige dans des conditions acceptables
2 - Tant que le nombre de journées de "pagaille" est
limité, il est plus rentable de faire avec, et d'apprendre à
gérer ses déplacements en conséquence, que de
dépenser des sommes folles pour transformer à tout prix une
journée un peu rude en jour de circulation "ordinaire".
Détaillons ces différents points, mais avant cela, quelques
rappels institutionnels.
Qui
fait quoi
Rappelons d'abord que si, comme on l'entend, "la DDE ne fait plus
rien", c'est parce que, depuis 2007/2008, les DDE, qui ont d'ailleurs
changé de nom, ne s'occupent plus de routes. Le réseau routier
français a été largement décentralisé et
chaque propriétaire est chargé d'entretenir ses routes, qu'il
dispose pour cela de moyens internes ou qu'il sous-traite la tâche
à l'extérieur : les autoroutes par les concessionnaires, les
nationales par 8 établissements publics (potentiellement
privatisables) interrégionaux, les "DIR", les
départementales par les conseils généraux, les
communales par les communes ou intercommunalités. Chacun chez soi.
Si toutes les routes nationales (et a fortiori les autoroutes) sont
aujourd'hui uniquement des routes importantes et bénéficient en
théorie d'un "niveau de service" élevé
(maintien théorique d'une route "au noir"), il n'en va pas
de même des routes locales. Pour des raisons économiques, chaque
département et chaque grande ville déterminent une hiérarchie
des voies, et priorise celles qui devront être "au noir"
24/7, celles qui seront au noir aux heures de pointe du matin et du soir, et
celles qui ne seront traitées si besoin est que lorsque toutes les
autres routes auront été traitées et ne
nécessiteront pas d'y revenir.
Que déneige-dégèle-t-on et pourquoi ?
Les services en charge des routes font face à deux types de
problèmes en hiver : le verglas et la neige. Jusque-là, pas de
scoop !
La plupart des collectivités publiques concernées mettent en
place un dispositif appelé "viabilité hivernale",
prévoyant que leurs agents ou leurs sous-traitants seront, par
roulement, placés en astreinte, à leur domicile ou plus
rarement dans des locaux adaptés (dortoirs, réfectoires,
etc...), prêts à bondir dans leurs saleuses-racleuses en cas de
phénomène météo. Toute collectivité digne
de ce nom dispose d'un document décliné au sein de chaque
équipe d'intervention déterminant les itinéraires
prioritaires, les points de rechargement en sel, les dosages, les techniques
à utiliser en fonction du type de météo, etc...
Mais ces plans sont rarement conçus, en plaine tempérée,
pour répondre à toutes les situations. Pourquoi ?
Pour simplifier : techniquement, on sait assez bien traiter le verglas par
salage -sauf quelques phénomènes pas toujours bien
prévus par la météo comme certaines formes de pluie
verglaçante- et des chutes de neige "raisonnables" en heures
creuses ou dans des agglomération peu denses. Notamment, neuf fois sur
10, dans les plaines tempérées de notre beau pays, le verglas a
le bon goût de se former en fin de nuit, entre 5 et 7 heures du matin,
ce qui laisse le temps aux engins de salage d'intervenir sans être
dérangés par le trafic. et ça marche : vous n'entendez
pratiquement jamais parler de viabilité hivernale lorsque des épisodes
de verglas nocturne ou matinal se produisent, alors que ces
phénomènes sont fréquents et potentiellement bien plus
accidentogènes que la Neige.
Par contre, traiter des chutes de neige plus abondantes que d'ordinaire en
heure de pointe dans une agglomération à fort trafic est un
problème aujourd'hui peu soluble, et c'est pour cela que lorsque cela
se produit, la télévision en parle. En effet, même si
beaucoup de gens croient le contraire, les techniques de salage ne sont
d'aucun intérêt sur des neiges non superficielles, seules les
techniques de raclage ("chasse-neiges") fonctionnent, les
technologies montagnardes (matériels spéciaux capables de
percer des congères de plus d'un mètre) ne sont que de peu
d'intérêt en plaine sur des épaisseurs limitées,
et une déneigeuse doit pouvoir rouler à au moins 40km/h pour
être efficace. Autrement dit, si la neige choisit de tomber dans une
zone déjà bouchonnée en temps normal en pleine heure de
pointe, alors qu'aucun traitement préventif ne sera réellement
efficace, c'est "la cata" assurée au premier camion qui se
met en travers dans une côte, d'autant plus que chez nous, les
conducteurs auto et PL, peu habitués à la neige, s'y adaptent
mal, accentuant la congestion. Et en matière de côtes, l'ouest
parisien est bien servi.
Quelques réponses technologiques ont été
essayées, comme les chaussées chauffantes ou les
"aspergeurs de sel" immergés dans la route, mais sur des
chaussées à fort trafic, elles n'ont pas donné de bons
résultats : trop chères, pas fiables. Donc le seul moyen de
traiter un fort aléa neigeux serait de multiplier le nombre de
déneigeuses "prêtes à démarrer" en
différents points de la route, et de prendre des mesures coercitives
d'interdiction de trafic poids lourds en cas de prévision de chute de
neige fiable. De telles mesures auraient, aujourd'hui, un coût
prohibitif. Or on ne peut pas déneiger les routes à n'importe
quel prix.
Les investissements nécessaires pour assurer la viabilité
hivernale sont assez élevés. Le décideur ne peut
surdimensionner son effort : les contribuables lui demanderont, si trois
hivers doux se succèdent, à quoi servent ses crédits ou
ses effectifs, et ils auront raison. Le gestionnaire décide donc, en
général, de se mettre en position de gérer environ
90-95% des aléas météo les plus fréquents, dont
le traitement est connu et raisonnablement bon marché, mais accepte
d'avoir à gérer de façon moins performante des
difficultés inhabituelles si un caprice de la nature fait tomber une
neige surabondante en heure de pointe.
Mais quel coût y consentir ?
Si la décision de dimensionner un service hivernal était prise
rationnellement, voici à peu près quelle en serait la
démarche :
Une journée de pagaille provoque une certaine perte en terme de PIB
d'une aire considérée, qu'il n'est pas nécessairement
facile d'estimer, d'autant plus qu'une partie du PIB perdu sera
récupéré dans les jours suivants. En outre, l'on sait
à peu près chiffrer le coût économique de
l'accidentologie résiduelle liée au gel. En admettant que l'on
puisse estimer ces sommes de façon convenable, il devient possible
d'estimer la perte de rentrées fiscales occasionnées par la
neige pour une journée de perturbations. Le problème est
évidemment d'estimer le nombre moyen de journées de neige et de
verglas en année "un peu plus froide que la moyenne", ce qui
ne peut être fait que par référence à des
statistiques passées.
Puis on détermine ce que coûterait à la
collectivité publique l'inaction en terme de rentrées fiscales,
ici abusivement assimilées à du "chiffre d'affaires"
: on a une estimation du coût du dispositif à ne pas
dépasser si l'on est un gestionnaire sérieux des deniers
publics, sachant que les immobilisations sont importantes et leur taux
d'utilisation faible.
Dans des régions tempérées, comme dans l'ouest ou le sud
de la France, où la période 1995-2005 a rarement
occasionné plus de 15 jours, ou plutôt 15 nuits de verglas, par
an, ce coût d'objectif est assez modéré...
L'enveloppe ainsi définie permet-elle de traiter tous les cas ? Ou
faut-il appliquer au déneigement la règle des 80/20 chère
à Pareto ? La réponse ne sera pas forcément la
même à Metz ou à Sarlat.
Bref, tant que les désordres majeurs n'excèderont pas deux
à trois jours par an, il est probable qu'aucun décideur
n'assumera le risque financier de prévoir un "déneigement
intégral tout temps". L'attitude la plus rentable sera de
faire avec les deux à trois jours de "pagaille" en
utilisant le dispositif prévu pour un jour "ordinaire"
au mieux de ses capacités pour tenter d'assurer une circulation en
mode dégradé. Cela n'a rien de choquant sur le principe : dans
les DOM-TOM, la vie passe en mode "ralenti" pendant les deux
à trois jours de cyclone tropical annuel, et tout repart après.
Je doute, toutefois, que toutes les collectivités concernées se
livrent à une telle analyse économique, ne serait-ce que parce
que chaque collectivité suit sa logique propre, et que comme chacune
ne gère qu'une toute petite partie du patrimoine, il est difficile
d'imputer les pertes économiques à l'une ou l'autre : celui qui
déneige n'est pas forcément celui qui reçoit les
rentrées fiscales.
Il n'est évidemment pas question de remettre en cause le principe de
la décentralisation de l'action publique au nom d'un problème
de déneigement des routes, mais il est possible d'envisager qu'au
niveau de l'Ile de France certainement, et des grandes agglomérations
de province aussi, la mise au point d'une sorte de Groupements de type GIE
chargé de la maîtrise d'ouvrage de l'exploitation
routière, et notamment de l'exploitation hivernale, serait un plus. La
gestion de ces GIE pourrait en outre offrir plus de souplesse
économique que les services publics actuels, notamment pour
répondre aux situations extrêmes.
"ça se passe mieux au Canada"
Les contempteurs de l'incapacité de déneiger les routes
prennent souvent exemple sur certains pays étrangers où
"cela se passerait mieux que chez nous".
Le Canada, souvent pris en exemple, peut se permettre de maintenir un
dispositif de déneigement haut de gamme : il est certain que ce
dispositif sera rentabilisé tous les ans sur une période
longue. Par contre, la région parisienne n'est pas dans la même
situation. Rappelons que les hivers de la période 1995-2005 ont
été plus doux que la moyenne et que des abrutis ont "bourré
le mou" des décideurs politiques avec un réchauffement
climatique dont on peine à percevoir les effets, qui devait rendre les
hivers plus courts et moins "neigeux". Au début des
années 2000, un gestionnaire de voirie qui aurait proposé aux
élus locaux de renforcer le dispositif de viabilité hivernale aurait
été regardé de travers par son directeur financier...
Ajoutons que là-bas, les conducteurs SAVENT conduire sous la neige,
équipent leurs pneumatiques en conséquence, et que les
entreprises de transports ont des consignes très strictes pour ne pas
faire circuler les poids lourds à certaines périodes pour
éviter de bloquer les déneigeuses.
Cela n'empêche pas que les récentes tempêtes de neige,
phénomène pourtant régulier dans le nord des USA, ont
provoqué une fois de plus une sacrée pagaille, des blocages de
routes et d'aéroports, des images spectaculaires vues à la
télévision, bref, même les pays fortement exposés
à des aléas récurrents ne sont pas à l'abri de
désordres lorsqu'un événement neigeux sort de
l'épure habituellement rencontrée dans une région
donnée.
Certains commentateurs excédés affirment que "même
en URSS communiste, on savait déneiger les routes" : mais
d'une part, la densité routière de l'ex URSS était assez
risible, d'autre part, les voitures y étaient plus rares que les ours
polaires au Groenland. Facile de passer des déneigeuses dans ces
conditions !
Cela signifie-t-il qu'il n'y ait rien à faire pour améliorer la
situation ? Non. Le fiasco des jours derniers doit inciter l'île de
France -et d'autres- à rechercher des voies de progrès,
techniques ou organisationnelles. Mais ne nous y trompons pas, il n'existe
aucun remède miracle pour les situations les plus critiques, et tous
ceux qui nous abreuvent de yaka et Ifokon, du moment que la facture ne leur
est pas présentée, ne sont d'aucune utilité pour faire
avancer le débat.
Et au lieu, une fois de plus, de tout attendre de l'état, les
automobilistes et chauffeurs de poids lourds doivent comprendre qu'une part
de l'effort leur revient, et que parfois, décaler un départ
d'une heure ou deux pour permettre à la racleuse de passer, est la
meilleure façon de limiter le désordre lié à un
aléa météo de force inhabituelle.
Vincent
Bénard
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