Quatre-vingt ans après Vilfredo Pareto et son Cours
d'économie politique (1896-97) où il expliquait que l'économie
politique était nécessairement "libérale", quarante ans après J.M.
Keynes et sa Théorie
générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) d'où les
hommes de l'état ont tiré leur illusion désastreuse, Alain Wolfesperger
a écrit en 1976 un article intitulé :
"De la contestation de l'orthodoxie à la tentation du sociologisme
chez les économistes".
Le texte a été publié en 1977 par la Revue
française de sociologie, Volume 18, numéro 3, pp. 397-434.
Mais, dans l'article, Wolfesperger ne faisait référence ni à l'un qui ne
s'est préoccupé de sociologie qu'à partir de 1905, ni à l'autre qui, à ma
connaissance, ne s'y est guère intéressé ...
Je retiendrai de cet excellent article qu'il faudrait que chacun eût
lu, son § 8 intitulé "Une tradition française : l'hérésie"
(pp. 411-15).
Je le reprends ci-dessous in extenso avec quelques commentaires
"en italiques entre crochets" :
"Chaque
communauté scientifique nationale, nous l'avons dit, a ses hérétiques plus ou
moins méconnus mais dont la caractéristique commune est d'être minoritaires.
Ce qui fait la spécificité du cas français, c'est que l'hérésie, sous ses
formes évidemment très variées, y est clairement majoritaire.
La majorité des économistes français se définissent par leur refus de
participer aux deux premiers programmes de recherches de la science
économique (ce qui ne veut pas dire, d'ailleurs, qu'ils adhèrent en masse au
programme marxiste).
Ils éprouvent ainsi la double satisfaction de.se sentir non-conformistes
(et donc à l'avant-garde) par rapport au reste du monde où ces programmes
sont largement dominants et de ne pas souffrir de l'isolement et de
l'incompréhension totale puisque sur le plan national c'est l'hérésie (comme
ensemble d'hérésies particulières) qui est, elle-même, dominante.
On pourrait dire, pour reprendre la terminologie de Bourdieu (1976),
qu'ils combinent habilement
- une stratégie de succession nationale et
- une stratégie de subversion internationale.
En laissant de côté le groupe des économistes mathématiciens, l'image qui
vient immédiatement à l'esprit pour décrire la communauté des économistes
français jusqu'à une date récente est celle d'un club dont l'Association
Française de Science Economique était la personnalisation juridique et la
réunion du congrès des économistes dits "de langue française"
l'activité collective annuelle la plus significative (ne serait-ce que par
cette allusion à une langue commune, référence indirecte à ce qui était en
fait un langage scientifique commun).
Ce club fort divisé intérieurement est néanmoins soudé par un certain
nombre de présupposés épistémologiques vagues et de sentiments communs dont
les principaux sont l'aversion pour la science économique orthodoxe et un
certain nationalisme surtout anti-"anglo-saxon" (justifié par la
domination de l'orthodoxie dans les pays de langue anglaise : de là le
recours à une expression du type "l'école française" qui marque
mal, par l'usage de ce seul qualificatif ethnique, à quel point ses
caractéristiques positives sont difficiles à dégager ou les gentillesses dont
on accable les adeptes français de l'orthodoxie : "à la remorque des
Américains", "économistes frankees", etc.).
Une tolérance interne à toutes les formes d'hérésie se trouve donc
associée à une intolérance profonde pour le courant dominant sur la scène
internationale, sauf dans la mesure où un petit nombre de ses partisans, à
condition de rester modestes dans leurs prétentions, peut être considéré
comme représentant une sorte d'hérésie acceptable par rapport au conformisme
anti-orthodoxe du milieu scientifique national.
Mais ce conformisme essentiellement négatif n'est pas toujours
convenablement perçu puisque chacun comme membre d'une chapelle hérétique
très minoritaire peut légitimement avoir le sentiment d'être incompris et
même persécuté (notamment tous les deux ans, à l'occasion du concours
d'agrégation, à l'issue duquel il aura naturellement la conviction que ses
disciples n'ont été reçus qu'en proportion très faible) par une majorité
"de rencontre" entre d'autres chapelles hérétiques nationales qu'il
aura tendance à confondre avec l'orthodoxie régnante dans le reste du monde.
Sans doute chacun s'efforce-t-il d’accroître l'influence de la chapelle à
laquelle il appartient.
Sans doute y a-t-il eu à certaines époques, par alliance entre chapelles,
des tentatives pour imposer un domaine de l'hérésie "acceptable"
(dont les marxistes font parfois les frais).
Mais ces essais sont restés infructueux et aucun groupe n'a pu durablement
s'assurer une position hégémonique.
Le problème devient alors historique.
On
ne peut rendre compte de la diversité des tendances et de l'absence de
domination du courant orthodoxe qui caractérise l'économie politique en
France qu'en revenant aux origines d'une situation qui se perpétue grâce à
divers mécanismes (dont le concours d'agrégation grâce au renouvellement des
jurys qu'il assure) [pour
mémoire et par exemple, cf. ce texte de juillet 2006 sur le jury du
concours d'agrégation de 2003-04].
Il faut d'abord se souvenir, à cet égard, que l'économie dite politique
n'a peut être nulle part mieux mérité son nom que dans notre pays. [Selon
J.B. Say (1815), l'économie politique "... nous enseigne comment les
richesses sont produites, distribuées et consommées dans la société".
Et Charles Gide, dans son ouvrage de 1931 sur le sujet, a changé
"distribuées" par "réparties" !]
Dès l'introduction de l'économie classique en France avec Jean Baptiste
Say, c'est sur des bases principalement politiques qu'elle fut contestée par
un Sismondi (en qui, de façon extrêmement significative, Gide et Rist ont
voulu voir le fondateur d'une "école critique"). [Ce sont
malheureusement les historiens de la pensée économiques, à savoir les
marxistes, qui ont classé les économistes et mis Say
dans l'"économie classique"...].
Même si le groupe des économistes ultra libéraux a pu néanmoins au cours
du XIXe siècle s'assurer une position dominante (mais précisément plus par
référence à un credo politique qu'à une conception scientifique du
fonctionnement de la société), celle-ci n'a pas résisté à la décision du
Gouvernement, en 1878, de répartir les chaires nouvellement créées d'économie
politique sur une base politiquement très diversifiée [sur ce point, cf.
texte de François Facchini (2016) et ce texte de février
2016 qui s'y est référé].
Dès cette époque, l'importance des critères politiques et l'acceptation
(voire la recherche) de la diversité vont marquer le développement de la
science économique universitaire.
Au moment même où il commençait à l'emporter dans les autres pays, le
marginalisme (l'orthodoxie du moment) ratait complètement son entrée sur la
scène française.
Les libéraux en particulier, toujours influents, se sont contentés de
prendre dans cette théorie (au développement de laquelle ils n'ont nullement
contribué) que le peu qui pouvait leur servir à remplir ce qui leur
paraissait, selon les termes de Schumpeter, "leur fonction essentielle
d'économistes : la réfutation des doctrines socialistes" (p.841).
Chaque économiste français, libéral ou non, se voyait plus comme le
défenseur d'une doctrine politique que comme le représentant d'un courant
scientifique.
La Science économique avait été faite par les grands auteurs dont on se
contentait de reprendre les enseignements sous une forme historique
aboutissant généralement à une sorte d'éclectisme sans rigueur.
La fréquentation obligée des juristes du fait de l'insertion des cours
d'économie politique dans les programmes de licence en Droit et l'attachement
unanime aux vertus purement rhétoriques de la leçon d'agrégation prise comme
modèle de l'exposé scientifique (qui permettait de faire passer au second
plan les divergences d'opinion politique et, accessoirement, de conceptions
scientifiques lorsqu'elle auraient risqué de mettre en péril la fragile
harmonie superficielle du "club") s'ajoutaient à cette intense
politisation de la discipline pour réduire l'intérêt pour l'analyse théorique
proprement dite à une place très subordonnée dans les préoccupations de
l'économiste français moyen.
Lorsque le défi du renouveau qu'a connu la science économique dans le
monde anglo-saxon vers les années 1930 (redémarrage de la microéconomie avec
Hicks, reformulation de la macroéconomie avec Keynes) a fini par imposer une
réponse aux économistes français, après un assez long délai de réaction
d'ailleurs (en fait surtout après 1945), c'est presque unanimement qu'ils
choisirent d'éliminer la voie du conformisme scientifique international (à
l'exception, toujours, du petit groupe des "mathématiciens" ou des
"ingénieurs" de la tradition walrasienne qui ne pouvaient que se
réjouir de cette relative conversion des économistes anglo-saxons à la pensée
de leur maître).
Ce n'était pas sur eux qu'il faudrait compter pour participer au
développement de cette science devenue étrange et étrangère
("anglo-saxonne", qui plus est) quoique le caractère apparemment
hérétique au début de l'oeuvre de Keynes n'ait pas été sans séduire certains,
le temps de s'apercevoir que l'interprétation "sociologique" qu'ils
en donnaient ne correspondait nullement à celle des keynesiens dans le reste
du monde.
Le problème qui se pose alors est celui de savoir pourquoi la réponse des
économistes français a été si homogène dans son refus de l'orthodoxie.
De
multiples explications sont plausibles mettant l'accent sur les facteurs
-
"économiques » (coût énorme de l'investissement intellectuel, compte
tenu du retard accumulé),
-
culturels (un excellent économiste orthodoxe, d'ailleurs transfuge du
marxisme le plus classique, et bon connaisseur du milieu, J. Benard, notait
récemment ce "refus a
priori" de la majorité de ses collègues d'utiliser les
concepts et les méthodes de l'analyse économique moderne : "bon nombre
de ceux-ci n'aiment guère au fond raisonner en termes de prix, de coûts, de
profits et de gains, de monnaie et de marché. Ils voient dans ces concepts et
surtout dans les réalités qu'ils traduisent quelque chose de sale et de
malsain : on est certes bien obligé de s'en servir mais vite, dépassons,
dépassons l Précipitons-nous dans le "sociologique" et dans le
"politique » où nous trouverons des relations plus riches de contenu
humain de rapports de force et ... l'Etat" p. 299)
- et
politiques (pour les non libéraux, bien loin pourtant d'être
"extrémistes" en matière idéologique, les implications politiques
attribuées à la théorie orthodoxe, rebaptisée souvent en l'occurrence
"théorie libérale", paraissaient excessives alors qu'elles
semblaient, au contraire, insuffisantes aux plus libéraux pour qu'ils
s'intéressent à son contenu scientifique par la même occasion).
Nous ne reviendrons pas sur ce thème que nous avons abordé ailleurs (cf. Wolfelsperger
1972, 1974 et 1976) et n'insisterons que sur le résultat : la conversion des
économistes français
- d'un éclectisme un peu sceptique
- à un "anti-économisme" convaincu (pour utiliser une formule
inspirée du titre de l'ouvrage, si traditionnel dans son inspiration,
d'Attali et Guillaume) [deux ingénieurs polytechniciens...].
N'ayant à l'origine que des connaissances théoriques rudimentaires et
refusant de s'associer, ne serait-ce que d'intention, à la recherche
correspondant aux programmes orthodoxes, un économiste des années 40 et 50
devant la science économique dominante, qualifiée de
"marginaliste", "anglo-saxonne", voire avec une certaine
audace, de "traditionnelle" et, bien entendu, de
"libérale" ou de "bourgeoise", ne pouvait avoir qu'une attitude
- d'étranger inquiet,
- de quelqu'un que le hasard de sa formation universitaire et les
obligations de son enseignement a mis en présence d'un ensemble suspect a
priori de théories abstraites (d'accès d'ailleurs rendu encore plus
difficile par la double barrière linguistique des mathématiques et de
l'anglais) et qui se trouve, à tous égards, dans la situation de celui qui se
verrait contraint un jour de définir des relations avec un inconnu se
prétendant brusquement comme de son sang :
va-t-il l'adopter ? le rejeter totalement ? lui donner seulement
l'attention minimum que les convenances exigent ?
A l'exception d'une petite minorité, il n'est pas exagéré de dire que les
économistes français ne sont pas encore sortis de cette situation
d'incertitude.
On parle actuellement en France comme dans le reste du monde d'une
"crise" de la science économique.
Celle-ci est réelle mais ne présente pas du tout les mêmes caractères dans
les deux cas.
Dans le monde anglo-saxon nous y verrions surtout les symptômes, un peu
par analogie avec la célèbre "loi" de Tocqueville sur les
révolutions, d'un écart croissant entre
- ce qui était attendu de la science économique et
- ce qu'elle pouvait fournir, même si ses progrès continuaient d'être
indéniables.
En France, il s'agit
- moins d'une crise récente de la science économique
- que d'une nouvelle manifestation de la crise permanente depuis 40 des
économistes français dans leur quête éperdue d'une identité : s'ils ne sont
pas des économistes du courant orthodoxe, peuvent-ils se contenter d'être des
économistes purement négatifs, anti-orthodoxes ?
En dehors du petit groupe de ceux qui ont décidé d'adhérer au marxisme
classique (dont la séduction ne tient pas seulement à son contenu idéologique
mais à sa qualité, pendant longtemps, de seul substitut théorique sérieux
disponible sur le marché) et au delà des engouements passagers après lesquels
ils retombent dans leur morosité intellectuelle coutumière, les économistes
français ne cessent d'attendre leur sauveur, celui qui les délivrera de la
tentation de céder à la pression de l'orthodoxie en leur fournissant la
théorie révolutionnaire à laquelle ils pourront adhérer sans déchoir. "
Tout ce qu'a écrit Wolfesperger dans ce texte n'a pas bougé d'un iota
depuis quarante ans.
Il n'y a rien à y ajouter (même si, pour l'appuyer encore, on pourra lire
ce texte d'août
2015).
Tout cela s'explique aisément quand on n'ignore pas et quand on prend en
considération les conséquences des aides pécuniaires que les hommes de l'état
donnent aux pseudo-savants - surtout quand leur montant ne fait
qu'augmenter dans le temps dans le budget de l'état -, et des
connivences qui en résultent.
En France, leur liste est trop longue pour essayer de l'établir tant elle
devrait mélanger "politiques" et "pseudo-économistes".
Sans l'écrire explicitement, Alain Wolfesperger cache la destruction qu'a
connue l'économie politique en France, science dont avait trouvé
heureusement le chemin, J.B. Say, il y a deux siècles, avec ses ouvrages tels
que, par exemple, son Catéchisme
de l'économie politique (1815).
Quoique italien, Pareto avait contribué à développer en langue française à
la fin du XIXème siècle ce qu'avait dit Say en son début, mais ses travaux
ont été dénaturés dans la décennie 1930 par des économistes des Etats-Unis
d'Amérique (cf. ce qu'ils racontent depuis lors sur la concurrence
imparfaite, à l'opposé de ce qu'a écrit Pareto et ce texte de juillet 2009).
Sans vraisemblablement avoir lu les textes de Say si l'on en croît
Friedrich von Hayek (cf. ce texte
du Mises Institute), Keynes n'a pas hésité à dénigrer certains de ses
arguments, pourtant inattaquables, avec le succès qu'on sait auprès des
hommes de l'état !