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L'hérésie persistante en France.

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Publié le 24 mai 2016
2325 mots - Temps de lecture : 5 - 9 minutes
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Quatre-vingt ans après Vilfredo Pareto et son Cours d'économie politique (1896-97) où il expliquait que l'économie politique était nécessairement "libérale", quarante ans après J.M. Keynes et sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936) d'où les hommes de l'état ont tiré leur illusion désastreuse, Alain Wolfesperger a écrit en 1976 un article intitulé :

"De la contestation de l'orthodoxie à la tentation du sociologisme chez les économistes".

Le texte a été publié en 1977 par la Revue française de sociologie, Volume 18, numéro 3, pp. 397-434

Mais, dans l'article, Wolfesperger ne faisait référence ni à l'un qui ne s'est préoccupé de sociologie qu'à partir de 1905, ni à l'autre qui, à ma connaissance, ne s'y est guère intéressé ...

Je retiendrai de cet excellent article qu'il faudrait que chacun eût lu, son § 8 intitulé "Une tradition française : l'hérésie" (pp. 411-15).

Je le reprends ci-dessous in extenso avec quelques commentaires "en italiques entre crochets" :

"Chaque communauté scientifique nationale, nous l'avons dit, a ses hérétiques plus ou moins méconnus mais dont la caractéristique commune est d'être minoritaires.

Ce qui fait la spécificité du cas français, c'est que l'hérésie, sous ses formes évidemment très variées, y est clairement majoritaire.

La majorité des économistes français se définissent par leur refus de participer aux deux premiers programmes de recherches de la science économique (ce qui ne veut pas dire, d'ailleurs, qu'ils adhèrent en masse au programme marxiste).

Ils éprouvent ainsi la double satisfaction de.se sentir non-conformistes (et donc à l'avant-garde) par rapport au reste du monde où ces programmes sont largement dominants et de ne pas souffrir de l'isolement et de l'incompréhension totale puisque sur le plan national c'est l'hérésie (comme ensemble d'hérésies particulières) qui est, elle-même, dominante.

On pourrait dire, pour reprendre la terminologie de Bourdieu (1976), qu'ils combinent habilement

- une stratégie de succession nationale et

- une stratégie de subversion internationale.

En laissant de côté le groupe des économistes mathématiciens, l'image qui vient immédiatement à l'esprit pour décrire la communauté des économistes français jusqu'à une date récente est celle d'un club dont l'Association Française de Science Economique était la personnalisation juridique et la réunion du congrès des économistes dits "de langue française" l'activité collective annuelle la plus significative (ne serait-ce que par cette allusion à une langue commune, référence indirecte à ce qui était en fait un langage scientifique commun).

Ce club fort divisé intérieurement est néanmoins soudé par un certain nombre de présupposés épistémologiques vagues et de sentiments communs dont les principaux sont l'aversion pour la science économique orthodoxe et un certain nationalisme surtout anti-"anglo-saxon" (justifié par la domination de l'orthodoxie dans les pays de langue anglaise : de là le recours à une expression du type "l'école française" qui marque mal, par l'usage de ce seul qualificatif ethnique, à quel point ses caractéristiques positives sont difficiles à dégager ou les gentillesses dont on accable les adeptes français de l'orthodoxie : "à la remorque des Américains", "économistes frankees", etc.).

Une tolérance interne à toutes les formes d'hérésie se trouve donc associée à une intolérance profonde pour le courant dominant sur la scène internationale, sauf dans la mesure où un petit nombre de ses partisans, à condition de rester modestes dans leurs prétentions, peut être considéré comme représentant une sorte d'hérésie acceptable par rapport au conformisme anti-orthodoxe du milieu scientifique national.

Mais ce conformisme essentiellement négatif n'est pas toujours convenablement perçu puisque chacun comme membre d'une chapelle hérétique très minoritaire peut légitimement avoir le sentiment d'être incompris et même persécuté (notamment tous les deux ans, à l'occasion du concours d'agrégation, à l'issue duquel il aura naturellement la conviction que ses disciples n'ont été reçus qu'en proportion très faible) par une majorité "de rencontre" entre d'autres chapelles hérétiques nationales qu'il aura tendance à confondre avec l'orthodoxie régnante dans le reste du monde.

Sans doute chacun s'efforce-t-il d’accroître l'influence de la chapelle à laquelle il appartient.

Sans doute y a-t-il eu à certaines époques, par alliance entre chapelles, des tentatives pour imposer un domaine de l'hérésie "acceptable" (dont les marxistes font parfois les frais).

Mais ces essais sont restés infructueux et aucun groupe n'a pu durablement s'assurer une position hégémonique.

Le problème devient alors historique.

On ne peut rendre compte de la diversité des tendances et de l'absence de domination du courant orthodoxe qui caractérise l'économie politique en France qu'en revenant aux origines d'une situation qui se perpétue grâce à divers mécanismes (dont le concours d'agrégation grâce au renouvellement des jurys qu'il assure) [pour mémoire et par exemple, cf. ce texte de juillet 2006 sur le jury du concours d'agrégation de 2003-04].

Il faut d'abord se souvenir, à cet égard, que l'économie dite politique n'a peut être nulle part mieux mérité son nom que dans notre pays. [Selon J.B. Say (1815), l'économie politique "... nous enseigne comment les richesses sont produites, distribuées et consommées dans la société".

Et Charles Gide, dans son ouvrage de 1931 sur le sujet, a changé "distribuées" par "réparties" !]

Dès l'introduction de l'économie classique en France avec Jean Baptiste Say, c'est sur des bases principalement politiques qu'elle fut contestée par un Sismondi (en qui, de façon extrêmement significative, Gide et Rist ont voulu voir le fondateur d'une "école critique"). [Ce sont malheureusement les historiens de la pensée économiques, à savoir les marxistes, qui ont classé les économistes et mis Say dans l'"économie classique"...].

Même si le groupe des économistes ultra libéraux a pu néanmoins au cours du XIXe siècle s'assurer une position dominante (mais précisément plus par référence à un credo politique qu'à une conception scientifique du fonctionnement de la société), celle-ci n'a pas résisté à la décision du Gouvernement, en 1878, de répartir les chaires nouvellement créées d'économie politique sur une base politiquement très diversifiée [sur ce point, cf. texte de François Facchini (2016) et ce texte de février 2016 qui s'y est référé].

Dès cette époque, l'importance des critères politiques et l'acceptation (voire la recherche) de la diversité vont marquer le développement de la science économique universitaire.

Au moment même où il commençait à l'emporter dans les autres pays, le marginalisme (l'orthodoxie du moment) ratait complètement son entrée sur la scène française.

Les libéraux en particulier, toujours influents, se sont contentés de prendre dans cette théorie (au développement de laquelle ils n'ont nullement contribué) que le peu qui pouvait leur servir à remplir ce qui leur paraissait, selon les termes de Schumpeter, "leur fonction essentielle d'économistes : la réfutation des doctrines socialistes" (p.841).

Chaque économiste français, libéral ou non, se voyait plus comme le défenseur d'une doctrine politique que comme le représentant d'un courant scientifique.

La Science économique avait été faite par les grands auteurs dont on se contentait de reprendre les enseignements sous une forme historique aboutissant généralement à une sorte d'éclectisme sans rigueur.

La fréquentation obligée des juristes du fait de l'insertion des cours d'économie politique dans les programmes de licence en Droit et l'attachement unanime aux vertus purement rhétoriques de la leçon d'agrégation prise comme modèle de l'exposé scientifique (qui permettait de faire passer au second plan les divergences d'opinion politique et, accessoirement, de conceptions scientifiques lorsqu'elle auraient risqué de mettre en péril la fragile harmonie superficielle du "club") s'ajoutaient à cette intense politisation de la discipline pour réduire l'intérêt pour l'analyse théorique proprement dite à une place très subordonnée dans les préoccupations de l'économiste français moyen.

Lorsque le défi du renouveau qu'a connu la science économique dans le monde anglo-saxon vers les années 1930 (redémarrage de la microéconomie avec Hicks, reformulation de la macroéconomie avec Keynes) a fini par imposer une réponse aux économistes français, après un assez long délai de réaction d'ailleurs (en fait surtout après 1945), c'est presque unanimement qu'ils choisirent d'éliminer la voie du conformisme scientifique international (à l'exception, toujours, du petit groupe des "mathématiciens" ou des "ingénieurs" de la tradition walrasienne qui ne pouvaient que se réjouir de cette relative conversion des économistes anglo-saxons à la pensée de leur maître).

Ce n'était pas sur eux qu'il faudrait compter pour participer au développement de cette science devenue étrange et étrangère ("anglo-saxonne", qui plus est) quoique le caractère apparemment hérétique au début de l'oeuvre de Keynes n'ait pas été sans séduire certains, le temps de s'apercevoir que l'interprétation "sociologique" qu'ils en donnaient ne correspondait nullement à celle des keynesiens dans le reste du monde.

Le problème qui se pose alors est celui de savoir pourquoi la réponse des économistes français a été si homogène dans son refus de l'orthodoxie.

De multiples explications sont plausibles mettant l'accent sur les facteurs

- "économiques » (coût énorme de l'investissement intellectuel, compte tenu du retard accumulé),

- culturels (un excellent économiste orthodoxe, d'ailleurs transfuge du marxisme le plus classique, et bon connaisseur du milieu, J. Benard, notait récemment ce "refus a priori" de la majorité de ses collègues d'utiliser les concepts et les méthodes de l'analyse économique moderne : "bon nombre de ceux-ci n'aiment guère au fond raisonner en termes de prix, de coûts, de profits et de gains, de monnaie et de marché. Ils voient dans ces concepts et surtout dans les réalités qu'ils traduisent quelque chose de sale et de malsain : on est certes bien obligé de s'en servir mais vite, dépassons, dépassons l Précipitons-nous dans le "sociologique" et dans le "politique » où nous trouverons des relations plus riches de contenu humain de rapports de force et ... l'Etat" p. 299)

- et politiques (pour les non libéraux, bien loin pourtant d'être "extrémistes" en matière idéologique, les implications politiques attribuées à la théorie orthodoxe, rebaptisée souvent en l'occurrence "théorie libérale", paraissaient excessives alors qu'elles semblaient, au contraire, insuffisantes aux plus libéraux pour qu'ils s'intéressent à son contenu scientifique par la même occasion).

Nous ne reviendrons pas sur ce thème que nous avons abordé ailleurs (cf. Wolfelsperger 1972, 1974 et 1976) et n'insisterons que sur le résultat : la conversion des économistes français

- d'un éclectisme un peu sceptique

- à un "anti-économisme" convaincu (pour utiliser une formule inspirée du titre de l'ouvrage, si traditionnel dans son inspiration, d'Attali et Guillaume) [deux ingénieurs polytechniciens...].

N'ayant à l'origine que des connaissances théoriques rudimentaires et refusant de s'associer, ne serait-ce que d'intention, à la recherche correspondant aux programmes orthodoxes, un économiste des années 40 et 50 devant la science économique dominante, qualifiée de "marginaliste", "anglo-saxonne", voire avec une certaine audace, de "traditionnelle" et, bien entendu, de "libérale" ou de "bourgeoise", ne pouvait avoir qu'une attitude

- d'étranger inquiet,

- de quelqu'un que le hasard de sa formation universitaire et les obligations de son enseignement a mis en présence d'un ensemble suspect a priori de théories abstraites (d'accès d'ailleurs rendu encore plus difficile par la double barrière linguistique des mathématiques et de l'anglais) et qui se trouve, à tous égards, dans la situation de celui qui se verrait contraint un jour de définir des relations avec un inconnu se prétendant brusquement comme de son sang :

va-t-il l'adopter ? le rejeter totalement ? lui donner seulement l'attention minimum que les convenances exigent ?

A l'exception d'une petite minorité, il n'est pas exagéré de dire que les économistes français ne sont pas encore sortis de cette situation d'incertitude.

On parle actuellement en France comme dans le reste du monde d'une "crise" de la science économique.

Celle-ci est réelle mais ne présente pas du tout les mêmes caractères dans les deux cas.

Dans le monde anglo-saxon nous y verrions surtout les symptômes, un peu par analogie avec la célèbre "loi" de Tocqueville sur les révolutions, d'un écart croissant entre

- ce qui était attendu de la science économique et

- ce qu'elle pouvait fournir, même si ses progrès continuaient d'être indéniables.

En France, il s'agit

- moins d'une crise récente de la science économique

- que d'une nouvelle manifestation de la crise permanente depuis 40 des économistes français dans leur quête éperdue d'une identité : s'ils ne sont pas des économistes du courant orthodoxe, peuvent-ils se contenter d'être des économistes purement négatifs, anti-orthodoxes ?

En dehors du petit groupe de ceux qui ont décidé d'adhérer au marxisme classique (dont la séduction ne tient pas seulement à son contenu idéologique mais à sa qualité, pendant longtemps, de seul substitut théorique sérieux disponible sur le marché) et au delà des engouements passagers après lesquels ils retombent dans leur morosité intellectuelle coutumière, les économistes français ne cessent d'attendre leur sauveur, celui qui les délivrera de la tentation de céder à la pression de l'orthodoxie en leur fournissant la théorie révolutionnaire à laquelle ils pourront adhérer sans déchoir. "

Tout ce qu'a écrit Wolfesperger dans ce texte n'a pas bougé d'un iota depuis quarante ans.

Il n'y a rien à y ajouter (même si, pour l'appuyer encore, on pourra lire ce texte d'août 2015).

Tout cela s'explique aisément quand on n'ignore pas et quand on prend en considération les conséquences des aides pécuniaires que les hommes de l'état donnent aux pseudo-savants - surtout quand leur montant ne fait qu'augmenter dans le temps dans le budget de l'état -, et des connivences qui en résultent.

En France, leur liste est trop longue pour essayer de l'établir tant elle devrait mélanger "politiques" et "pseudo-économistes".

Sans l'écrire explicitement, Alain Wolfesperger cache la destruction qu'a connue l'économie politique en France, science dont avait trouvé heureusement le chemin, J.B. Say, il y a deux siècles, avec ses ouvrages tels que, par exemple, son Catéchisme de l'économie politique (1815).

Quoique italien, Pareto avait contribué à développer en langue française à la fin du XIXème siècle ce qu'avait dit Say en son début, mais ses travaux ont été dénaturés dans la décennie 1930 par des économistes des Etats-Unis d'Amérique (cf. ce qu'ils racontent depuis lors sur la concurrence imparfaite, à l'opposé de ce qu'a écrit Pareto et ce texte de juillet 2009).

Sans vraisemblablement avoir lu les textes de Say si l'on en croît Friedrich von Hayek (cf. ce texte du Mises Institute), Keynes n'a pas hésité à dénigrer certains de ses arguments, pourtant inattaquables, avec le succès qu'on sait auprès des hommes de l'état !

 

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Georges Lane enseigne l’économie à l’Université de Paris-Dauphine. Il a collaboré avec Jacques Rueff, est un membre du séminaire J. B. Say que dirige Pascal Salin, et figure parmi les très rares intellectuels libéraux authentiques en France. Publié avec l’aimable autorisation de Georges Lane. Tous droits réservés par l’auteur
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