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L'histoire
des tarifs douaniers est là pour nous rappeler que certains
intérêts particuliers savent trouver d'ingénieuses
raisons pour soutenir qu'ils devraient être l'objet d'une sollicitude
toute spéciale. Ils commencent par faire faire une déclaration
par leurs porte-parole, exposant leur projet ; et celle-ci semble tellement
absurde que les critiques économistes non intéressés
dans l'affaire ne se donnent même pas la peine de la relever. Mais les
intéressés recommencent à faire exposer le projet, car
si le Gouvernement l'acceptait, leurs affaires prendraient un tel essor
qu'ils n'hésitent pas, en vue de sa réussite, à
enrôler au service de leur cause des économistes
distingués et des « experts en relations publiques ».
L'argumentation des uns et des autres revient si souvent aux oreilles du
public, elles s'accompagne d'un tel luxe de diagrammes, statistiques, courbes
et figures variées, genre portions de gâteau, que l'on a
tôt fait de s'y laisser prendre. Et quand enfin les critiques
désintéressés finissent par comprendre que le danger de
voir adopter un tel projet est imminent, il est généralement
trop tard. Ils n'ont plus le temps, en quelques semaines, de s'assimiler la
question aussi bien que l'ont pu faire les cerveaux engagés depuis des
années pour l'étudier ; on les accuse alors d'être mal
renseignés, et ils font figure d'hommes qui ont la prétention
de vouloir mettre en doute des vérités évidentes.
Cet
aperçu général suffit pour servir d'introduction
à l'histoire de la parité des prix agricoles.
J'ai
oublié à quel moment il en fut question pour la première
fois dans un texte de loi, mais avec l'avènement du New Deal en 1933,
c'était devenu un principe définitivement accepté et qui
se transforma en une loi, et au fur et à mesure des années,
lorsque ses conséquences absurdes se faisaient pourtant
déjà sentir, celles-ci furent également
incorporées dans la loi.
Les
arguments présentés en faveur de la parité des prix
agricoles se résument à peu près ainsi. L'agriculture
est une industrie de base, la plus importante de toutes. Il faut la
protéger à tout prix. De plus, la prospérité de
toute la nation dépend de la prospérité du fermier. S'il
n'a pas le pouvoir d'achat nécessaire pour se procurer des produits
industriels, l'industrie périclite. Telle fut la cause de la
dépression de 1929 ou du moins de notre incapacité de nous en
remettre, car les prix agricoles sont alors tombés très bas tandis
que les prix industriels ne subissaient qu'une dépréciation peu
sensible. Il en résulta que le fermier ne put se procurer aucun
produit industriel, les travailleurs des villes furent réduits au
chômage et ne purent plus acheter de produits agricoles, et la
dépression s'étendit en cercles vicieux sans cesse plus larges.
A cette situation il n'était, assurait-on, qu'un remède, un
seul, et il était bien simple : Ramener le prix des produits agricoles
« au pair » avec le prix des produits dont le fermier a besoin.
Cette parité d'ailleurs avait existé de 1909 à 1914,
à l'époque où la condition du fermier était
prospère. Il fallait donc rétablir cette parité et la
maintenir indéfiniment.
Ce
serait trop long et trop éloigné de notre véritable
sujet, que d'examiner toutes les absurdités contenues dans ce
raisonnement apparemment plausible. Il n'y a aucune raison valable pour que
le rapport entre prix agricoles et prix industriels, qui a existé
à une certaine date ou pendant une certaine période, soit
considéré comme « sacro-saint » ou même comme
étant nécessairement plus « normal » que les
rapports existant pendant aucune autre période. Même si ce
rapport était normal à ce moment là, quelle raison
a-t-on de supposer que ce même rapport devrait être
constaté une génération plus tard, en dépit des
changements considérables qui se seront produits dans l'intervalle
dans les conditions de la production et de la demande ?
Ce
ne fut pas par hasard que la période entre 1909 et 1914 fut choisie
pour servir de base à l'établissement de la «
parité ». Comparativement aux autres prix alors en vigueur, ce
fut, dans toute l'histoire des États-Unis, l'une des plus favorables
à l'agriculture.
Si
le plan avait eu quelque logique ou même quelque
sincérité, on l'eût appliqué à toute notre
économie. Si le rapport entre les prix agricoles et les prix
industriels, tel qu'il exista entre août 1909 et juillet 1914,
méritait d'être conservé indéfiniment, pourquoi ne
pas conserver indéfiniment aussi le rapport des prix existant à
ce moment là entre toutes les marchandises offertes sur le
marché. Une automobile Chevrolet de tourisme à 6 cylindres
coûtait, en 1912, 2 150 dollars ; un cabriolet Chevrolet beaucoup plus
perfectionné coûtait en 1942, 907 dollars ; si on avait «
rajusté » le prix sur la base établie pour la «
parité » des prix agricoles, il eût coûté,
toujours en 1942, 3 270 dollars. Une livre d'aluminium coûtait, de 1909
à 1913 inclus, 22 cents 1/2 ; au début de 1946, son prix
était passé à 14 cents, mais avec la «
parité », il eût coûté, à cette date,
41 cents.
J'entends
bien qu'on s'écrie que ce sont là comparaisons absurdes parce
que chacun sait que non seulement l'automobile d'aujourd'hui est
incomparablement supérieure en tous points à la voiture de
1912, mais chacun sait aussi que son prix de revient actuel n'est qu'une
fraction du coût de production ancien, et qu'il en va de même
pour l'aluminium. Tout cela est vrai. Mais pourquoi personne ne parle-t-il de
l'étonnant accroissement du rendement à l'hectare en
agriculture ? Dans les cinq années qui s'écoulèrent
entre 1939 et 1943, les États-Unis produisaient une moyenne de 260
livres de coton à l'arpent, contre une production moyenne de 188
livres pour la période de 5 ans correspondant aux années 1909
à 1913.
[Il
serait à la fois difficile et discutable d'essayer de mettre à
jour ces deux comparaisons particulières en prenant en compte non
seulement la forte inflation (les prix à la consommation ayant plus
que triplé) entre 1946 et 1978, mais aussi les différences
qualitatives des automobiles de ces deux dates. Toutefois, cette
difficulté ne fait que souligner le caractère impraticable de
la proposition.
Après
avoir fait, dans l'édition de 1946, la comparaison citée plus
haut, j'indiquais que le même type d'accroissement de la
productivité avait également en partie conduit à la
baisse des prix des produits agricoles. « Dans les cinq années
de 1955 à 1959, une moyenne de 428 livres de coton était
cultivée aux États-Unis par arpent (1 arpent = 1 acre =1
demi-hectare environ), à comparer avec la moyenne de 260 livres des
cinq années entre 1939 et 1943 et de la moyenne de seulement 188
livres pour la période de « base » des cinq années
entre 1909 et 1913 ». Lorsqu'on met à jour ces comparaisons,
elles montrent que l'accroissement de la productivité agricole a
continué, bien qu'à un rythme plus lent. Dans les cinq
années entre 1968 et 1972, on cultivait une moyenne de 467 livres de
coton par arpent. De même, dans les cinq années entre 1968 et
1972, on obtenait une moyenne de 84 boisseaux de maïs par acre, contre
une moyenne de seulement 26,1 boisseaux de 1935 à 1939, et une moyenne
de 31,3 boisseaux de blé par acre, contre une moyenne de seulement 13,2
lors de la période précédente. (Édition de
1979, traduit par Hervé de Quengo)]
Les
prix de revient des denrées agricoles subirent aussi une diminution
appréciable du fait d'un meilleur emploi des engrais chimiques, d'une
meilleure sélection des semences et d'une plus grande mécanisation
grâce à l'emploi du tracteur automobile, de la machine à
égrener le maïs, et de la machine à cueillir le coton ;
« dans certaines grandes fermes complètement
mécanisées et gérées selon les méthodes du
travail en série, la main-d'œuvre nécessaire pour produire
autant qu'il y a quelques années se trouve réduite d'un tiers
ou d'un cinquième » (New York Times, 2 janvier 1946 [Bien
entendu, les plans de restriction ont eux-mêmes aidé à
améliorer le rendement agricole par unité de surface
cultivée — premièrement parce que les surfaces que les
fermiers cessèrent de cultiver étaient naturellement les moins
productives ; et, deuxièmement, parce que les prix
élevés soutenus rendaient rentable une augmentation de la dose
de fertilisants par hectare. Ainsi, le plan gouvernemental de restriction
avait un effet contraire à celui recherché. (traduit par
Hervé de Quengo)]). Et pourtant aucun apôtre de la «
parité » ne mentionne ces faits.
Ce
refus d'étendre le principe de la « parité »
à toute l'économie du pays n'est pas la seule preuve que ce
plan ne s'inspire pas de l'intérêt général mais
n'est qu'un moyen mis au service d'intérêts privés. Il en
existe une autre preuve dans le fait que lorsque les prix agricoles dépassent
naturellement le prix « paritaire », ou lorsque la tactique
gouvernementale les y porte, il ne se trouve personne parmi le « groupe
paysan » du Congrès, pour exiger que ces prix soient
ramenés à la parité, ou pour qu'ils soient grevés
d'une pénalité compensatrice. Le système de la
parité est à sens unique, telle est la règle.
2
Sans
nous embarrasser davantage de ces considérations, revenons-en à
l'erreur centrale qui fait l'objet de notre étude, à savoir cet
argument que si le fermier tire de plus grands bénéfices de ses
produits, il peut acheter plus de denrées industrielles et faire ainsi
prospérer l'industrie et conduire au plein emploi. Bien entendu cet
argument ne se soucie pas de savoir si oui ou non, le fermier reçoit,
pour ses produits, exactement les prétendus prix « paritaires
».
Et
pourtant tout dépend de la façon dont ces prix plus
élevés sont obtenus ; s'ils résultent d'un accroissement
de la prospérité générale, d'un accroissement de
la production industrielle et de l'accroissement du pouvoir d'achat des
ouvriers des villes (mais qui ne résulte pas de l'inflation), alors,
et alors seulement, ces hauts prix agricoles sont l'indice d'un accroissement
réel de prospérité, non seulement pour les fermiers mais
pour l'ensemble de la nation. Mais ce que nous discutons ici, c'est
l'accroissement des bénéfices agricoles résultant d'une
intervention gouvernementale. Celle-ci peut prendre différentes
formes. L'accroissement des prix agricoles peut être l'effet d'un
simple décret — c'est la méthode la moins efficace. Elle
peut résulter du fait que le Gouvernement se montre prêt
à acheter au prix « paritaire » toutes les denrées
agricoles qu'on lui offre. Elle peut résulter de prêts consentis
aux fermiers par le Gouvernement pour leur permettre de ne pas jeter leurs
produits sur le marché tant que les prix « paritaires »,
ou des prix supérieurs à la parité, ne seront pas
atteints. Elle peut s'obtenir en obligeant les fermiers à «
limiter » leurs récoltes. En fait, cet accroissement artificiel
des bénéfices agricoles s'obtient généralement
par une combinaison de ces diverses méthodes. Nous nous contenterons
de supposer pour l'instant que, quel qu'ait été le
procédé employé, cet accroissement est devenu un fait.
Qu'en résulte-t-il ? Les fermiers reçoivent une plus grande
rémunération pour leurs récoltes. Leur « pouvoir
d'achat » s'accroît d'autant. Ils sont, pour l'instant, plus
à l'aise et ils achètent plus de produits industriels. C'est
là tout ce qu'aperçoivent ceux qui ne regardent que les
conséquences immédiates des mesures économiques, et ne
voient que les groupes sociaux qu'elles concernent directement.
Mais
il est une autre conséquence, et non moins inévitable.
Supposons que le blé qui, sans cela, se vendrait un dollar le boisseau
soit amené par cette tactique à valoir un dollar et demi. Le
fermier reçoit un demi-dollar de plus par boisseau. Mais grâce
précisément à ce nouvel état de choses, l'ouvrier
des villes, lui, va payer sous forme d'une augmentation du prix du pain, ce
dollar et demi par boisseau de blé. Et la même chose se
répète pour tous les autres produits agricoles. Si le fermier a
un demi-dollar de pouvoir d'achat supplémentaire pour se procurer des
produits industriels, l'ouvrier des villes a précisément la
même somme en moins pour acheter ces mêmes produits. Comme
bénéfice net, l'ensemble de l'économie n'y a rien
gagné. Elle perd dans les villes exactement ce qu'elle gagne dans les
campagnes.
Ce
système entraîne, naturellement, certains changements dans la
répartition des ventes de produits industriels. Les marchands de
machines agricoles et les maisons de vente au catalogue par colis postaux
font de meilleures affaires, mais le grand magasin dans les villes voit ses
ventes diminuer.
Les
choses cependant ne s'arrêtent pas là. Cette politique se solde,
non par un gain net, mais par une perte sèche. Elle ne comporte pas
seulement un transfert de pouvoir d'achat du consommateur des villes ou du
contribuable en général, ou des deux, au fermier. Elle implique
en même temps une diminution arbitraire de la production des
denrées agricoles, afin de faire monter les prix. Cela revient
à une diminution de la richesse publique, car il en résulte
finalement qu'il y a moins de produits alimentaires à consommer. La
façon dont s'obtient cette destruction de la richesse publique
dépend de la méthode spécifique employée pour
faire monter les prix. Elle peut signifier une destruction
systématique des denrées produites — comme lorsque le
Brésil brûle son café. Elle peut signifier une
réduction obligatoire des surfaces ensemencées, comme dans le
cas du Plan A.A.A. (Agricultural Administration Acreage)
américain. Nous examinerons les effets de quelques-unes de ces
méthodes lorsque nous en viendrons à une discussion
générale du contrôle des prix par le Gouvernement.
Toutefois,
nous pouvons déjà indiquer que lorsque le fermier réduit
sa production de blé pour obtenir un prix « paritaire »,
il obtient évidemment une somme plus élevée pour chaque
boisseau de blé vendu, mais il vend moins de boisseaux. Il en résulte
que ses revenus ne s'accroissent pas en proportion des prix. Il arrive
même que certains partisans de la parité des prix s'arment de ce
fait pour réclamer, en faveur du fermier, « la parité des
revenus ». Mais celle-ci ne peut exister que si on lui verse des
subventions aux dépens de l'ensemble des contribuables. En d'autres
termes, on propose d'aider les fermiers, et de réduire encore
davantage le pouvoir d'achat des ouvriers des villes et des autres groupes de
consommateurs.
3
Avant
d'abandonner la question de la « parité », il nous reste
un dernier argument à examiner — un argument mis en avant par
quelques-uns des partisans les plus habiles du système.
«
Évidemment, concèdent-ils volontiers, les arguments
économiques en faveur de la parité des prix ne tiennent pas.
Ces prix paritaires constituent un privilège, c'est une taxe de plus
imposée au consommateur. Mais, par ailleurs, les tarifs douaniers n'en
constituent-ils pas une pour le fermier ? N'a-t-il pas à payer les
produits industriels plus cher à cause de ces tarifs ? Il ne servirait
à rien de mettre un droit de douane supplémentaire sur
l'entrée des produits agricoles étrangers, puisque
l'Amérique a, ici, un surplus net d'exportation. Le système de
la parité des prix agricoles est pour le fermier l'équivalent
de ce tarif protecteur — c'est la seule manière de
rétablir l'équilibre. »
Les
fermiers qui réclamèrent la parité avaient une raison
légitime de se plaindre. Les tarifs douaniers leurs étaient
plus préjudiciables encore qu'ils ne pensaient. En réduisant
l'importation de produits industriels, ils réduisaient du même
coup l'exportation des produits agricoles américains, car ces tarifs
mettaient les pays étrangers dans l'impossibilité de se
procurer les dollars nécessaires pour acheter les produits de notre
agriculture. D'autre part, cela provoquait, par représailles,
l'établissement à l'étranger d'un nouveau barrage de
tarifs protecteurs. Quoi qu'il en soit, l'argument que nous venons d'exposer
ne soutient pas l'examen. Il est erroné même dans l'énoncé
des faits qu'il implique. Il n'existe pas de tarif « général
» applicable à tous les produits « industriels » ou
à tous les produits qui ne sont pas spécifiquement agricoles.
Il y a des douzaines d'industries internes ou d'industries d'exportation que
ne protège aucun tarif douanier. Si l'ouvrier des villes doit payer
ses pardessus et ses couvertures un prix plus élevé du fait de
l'existence d'un tarif douanier protecteur, reçoit-il vraiment une
« compensation » si on l'oblige à payer également
plus cher ses aliments et ses cotonnades ? N'est-ce pas plutôt qu'on le
vole deux fois ?
Supposons
qu'on égalise toutes choses une bonne fois, en accordant une «
protection » égale à tout le monde. Mais c'est à
la fois insoluble et impossible. Mais même à supposer que le
problème puisse être techniquement résolu — on accordera
un tarif protecteur à A, industriel dont les produits sont
concurrencés par l'étranger, une subvention à B,
industriel qui exporte ses produits — il serait impossible de
protéger ou de subventionner tout le monde «
équitablement » ou également. Il faudrait donner à
tout le monde le même pourcentage (dirons-nous le même nombre de
dollars ?) et nul ne serait jamais sûr de ne pas subventionner deux
fois le même groupe ou de n'oublier personne.
Mais
encore, supposons résolu ce problème fantastique. Quel en
serait l'intérêt ? Qui peut trouver son bénéfice
lorsque tout le monde subventionne également tout le monde ? Où
est le profit, lorsque tout le monde perd en accroissement d'impôts
précisément ce que les subventions ou les tarifs protecteurs
lui font gagner ? Nous n'aurions fait qu'imposer la création d'une
armée de bureaucrates inutiles, tous perdus pour la production, mais
indispensables pour assurer l'application de ce beau programme.
D'autre
part, nous pourrions résoudre le problème tout simplement en
supprimant à la fois la parité des prix et les tarifs douaniers
protecteurs. Ces systèmes n'égalisent rien ; ils signifient
simplement que le fermier X et l'industriel Y encaissent l'un et l'autre un
profit aux dépens du contribuable, que tout le monde oublie.
C'est
ainsi qu'une fois de plus les bénéfices supposés d'une
nouvelle mesure d'intervention économique s'envolent en fumée
dès qu'on s'efforce d'en analyser, non plus les effets
immédiats pour tel ou tel groupe, mais les résultats à
longue échéance pour l'ensemble du pays.
Remerciements
: Hervé de Quengo, et traduction par Mme Gaëtan Pirou
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