Les réformateurs ne mettent pas assez
en avant le progressisme de leur programme politique. Sans doute parce qu'ils
ont oublié que l'émergence d'un mouvement politique d'ampleur repose aussi
sur la colère, les besoins et les aspirations d'un groupe social émergent.
Aujourd'hui, en Europe, ce groupe est
représenté par le précariat.
Qu’est-ce que le précariat ?
Le précariat regroupe les travailleurs
qui ont des contrats précaires sur le marché du travail, comme par exemple en
France les CDD, les CNE et les conventions de stages, ainsi que les
intérimaires ou encore les emplois des travailleurs clandestins.
Dans l'Europe sociale-démocrate des
États-Providence, le précariat devient structurel et pour la classe
dirigeante (décideurs politiques, administration, syndicats, professions
protégées, oligarques et capitalistes
de copinage), il s'agit de lui faire supporter tous les risques, toutes
les incertitudes de l'emploi et du chômage.
Il se compose d'une multitude de
personnes souffrant d'insécurité, d'une vie en pièces, étant employées sans
l'être vraiment, à court terme, sans horizon professionnel, incapables de se forger
une identité, précarisés jusque dans leur esprit.
Il y a bien sûr les millions de jeunes
instruits mais frustrés par le chômage, les millions de femmes limitées dans
leur succès professionnel et obligées de choisir entre vie de famille et
emploi, un nombre croissant de personnes portant le masque d'une criminalité
sans victime, des milliers de personnes vues comme « handicapées » et
des millions d'immigrés.
Ils vivent sur le même sol que les
privilégiés mais ont un éventail plus restreint de droits que les autres.
La récupération du précariat par les
extrêmes
Jusqu'à présent, le précariat européen
a été mis en scène par les mouvements étatistes extrémistes dans des
manifestations mal organisées. Mais, comme on le voit dans les pays d'Europe
du Sud, comme on le sent dans les autres pays européens, la situation évolue.
Les extrêmes se mettent en scène comme
les avocats de cette nouvelle strate sociale, vivant cela comme un second
épisode de la lutte des classes. Après la classe ouvrière de l'âge
industriel, le précariat de l'âge des services.
Spoliés par l’État
Étant réformateurs, rappelons-nous
plutôt que l'État-Providence n'est pas le fruit de la lutte des classes mais
le fruit des grandes guerres européennes.
Historiquement, à partir du 18ème
siècle, les dépenses militaires des États ont atteint de nouveaux sommets en
réaction aux menaces d'invasion des États voisins. L'accroissement de ces
dépenses militaires a provoqué l'alourdissement de la pression fiscale et
face au mécontentement des créateurs de richesse donc principaux
contribuables, l'État a été obligé d'octroyer des droits civils et politiques
à un groupe de plus en plus large de la population.
L'appareil d'État issu des guerres totales
de 1870, 1914 et 1939 mais se maintenant en temps de paix sous la forme d'un
État contrôlant directement ou indirectement tous les aspects de la vie des
citoyens, couplé à un suffrage devenu vraiment universel, a fait en sorte que
la satisfaction des différents intérêts privés a depuis occupé l'essentiel de
la vie politique des États européens. On prend à Paul pour donner à Sophie.
Et inversement. Sans fin. Et l’État n’oublie pas de se servir copieusement au
passage.
L'État est la grande fiction selon
laquelle tout le monde vit aux dépens de tout le monde, où les gouvernants
distribuent des privilèges sociaux et économiques pour s'attirer les faveurs
de certains groupes d’électeurs.
Le groupe des privilégiés (les
insiders) craignent de perdre leurs privilèges si la société est reformée et
libérée. Par le passé, les outsiders concentraient leur énergie politique non
pas sur la libération de la société pour tous, mais pour que certains d’entre
eux puissent péniblement s’insérer dans le groupe des privilégiés.
De nombreuses économies européennes se
sont ainsi retrouvées coincées dans cet équilibre insiders-outsiders
résultant en un taux de chômage réel oscillant entre 10 et 20% depuis des
décennies.
L’étatisme favorise les privilégiés
parce qu'il confère un pouvoir économique énorme à l’État et que ce sont les
privilégiés – pas le précariat – qui ont les moyens d’exploiter ce pouvoir.
Les privilégiés sont intrinsèquement mieux placés que le précariat pour
exploiter la puissance de l’État. Ainsi, plus l’État devient puissant, plus
les privilégiés sécurisent leur position.
Le précariat et l’offre politique
Selon l'extrême gauche, le précariat a
émergé de la libéralisation qui sous-tend la mondialisation. Cette classe encore
non consciente d'elle-même est vue comme dangereuse car sa colère amère peut
être récupérée par les populistes d'extrême droite.
Pour l’extrême droite, le précariat est
l’objet d’un rebranding intelligent où les partis concernés jouent sur la
peur des étrangers et de la mondialisation pour justifier encore plus d’État.
Pour les réformateurs, la colère du
précariat est la conséquence directe de l'État-Providence et devrait être vue
comme une opportunité.
Soit elle est récupérée par les
corporatistes de droite ou de gauche et elle servira à consolider le statu
quo de l'État-Providence actuel, rejetant encore une fois le risque social et
économique sur d'autres groupes sociaux au bénéfice des anciens et nouveaux
privilégiés, clients électoraux des partis de droite ou de gauche.
Soit le précariat se révèle sensible
aux messages des réformateurs et un changement de modèle devient possible en
Europe.
Un appel au réveil des réformateurs
La plupart des sociaux-démocrates
européens perdent du terrain. Leur rhétorique est restée coincée dans le
20ème siècle, usant encore de symboles adaptés à une société industrielle
fermée, pas à une société de services ouverte.
Les solutions proposées par tous les
étatistes, de l'extrême gauche à l'extrême droite en passant par les
sociaux-démocrates ? On les connaît. Ce sont les mêmes qu'il y a un siècle,
seuls leurs noms changent quelquefois. Le plus souvent, ils se contentent de
garder le même nom et de rajouter un adjectif à la mode : « solidaire
», « équitable », etc. Mais le principe reste le même. Le contrôle.
Contrôler encore plus. L'État doit tout contrôler. Pour eux, la lutte contre
la précarité passe par le contrôle de l’épargne, du temps, de l'espace, des
connaissances et des échanges entre les personnes.
Cela vous rappelle quelque chose ?
C'est normal, c'est ce qui a été expérimenté depuis un siècle. Avec le
résultat actuel. Un nivellement par le bas. Au lieu d'inciter à la création
de richesse pour éradiquer la pauvreté, on la confisque et on veille à ce que
tous soient égaux dans la pauvreté.
Les réformateurs doivent se réveiller
et réaliser que l’avenir de leurs idées dépend de leur réponse aux besoins,
aux craintes et aux aspirations de ce précariat pour que ses membres puissent
prendre enfin le contrôle de leur vie et participer activement à la société
du 21ème siècle.
Les réformateurs doivent absolument
proposer une vision à la crise systémique de l’État-Providence. J’ai par le
passé esquissé certains éléments de cette vision. Je vous soumettrai
prochainement un programme pour venir concrètement en aide au précariat.
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